Chapitre 5 « Un vrai con celui-là »

De retour chez moi, je tapai dans la barre de recherche YouTube « Jusqu'au bout ». Je cliquai sur la vignette affichant les visages des deux abrutis de la veille.

Dès les premières secondes je compris pourquoi Clem m'avait dit de regarder ce clip. Une danseuse. Je reconnus aussitôt Claire, qui faisait partie des premières danseuses avec moi. J'ignorai qu'elle avait tourné dans un clip de rap, nous étions souvent sollicitées pour ce genre de mises en scène mais rarement par des rappeurs.

Un refrain répétitif avec un message asséné comme un mantra. Bon... ok.
Hakim balançait ensuite un couplet auquel je ne compris strictement rien, à part quelques bribes de phrases. Il avait l'air d'avoir besoin d'un orthophoniste, mais il était bien plus bavard lorsqu'il rappait.

Je n'étais peut-être pas très objective, mais il m'avait quand même renversée avec sa bagnole bling bling, il ne fallait pas attendre de moi une grande charité à son égard.

Le reste de la musique était une succession de messages incitant au dépassement de soi. Ok, ils iraient jusqu'au bout, on avait compris à la première phrase.

Bon au moins, les autres rappeurs articulaient un peu, je comprenais à peu près ce qu'ils disaient.

Est-ce que ma vue me jouait des tours ou est-ce que Ken était vraiment... blond ?

Quelle horreur !

J'envoyai un message à Clem.

Moi : « Si on veut avoir la paix, il va falloir s'entraider » Des génies tes potes non ? Bon j'ai pas détesté, mais je suis pas fan de ce genre de musique. Je connais la danseuse du clip, c'est drôle de la voir là. Juste une chose, j'espère que tu ne laisseras plus jamais ton Ken se teindre en BLOND !

La réponse de la jeune femme ne se fit pas attendre.

Clémentine : « Mon cœur est immense, ça aide pas pour le cardio » de grands paroliers ! Je me fous tout le temps de leurs punchlines t'inquiète ;) Mais en vrai ils ont beaucoup de talent et ils sont loin d'être aussi bêtes qu'ils en ont l'air. Et pour Ken... je sais, c'est affreux.

Le lendemain, à l'entraînement, ma cheville me parut un peu moins douloureuse, j'en fus soulagée, je pourrais peut-être faire une meilleure performance le soir et convaincre Solange et la directrice de me nommer étoile.

Dans les loges, en me préparant à côté de Claire, je pus lui parler du clip qu'elle avait fait avec les rappeurs.

— J'ai vu que tu avais dansé pour un groupe de rap ! C'est original.

Le souvenir de ce clip parut beaucoup l'amuser.

— Pour le $-Crew oui ! C'était énorme ils sont trop cool ces gars. Mais c'était il y a plus de deux ans, comment ça se fait que tu tombes dessus maintenant ?

— Figure toi que deux d'entre eux me sont rentrés dedans en voiture. Et depuis j'ai un peu sympathisé avec la copine de celui qui s'appelle Ken.

Claire écarquilla les yeux.

— Ah bon ? Nekfeu t'est rentré dedans ? Il a une copine lui ? C'est fou quand je l'ai connu c'était un vrai coureur. Pour tout te dire j'ai failli coucher avec lui... Je sais plus pourquoi ça s'est pas fait mais... En même temps quel beau gosse ce mec.

Note pour moi même : éviter à tout prix de mettre un jour Clémentine et Claire dans la même pièce.

— Oui il a une copine, ça a l'air assez sérieux entre eux.

J'ignorai pourquoi, même s'ils m'écœuraient j'avais envie de protéger Clem et Ken. Ou peut-être que je voulais juste défendre les intérêts de la jeune femme, ce n'était pas mon amie mais je l'aimais bien.

— C'est dingue ça ! Dommage... Bref du coup il t'a renversée en voiture ? Mais tu peux danser ? Il était avec qui ?

Je me méfiais de Claire, elle avait elle aussi beaucoup d'ambition et il était hors de question qu'elle sache et répète à tout le monde que j'avais une cheville fragile.

— J'ai rien eu, mentis-je, plus de peur que de mal. En fait le conducteur c'était Hakim, pas Ken. Un vrai con celui-là.

Claire m'adressa un regard perçant et haussa les épaules.

— Je sais pas je t'avoue, il était pas très bavard quand je l'ai rencontré.

C'était le moins qu'on puisse dire, à part pour m'engueuler et lorsque j'étais à moitié inconsciente, Hakim ne m'avait pas adressé un mot.
Quelque chose, je ne saurais dire quoi, m'agaçait profondément chez ce type. Peut-être était-ce simplement le fait qu'il ne se soit même pas excusé de m'avoir tapé en voiture.

Sur scène ce soir là, ma cheville sembla se faire oublier jusqu'à l'entracte. Je me sentais bien. Mais en revenant sur scène, je trébuchais en coulisse, me rattrapant sur ma cheville droite. Un cri de douleur m'échappa aussitôt. Me retournant, je vis Claire m'observer en fronçant les sourcils.

— Ça va Maya ?

— Oui c'est bon.

Je me dépêchais de rejoindre la scène en retenant un nouveau gémissement. C'était vraiment très douloureux, mais il restait la moitié du ballet. Tant pis, j'irais jusqu'au bout.

Curieusement, le refrain écouté la veille au soir résonnait dans mon crâne tandis que je me forçais à rentrer dans mon rôle et à ignorer la douleur lancinante qui brûlait mon articulation.

Chaque piqué, chaque appui, chaque saut, chaque pointe, chaque goutte de sueur me rapprochait un peu plus de mon rêve. Ce n'était pas un stupide accident qui m'en éloignerait.

J'irai jusqu'au bout.

Rah, saleté de rap, sors de ma tête ! hurlai-je silencieusement à mon esprit.

Quand les applaudissements retentirent, un soupir de soulagement m'échappa. C'était fini pour ce soir.

J'enrageais, contre ma cheville, contre ces crétins de rappeurs, contre cette stupide chanson qui m'était rentrée dans la tête.

Lucie m'intercepta alors que je m'apprêtais à quitter l'Opéra.

— Hé ! Maya ! Ça va pas ? T'as l'air bizarre.

Sans savoir pourquoi c'est le moment que je choisis pour exploser.

— J'ai l'air bizarre de quoi ? Putain de merde j'ai une cheville en compote, j'ai envie de mourir tellement j'ai mal, et tout ça à cause d'un connard qui est pas capable de regarder devant lui en conduisant ! À cause de lui j'arrive pas à danser aussi bien que je le voudrais, si Solange l'apprend je suis bonne pour deux semaines d'arrêt et il faudra que j'attende encore un an ou deux avant d'avoir à nouveau la chance de remplacer Léo ! Tu sais ce que ça veut dire ? Lucie, j'ai pas envie d'attendre d'avoir 35 ans pour être étoile. J'en suis capable MAINTENANT !

Mon amie me détailla, médusée par ma tirade.

— Faut que tu te calmes Maya, ça va le faire. Je suis sûre que la pression que tu te mets et les surdoses de travail que tu fournis n'arrangent pas ton état. T'as super bien dansé ce soir, j'aurais jamais imaginé que t'avais mal. Pour tout te dire, j'ai trouvé que t'étais encore meilleure que les fois précédentes. T'étais tellement déterminée, t'es allée au bout c'est tout ce qui compte.

Jusqu'au bout.

Connard de rappeur.

Je soufflai un instant, soulagée que mon malaise ne se soit pas vu sur scène. C'est alors que je vis Claire passer à côté de nous, sans rien dire.

M'avait-elle entendue parler à Lucie de ma cheville ?

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