Une mort impossible à pleurer
La nouvelle de la mort de Glenn est arrivée plusieurs heures après celle du roi Lambert. Que vaut l'existence d'un ridicule petit chevalier de quinze ans face à celle d'un bon et valeureux souverain ? D'ailleurs, combien de temps a-on trié les corps avant de retrouver celui de Glenn Govan Fraldarius ? Aussi jeune soit-il, ce petit chevalier s'est tout de même sacrifié pour tenter de sauver son roi de l'embuscade qui leur a coûté la vie à tous les deux.
La famille Fraldarius, fidèle vassale de la couronne, a accueilli la mort de son héritier avec effroi. Dans le manoir familial, les endeuillés et leurs invités pleurent et se consolent tour à tour. Seul Felix Hugo Fraldarius, frère cadet de Glenn et nouvel héritier du duché, garde les yeux secs et reste isolé pour ne croiser personne. À vrai dire, il ignore comment se comporter. Penser à son frère agonisant dans l'escorte du roi le met hors de lui. Cette image contraste tellement avec les romans de chevalerie que Glenn lui lisait enfant ! Voilà à quoi mène la vie de chevalier : à la mort. Les belles histoires n'adoucissent pas la peine des vivants.
De nombreux représentants des territoires voisins se sont déplacés pour soutenir les Fraldarius. Les Gautier et les Galatea, amis proches de la famille, ont établi leurs quartiers au manoir. Les héritiers de ces deux maisons, Sylvain Gautier et Ingrid Galatea, ont grandi aux côtés de Felix et Glenn. Ingrid était fiancée à Glenn depuis sa naissance et, au fil des années, ils avaient développé une affection sincère l'un envers l'autre. La disparition de son futur mari a dévasté la jeune fille. Felix évite son amie le plus possible car ses sanglots et son désespoir reflétent ce que lui-même ne parvient pas à exprimer. Pourtant, comme Sylvain le lui a dit ce matin : « C'est en ce moment qu'elle a le plus besoin de nous, bon sang, fais un effort ! ».
Felix n'est pas indifférent à la mort de son frère, loin de là. Il voudrait se terrer en paix dans sa chambre pour mettre en ordre les milliers de souvenirs et d'émotions qui l'assaillent. Néanmoins, son statut de nouvel héritier du duché de Fraldarius lui interdit toute sensiblerie. Il erre donc dans le manoir, les traits tirés, les yeux secs, écartelé entre l'attitude digne qu'on semblait attendre de lui et le garçon triste prisonnier de son esprit. Ce garçon triste n'a qu'une envie : mettre au feu tous les romans de chevalerie du royaume.
Les funérailles se déroulent dans un froid glacial, tel un cauchemar aux ombres floues. Felix n'en retient qu'une phrase, la dernière du discours prononcé par son père Rodrigue Achille Fraldarius : « Glenn est mort tel qu'il a vécu : en parfait chevalier ». Cette sentence frappe Felix plus cruellement que le blizzard de la cérémonie. Comment pourra-t-il un jour pleurer la mort de son frère maintenant que leur propre père l'a qualifiée de parfaite ?
Après l'enterrement, il s'enferme à clé dans sa chambre et parcourt Loog et la fille du vent, un roman que son frère et lui ont lu et relu, tant et si bien que certaines illustrations sont à moitié effacées. Puis, sans y penser, il se retrouve à déchirer les pages une par une. L'ouvrage approche la ruine totale quand Sylvain frappe à la porte. Il dort avec Felix, les autres chambres ayant été réquisitionnées pour les nombreux invités.
Le futur duc ramasse les feuilles éparpillées à la hâte et déverrouille la serrure. Il se jette ensuite sur son lit, les bras croisés derrière la tête, les yeux rivés sur le plafond. Sylvain se laisse tomber sur le matelas aménagé pour lui dans un coin de la pièce, épuisé.
— Ingrid dort enfin. Vraiment, d'où sort-elle toutes ses larmes ? Son corps va se momifier à force de pleurer autant !
Il n'essaye même pas de rire à sa propre plaisanterie. Une mine lugubre remplace son air éternellement gai et insouciant, et il ne s'en cache pas, ce qui est presque plus effrayant que la détresse d'Ingrid. Glenn était son ami aussi, après tout. Felix se réjouit tristement de ne pas être un fardeau supplémentaire pour son ami.
Alors que Sylvain s'installe plus confortablement sur sa couche, un froissement se fait entendre.
— Qu'est-ce que... ?
Felix se lève en un éclair et tente d'arracher la feuille des mains de Sylvain, mais celui-ci tient bon et le repousse fermement. Il s'approche du chandelier et identifie l'illustration sans peine. Lui aussi connait cette histoire par cœur. Il fouille la chambre des yeux et son regard se remplit de compassion quand il aperçoit les pages déchirées que Felix a dissimulées sous son oreiller.
— Felix, c'est... c'est le livre de Glenn ? Qu'est-ce qui t'a pris ? Tu tiens à ce livre plus qu'un moine à sa réputation !
Felix se mord la lèvre, hésitant entre rire nerveux et larmes de désespoir. Son corps opte pour les larmes. La tension accumulée les jours précédents s'évanouit en un instant. Il s'effondre sur son lit, noyant sous ses pleurs ce qui reste de Loog et la fille du vent. Sylvain s'assoit à ses côtés et le prend dans ses bras avec tendresse. Alors que Felix s'agrippe à lui, il dit doucement :
— Je suis là, pleure tout ce que tu veux. Personne ne peut lutter contre le chagrin, pas même toi.
Felix n'a jamais été seul et il ne le sera jamais.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top