Chapitre 22-1


— Qu'y a-t-il ? lui demandai-je dans un souffle, les yeux écarquillés par sa réaction et son brusque revirement, me doutant que ce devait être grave.

— Aria a disparu, dit-il d'une voix blanche tout en se baissant pour ramasser son téléphone.

Il dut se rendre compte à mon silence que je ne savais pas de qui il parlait puisqu'il ajouta :

— C'est la petite fille de Charles, elle n'a que huit ans...

— Mon Dieu ! Ils commencent à s'en prendre aux enfants ?

J'étais atterrée. J'avais beau ne pas porter Charles dans mon cœur, cette fillette n'y était pour rien et personne ne méritait ça, pas même lui.

— Oui. Nous n'avons plus le choix, il faut tenter le coup, dit-il d'un ton suppliant et résigné à la fois. Si tu es toujours d'accord, bien sûr...

Je ne lui répondis même pas, me contentant de lui jeter un regard plus qu'éloquent sur ce que je pensais de sa question idiote.

— Je t'avoue franchement que la raison principale qui me poussait à te dissuader de faire quelque chose d'aussi risqué est qu'il y a de fortes chances qu'ils soient tous morts... Tu en es consciente ? me demanda-t-il doucement avec un petit regard d'excuse.

Là encore, je ne répondis rien et me contentai de le fixer en attendant qu'il poursuive.

— À ce moment-là, j'estimais que le jeu n'en valait pas la chandelle, même si j'ai autant envie de savoir ce qui leur est arrivé que toi. Mais maintenant... c'est différent. L'enlèvement d'Aria a changé la donne. Ce n'est qu'une enfant et elle n'a disparu que depuis deux heures. Nous avons encore une chance de la retrouver en vie.

— Si tu es prêt à le faire, tu sais très bien que moi aussi, lui répondis-je d'une voix que j'espérais calme et décidée, avant de le regarder droit dans les yeux pour qu'il sache que je ne flancherais pas.

— Bien... Viens-là, me dit-il gentiment en s'asseyant sur le canapé et en tapotant la place à côté de lui.

Je le rejoignis un peu tremblante. Je m'apprêtais à faire quelque chose de fort probablement irréversible, il y avait de quoi être nerveuse. Il fallait que cela soit fait avant que Worth n'arrive. On ne connaissait pas les potentiels effets secondaires et on aurait peut-être besoin de temps pour s'en remettre. Mais du temps, nous n'en avions pas, alors autant faire ça le plus rapidement possible. Cela nous éviterait aussi de trop réfléchir, ce qui n'était pas plus mal. C'est ce que nous pensions tous les deux ; bien que nous n'ayons échangé aucune parole, le regard avait suffi.

Jude sortit un petit couteau d'un fourreau habilement dissimulé dans sa manche (cet homme était une véritable armurerie sur patte, ma parole !), m'attira contre lui de son bras droit, puis s'entailla légèrement le poignet gauche, comme je l'avais fait quelques jours auparavant, avant de me le mettre sous le nez.

— Bois.

Je restai figée. Incapable de faire quoique ce soit d'autre à part regarder le sang couler paresseusement de la blessure, si légère qu'elle était déjà en train de se refermer.

— Tu sais, je t'ai volontairement dépeint les pires scénarios possibles pour te dissuader, mais la vérité est que nous ne savons pas du tout à quoi nous attendre. Ce ne sera peut-être pas si noir, ni permanent finalement, me souffla-t-il gentiment à l'oreille.

Je ne sus déterminer avec précision qui il voulait le plus rassurer, lui ou moi. Cela étant, ça n'avait pas grande importance. C'est moi qui avais eu cette brillante idée, à moi d'assumer maintenant. Je pris une grande inspiration pour me calmer, puis approchai son poignet, de nouveau entaillé, de ma bouche.

Je me rendis rapidement compte que respirer était une mauvaise idée, l'odeur doucereuse et métallique du sang me donnait la nausée. Je retins donc mon souffle, fermai les yeux et posai la bouche sur la plaie. Ça ne coulait pas assez abondamment pour que je puisse vraiment « boire », je me contentai donc de lécher la blessure un peu comme un chat son lait et heureusement, car cela fut une horrible épreuve du début à la fin.

Je devais lutter à chaque seconde contre l'envie de tout recracher et contre mes haut-le-cœur de plus en plus violents. Au bout d'un temps qui me parut interminable, je repoussai son poignet le plus loin possible de moi et tentai de respirer tant bien que mal par la bouche pour que l'odeur n'aggrave pas ma nausée.

— Ça va aller... C'est fini, me murmura-t-il doucement tout en me caressant le bras en un apaisant geste de va-et-vient.

— Il faut que j'aille me rincer la bouche, arrivai-je difficilement à prononcer alors que je me ruais d'une démarche incertaine vers la salle de bain.

Je fis cela le plus rapidement possible et évitai de me regarder dans la glace. Comme cela ne suffisait pas, je fouillai fébrilement le meuble sous le lavabo et y trouvai une brosse à dents encore dans son emballage, ainsi que du dentifrice. Je me brossai trois fois les dents et la langue les yeux fermés. La couleur rosée de la mousse que j'avais entraperçue au début m'avait convaincue de ne pas regarder une nouvelle fois, sous peine de finir la tête dans la cuvette des toilettes. Quand le goût atroce eut totalement disparu et que je pus enfin respirer à nouveau plus normalement, je fus frappée par plusieurs choses.

Les odeurs me paraissaient... amplifiées. Je pouvais par exemple donner tous les composants du gel douche posé sur la baignoire à l'autre bout de la salle de bain, malgré la bouteille fermée. Deuxièmement, j'avais l'impression qu'on m'avait enlevé un voile de devant les yeux. Tout m'apparaissait beaucoup plus net et surtout beaucoup plus détaillé. Enfin, je ressentais la présence de Jude comme jamais. Je savais qu'il se trouvait dans la chambre, même s'il ne faisait pas un bruit et que la porte était fermée, j'en étais certaine. Je pouvais même affirmer qu'il était assis sur le lit, la tête dans les mains et qu'il était paniqué.

Cela m'interpella assez pour me distraire de mes nouveaux sens. J'avais vu Jude céder un nombre incalculable de fois à la colère, quelquefois à l'abattement mais jamais à la panique. Qu'est-ce qui l'effrayait donc autant ? Je sortis de la pièce d'eau et m'approchai de lui doucement pour ne pas le surprendre.

— Ça va ? lui demandai-je.

— Mon Dieu, c'est quoi cette espèce de bourdonnement incessant ? J'ai l'impression de ne plus être tout seul dans ma tête, geignit-il.

J'ouvris des yeux ronds. Alors là ! Jude semblait partager mes perceptions psychiques surdéveloppées, pourtant je ne captais rien de spécial. Puis, comme si elles n'attendaient que le moment où je m'intéresserais enfin à elles pour se manifester de nouveau, elles me submergèrent. Les sensations étaient beaucoup plus intenses qu'avant et surtout mon rayon d'action semblait beaucoup plus large !

Je captai un flot d'émotions et de sensations venant des différents animaux présents dans la campagne alentour – nous n'étions d'ailleurs pas loin d'un troupeau de vaches. C'était... grisant et envahissant à la fois. J'étais encore en train de me demander quoi en penser et comment gérer ce nouveau niveau de perception, quand un nouveau contingent d'émotions m'assaillit. Je me mis à ressentir de la panique, de l'incompréhension et je sentis une peur sourde et ancienne m'envahir. C'était totalement inédit pour moi comme sensation, déroutant et dérangeant, et surtout comme enveloppé d'une senteur familière, me rendis-je compte subitement. J'étais en train de capter les émotions de Jude en direct... Misère !

Sous l'effet de ma propre panique, cette fois-ci, je me forçai à rebâtir mes défenses et à fermer mon esprit à toutes perceptions extérieures. J'étais tellement choquée et j'avais tellement peur de capter des choses que je n'avais ni l'envie ni le droit de savoir, que je voulais me fermer le plus complètement et le plus hermétiquement possible aux agressions extérieures, bien que je n'y sois encore jamais parvenue jusqu'à présent. Au bout d'un temps indéfini et de beaucoup d'efforts, ce fut enfin le silence.

C'est à ce moment que j'appréhendai vraiment la force avec laquelle je bridais moi-même mes perceptions. Bien que Charles et Jude me l'aient déjà dit à plusieurs reprises, je n'avais pas réellement pris conscience de l'étendue et de la force de mon contrôle mental. Je l'appréciais désormais à sa juste valeur. Qu'est-ce que ce silence était reposant, il en était presque assourdissant parce que... il n'y avait plus rien ! C'était tellement inattendu et inhabituel pour moi, que pendant un instant, je ne sus plus où je me trouvais. Puis, avant de m'écrouler sur le tapis, je préférai m'assoir mollement sur le lit afin de reprendre mes esprits.

Que venait-il de m'arriver ? Avais-je réellement « entendu » les émotions d'une autre personne ? Cela ne s'était jamais produit auparavant, ou alors je ne m'en étais pas rendu compte, ce dont je doutais fortement. Alors pourquoi maintenant et pourquoi, pour la première fois également, arrivais-je à me couper totalement de mes « aptitudes » ? Quelle gourde... Les fameux effets secondaires inhérents à mon ingestion du sang de Jude. Lui avait hérité de mes aptitudes à percevoir les émotions, et moi j'avais hérité de son contrôle de soi hors du commun. Sans oublier que cela avait dû booster mes propres capacités.

Tout semblait se bousculer dans ma tête. J'étais sous le choc. Une tonne de questions tournait en boucle dans mon cerveau. Cela serait-il permanent ? Cela concernait-il seulement Jude ou également les autres métamorphes, voire les humains ? Constatant sûrement que je n'avais pas un comportement habituel, Jude se redressa pour me regarder, les yeux mi-clos comme s'il souffrait d'une horrible migraine. Cela eut le mérite de me ramener sur terre et je finis de me convaincre que les réponses à toutes ces questions apparaîtraient d'elles-mêmes bien assez tôt de toute façon. Pour l'instant, il fallait avant tout que j'explique à Jude ce qui lui arrivait, car le moins que l'on puisse dire, c'est que ce devait être déroutant pour lui qui était habitué à tout contrôler.

— Tu es en train de faire l'expérience de ce que je ressens... si je ne canalise pas mes « aptitudes ».

— Non, ça doit être autre chose, m'interrompit-il brusquement. Je n'ai jamais ressenti une chose pareille, même avant ma première métamorphose.

— Eh bien chez moi, ça se manifeste comme ça. Bien que je pense que tu goûtes à la version amplifiée par notre échange de sang.

— Comment tu fais pour ne pas devenir folle ? grogna-t-il en se prenant la tête dans les mains, dans l'intention inconsciente de faire cesser le vacarme qui sévissait dans sa tête.

Il dut voir l'ombre passer dans mon regard, car avec un effort évident, il abaissa sa main pour venir doucement saisir la mienne. Il commença à ouvrir la bouche, certainement pour s'excuser, quand il la referma soudainement et me regarda d'un air à la fois étonné et soulagé. Puis sans dire un mot, il me lâcha, ne put retenir une grimace de douleur et me reprit la main presque aussitôt, la serrant tellement fort qu'il me fit mal. Il s'en rendit compte presque instantanément et desserra son étreinte sans pour autant me lâcher. 


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