Chapitre 37-2
— Tu es vraiment longue à la détente, ma pauvre fille ! me dit-il méchamment en me toisant de toute sa hauteur comme si j'étais un ver de vase. Voilà qui protégera notre petit secret. Car cela aurait paru plus que suspect que tu ressortes d'ici comme une fleur, tu ne crois pas ? Sans compter que ton air ahuri a beaucoup ajouté à mon plaisir.
Sur ces mots, il me tourna le dos et partit, me laissant à terre, seule. Je me relevai en tremblant de tous mes membres, conséquence du stress, de la retombée de ma poussée d'adrénaline et de la raclée que je venais de me prendre. Ma main me faisait atrocement souffrir et les élancements de plus en plus violents commençaient à me donner la nausée. De plus, les coups avaient rouvert mes blessures qui s'étaient remises à saigner. Je n'osai pas regarder, de peur que la réalité ne décuple encore ma douleur. Néanmoins, au bout de quelques secondes, je ne pus m'en empêcher. Mon annulaire et mon auriculaire formaient un angle peu naturel et ma main avait déjà commencé à enfler. Je réprimai un haut-le-cœur et me dit que je n'avais plus qu'à aller aux urgences pour qu'ils me les remettent en place, car il n'était pas question que je le fasse moi-même. Le seul problème était : qu'allais-je bien pouvoir inventer à leur intention ? Je m'apprêtais à sortir de la salle quand Hannah entra. Elle me regarda des pieds à la tête sans un mot, puis me tendit la main. Je restai à la fixer bêtement, sans comprendre où elle voulait en venir. Les coups de Charles avaient dû faire plus de dégâts que ce que je croyais.
— Donne ta main, je vais réduire les fractures. J'ai une formation d'infirmière.
Je restais bouche bée, incapable de savoir ce qui m'étonnait le plus. Le fait qu'elle me propose son aide ou le fait qu'une personne comme elle soit infirmière ? Ça ne lui correspondait tellement pas. Elle me sourit doucement, et si je ne la connaissais pas, j'aurais presque pu dire gentiment, puis gâcha tout en ricanant.
— J'ai dit que j'avais reçu la formation, pas que j'étais allée jusqu'au bout. A priori, je n'aurais pas assez d'empathie pour le poste, me dit-elle en haussant les sourcils d'un air interrogateur.
Je ne sais si c'est son semblant de blague ou simplement mes nerfs qui lâchèrent, mais je me mis à rire doucement d'abord, puis de plus en plus fort. Hannah me regarda silencieusement, attendant que je me calme. Une fois ma crise de rire apaisée, je m'approchai d'elle et lui tendis timidement la main. Nous n'étions pas ce que l'on pouvait appeler des amies, loin de là même, et on ne peut pas dire que je lui faisais confiance ; mais à l'heure actuelle, elle était ma meilleure option pour éviter les questions dérangeantes que l'on me poserait inévitablement si je me rendais à l'hôpital.
— Ça va faire mal.
Et sans me donner le temps d'anticiper, elle passa à l'action. Effectivement, « faire mal » était un euphémisme ! Une douleur fulgurante fusa à travers tout mon bras directement à mon cerveau et un éclair blanc anéantit ma vision. Ma tête se mit à tourner et je crus tomber dans les pommes une nouvelle fois. La douleur, même si elle avait été très vive, commença lentement à s'atténuer et à devenir plus sourde et pulsatile.
— Voilà. Immobilise tes doigts et mets de la glace dessus. Dans une semaine ou deux, tout au plus pour toi, il n'y paraîtra plus.
— Merci, lui dis-je simplement.
De toute manière, je ne savais pas ce que j'aurais pu ajouter d'autre.
— Non, merci à toi... pour tout.
Elle avait l'air gêné et regardait ses pieds. Néanmoins, lorsqu'elle eut repris contenance et me regarda à nouveau dans les yeux, je compris qu'elle savait pour l'accord que je venais de passer avec son père. Elle ne m'en parlerait pas, mais elle savait, et son aide ne devait pas être étrangère à cet état de fait. Je ne dis rien non plus et nous quittâmes le bâtiment.
— À ta place, j'éviterais d'aller voir Jude dans cet état, me dit-elle d'une voix basse de conspiratrice avant que nous nous séparions.
Sa petite phrase me fit me demander quelle allure je devais bien avoir, lorsque, plus loin sur la place, j'aperçus mon sac resté là où je l'avais laissé tomber lors du supplice de Jude. J'allai le chercher et, après moult recherches d'une seule main, récupérai le petit miroir portatif qui s'y trouvait. Ne me demandez pas pourquoi j'avais un miroir dans mon sac, moi qui ne me maquille jamais. Je n'en savais rien moi-même. Toujours est-il que pour une fois il me serait utile. Je remis mon sac sur mon épaule et me rapprochai de l'entrée d'un bâtiment pour avoir un peu de lumière. Lentement et parcourue d'une légère appréhension, j'ouvris mon petit miroir pour constater les dégâts. À peine avais-je jeté un coup d'œil à mon reflet que je me figeai. Ma lèvre inférieure était fendue et du sang avait dégouliné sur mon menton pour aller tacher mes vêtements de mouchetures écarlates. De charmants hématomes commençaient à fleurir, principalement sur le côté gauche de mon visage, et mon arcade sourcilière ressemblait à un fruit trop mûr. En résumé, j'étais couverte de sang et avais vraiment une sale tête ! Je rangeai le miroir dans mon sac et commençai à avancer doucement vers le bâtiment de Jude.
Je comprenais mieux la réflexion d'Hannah à présent. En effet, il allait mal réagir. Il allait même être furieux. Le fait que Charles m'ait fait du mal sans qu'il ait pu me protéger allait le rendre dingue, mais ça allait surtout le rendre malheureux ; c'est ce qui me dérangeait le plus. Plus je me rapprochais de chez lui et plus je prenais conscience que j'allais devoir lui mentir à lui aussi. Je ne pouvais pas me permettre le risque de lui dire la vérité. Arriverais-je à être convaincante ? Surtout si nous devenions de plus en plus proches, ce que j'espérais de tout mon cœur. Il avait beau être impossible, il m'attirait trop pour que je ne tente pas le coup. Non, je me mentais à moi-même : c'était beaucoup plus que de l'attirance. Nous n'étions séparés que depuis une heure à peine et je n'avais déjà qu'une envie : le rejoindre ! Pour m'assurer qu'il aille bien et pour être près de lui, tout simplement.
Le constat auquel je parvins pendant ma courte marche était limpide et sans appel : je ne pouvais pas être avec lui dans l'état actuel des choses. Charles ne croirait jamais à mon silence en nous voyant ensemble et se ferait un plaisir de se venger sur lui pour me faire obéir. Ce qui aboutirait très certainement à la mort de Jude. Avec son caractère, il était plus qu'improbable qu'il se laisse faire une deuxième fois sans réagir. Il était hors de question que je lui cause encore plus de souffrances que celles qu'il avait déjà endurées par ma faute en si peu de temps... alors sa mort ? Des larmes commencèrent à me monter aux yeux au moment où je me rendis compte que j'étais presque arrivée sur le pas de sa porte et que je n'allais pas entrer... parce que je ne le pouvais pas ! Je n'allais pas pouvoir tenir ma promesse et que ce soit pour le bien du plus grand nombre ne suffisait pas à me consoler, loin de là. Cela me fit presque plus mal que toutes mes blessures combinées. Mon chagrin formait une grosse boule dans ma gorge qui semblait vouloir m'étouffer, mais malgré ça, mes larmes n'arrivaient pas à couler.
Je ne sais pas combien de temps je restai là, les yeux dans le vide, à contempler sa porte, tout en essayant de me persuader que ce n'était pas la meilleure chose à faire, lorsque je pris finalement conscience de toutes les choses posées sur son perron. Il y avait de la nourriture, des fleurs et même quelques bougies allumées. Je restai là le cœur serré à observer ces témoignages anonymes de sympathie et de soutien envers lui, et me dis que finalement ces gens méritaient bien le sacrifice que je faisais pour eux. C'était rassurant de voir que je n'étais pas la seule qui ne cautionnait pas les méthodes barbares et archaïques de Charles. Au fond, dans l'histoire, le monstre c'était lui, et je me promis que d'une manière ou d'une autre je le ferai tomber.
Je n'avais aucune idée du quand et du comment, mais je ferai tout ce qui était en mon pouvoir pour y parvenir. Worth pourrait peut-être m'y aider ?
Il me fallut toute ma volonté pour tourner le dos à mon possible avenir avec Jude et m'en aller, non sans lui avoir glissé un mot laconique sous sa porte dans lequel je lui expliquai que j'allais bien et que je rentrais chez moi. Mes pieds me semblaient peser une tonne et mon cœur me hurlait de faire demi-tour, tandis que ma perfide conscience, elle, me disait que je faisais le bon choix. Je finis quand même par partir sans même aller voir Féline. C'était dire dans quel état de détresse émotionnelle je me trouvais. Pourtant, sa douce présence amicale m'aurait sans doute fait du bien. J'avais beau avoir envie de la voir et de m'assurer qu'elle allait bien, je voulais surtout partir d'ici le plus vite possible avant de craquer et d'aller me jeter dans les bras de Jude pour tout lui raconter.
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