Chapitre 17-2
Il m'ignora. Rien de nouveau jusque-là. Il s'appuya d'une main sur la portière ouverte, de l'autre sur le toit de la carrosserie et se pencha de façon à ce que sa tête se trouve au niveau de celle de l'inspecteur.
— J'ai reçu l'ordre de ne rien vous révéler. Mais comme j'estime que c'est une grosse erreur de jugement... je vais passer outre, grogna-t-il tout en forçant Worth à soutenir son regard. J'espère vraiment que vous êtes digne de confiance et que votre offre d'aide n'était pas des paroles en l'air, car je risque gros... très gros même, en vous faisant confiance.
Il le dévisagea intensément pendant une longue minute, comme s'il lui faisait passer un test.
— Mais si cela peut permettre de sauver des vies, je suis prêt à tenter le coup.
Il émanait de lui une sensation à la fois d'obstination résignée et de désespoir qui me dérangea. Lorsqu'il se tourna vers moi, je l'interrogeai du regard, mais il se contenta de me fixer, un petit sourire triste aux lèvres, avant de s'adresser de nouveau à notre compagnon d'infortune.
— Et de votre côté, qu'en est-il ? Si ce qui vous pousse n'est qu'une curiosité mal placée, je vous conseille de me le dire tout de suite, et on en restera là.
— Je suis flic et cette affaire m'interpelle depuis le début ! Sans parler du comportement plus que suspect de mademoiselle Jones. J'ai horreur de laisser une enquête inachevée... De plus, je vous ai promis de retrouver votre amie, dit-il en s'adressant à moi, et je tiens toujours mes promesses. Je ferais tout ce que je peux pour vous aider, tant que cela n'interfère pas avec mon travail et ne met la vie de personne en danger. Mais comme je l'ai déjà dit, je ne chercherai pas à en savoir plus que nécessaire...
— Très bien, suivez-moi alors, nous dit Jude dans un soupir.
Une fois sortis du véhicule, nous nous dirigeâmes vers la maison. Jude marchait devant nous et je constatai avec étonnement qu'il semblait boiter légèrement. Ce qui n'était pas le cas dans les bois tout à l'heure... Je fronçai les sourcils et le regardai de nouveau plus attentivement, en prenant bien soin d'éviter de laisser mes yeux s'attarder sur ses fesses. Il ne manquerait plus qu'il me prenne pour une voyeuse. Non, sa démarche avait l'air normal. Ce devait être moi qui me faisais des idées. Je secouai la tête. Je ne savais plus où j'en étais. Toute cette histoire était véritablement en train de me rendre dingue. Au moment de franchir la porte, qui ne tenait plus que par un gond rouillé, Jude fit une courte pause.
— Pas de questions ! gronda-t-il d'un ton ôtant toute envie de désobéir.
Au moment où je franchis la porte, je perçus comme un voile fin passer sur ma peau et de petits fourmillements me parcourir tout le corps. L'air sembla alors onduler autour de nous et je reconnus la sensation caractéristique de la magie du sort de camouflage chez Charles. La pièce délabrée, remplie de mauvaises herbes et de morceaux de gravats, se transforma sous nos yeux en un salon rustique mais accueillant, doté d'une grande cheminée qu'entouraient un canapé et deux fauteuils. Sur la gauche, une cuisine minimaliste se partageait l'espace restant avec une table entourée de quatre chaises. Même si j'avais compris ce qu'il se passait à la minute où l'air s'était mis à chatoyer autour de moi, je n'en restai pas moins les yeux écarquillés l'espace de quelques secondes.
L'inspecteur Worth, quant à lui, avait l'air d'un gamin ayant aperçu le Père Noël un soir de réveillon. Ses yeux brillaient et il regardait partout d'un air abasourdi. On ne pouvait pas lui en vouloir, ça faisait un sacré choc la première fois ! Un bon point pour lui, il n'ouvrit pas la bouche et, une fois sa surprise passée, attendit sans un mot la suite des évènements. Jude alla se mettre dos à la cheminée et nous invita d'un geste de la main à nous installer dans les sièges situés face à lui. Nous déclinâmes tous les deux et tout le monde resta donc debout, dans un silence pesant.
— Ici nous sommes en sécurité. Cette maison est un refuge. Normalement, rien ni personne n'est censé pouvoir nous trouver ici. Donc allez-y, posez vos questions. J'y répondrai dans la mesure du possible.
— Tout d'abord, pourquoi avoir pris la fuite tout à l'heure dans les bois ? Qu'est-ce qui t'a effrayé à ce point ? lui demandai-je, bien que je susse qu'il s'adressait à l'inspecteur et non à moi. Néanmoins, la tournure de sa phrase m'avait rappelé qu'il avait dit « choses » et non « personnes » pour désigner ce qui nous poursuivait, et ce terme ne me rassurait pas du tout.
— Le problème est là, c'est que je ne sais pas ce que c'était. J'ai capté leur présence, mais ça ne ressemble à rien que je connaisse. C'est pour cela que j'ai brouillé les pistes au maximum et que je vous ai amenés ici. Ne jamais sous-estimer son ennemi, surtout si on ne le connaît pas, répondit-il d'une voix posée et détendue à l'instar de sa posture de plus en plus décontractée, accoudé à la cheminée.
— Justement, si vous ne savez pas ce que c'était, comment pouvez-vous être certain de leur hostilité ? intervint l'inspecteur. Si ça se trouve, ça n'avait peut-être aucun rapport avec nous ? Bon, allez-vous enfin m'expliquer clairement ce qu'il se passe ? Ah, et au fait, parlez-moi de cette balle et de la raison pour laquelle vous vouliez que je la trouve ? Car c'est bien vous qui l'avez mise là ? m'interrogea-t-il.
Bien que ce fût à moi que s'adressait la deuxième question, ce fut Jude qui répondit et je le laissai faire avec soulagement.
— Vous pouvez être certain qu'ils étaient là pour nous... et ne me demandez pas comment je le sais, car je ne vous répondrai pas. En ce qui concerne la balle, c'est effectivement Christina qui l'a mise là pour que vous la trouviez, car nous avons besoin de savoir de quels matériaux elle se compose, sans avoir à répondre à trop de questions. C'était la solution idéale, sauf que l'on est tombé sur Colombo, railla Jude avec un petit ricanement.
— Je vais décider de le prendre comme un compliment, lui répondit-il sur le même ton. Cette balle vient d'où et qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle est différente des munitions classiques ? Surtout, pourquoi avez-vous pris la peine de la nettoyer ? Auriez-vous quelque chose à vous reprocher ?
Worth avait remis son masque d'inspecteur et sa main n'était pas loin de son arme. À première vue, il ne faisait toujours pas confiance à Jude et le croyait même responsable de quelques crimes inavouables, apparemment.
— Nous l'avons nettoyée car nous ne voulions pas que vous vous intéressiez de trop près au sang qui se trouvait dessus.
— Oui, ça me paraît un peu évident ! Ce qui me dérange, c'est la raison de cette précaution.
— La raison, voyez-vous, c'est que c'est le mien et que je voulais éviter qu'on ne l'examine de trop près, dit Jude avec un petit sourire provocateur, alors qu'il soulevait son tee-shirt et pivotait pour montrer le bas de son dos à l'inspecteur.
Je restai un instant sans voix. Je ne m'attendais pas à ce qu'il y aille si franchement, sans compter que sa blessure était quasiment dans le même état que la veille, rouge et boursouflée. Pour le peu que j'en savais, ce n'était pas normal du tout. Il fallait donc que l'on sache rapidement en quoi étaient faites ces munitions, car elles étaient a priori spécialement conçues pour tuer des métamorphes. Cette révélation visuelle me fit soudain prendre conscience de la réalité effrayante de la situation, et le comportement de Jude me parut tout de suite beaucoup plus cohérent. Il y avait urgence !
La réalité dont mon cerveau avait à tout prix essayé de me protéger était en train de me revenir en pleine figure, et bien évidemment c'était tout sauf le bon moment. Je chancelai et, pour ne pas que cela se remarque, m'appuyai d'une hanche contre le dossier du canapé. Ce n'était pas le moment de flancher. Je reportai mon attention sur l'inspecteur quand je l'entendis pousser une exclamation de surprise alors qu'il s'approchait pour examiner la blessure de plus près.
— Cette blessure date de quand ? Elle n'a pas un très bel aspect, dit-il en palpant délicatement les bords de la plaie.
Jude eut un petit mouvement de recul, mais, à ma grande surprise, le laissa faire sans rien dire.
— Elle date d'hier, dit-il en rigolant doucement. Mais vous avez raison pour l'aspect. Je ne devrais quasiment plus avoir de marque du tout, et comme vous le voyez, ce n'est pas le cas. Surtout que c'est la plus belle des trois, si je puis dire.
— Hein ? lâcha Worth en reculant précipitamment comme s'il faisait face à un crotale particulièrement dangereux, tout en secouant la tête d'un air incrédule en contemplant le dos toujours exposé de Jude.
— Ce n'est pas... Oui, oui, je sais... pas de question, dit-il en levant les mains en signe d'apaisement devant le regard d'avertissement que Jude lui lança. Mais vous ne pouvez pas me balancer ça et vous étonner que je sois surpris ! Quoique finalement, cela explique bien des choses, murmura-t-il en fixant ostensiblement mon bras, avant que son regard interrogateur ne remonte jusqu'au mien.
— Bon résumons... Vous vous êtes pris trois balles hier. Qui, vu l'emplacement d'une des plaies, a au moins dû vous perforer le foie, sans que vous en ayez la moindre séquelle ! Bon, passons, dit-il en secouant la tête d'un air incrédule et les yeux écarquillés. En quoi la composition de la balle est-elle importante ? Que je sache quoi chercher exactement.
— Ces balles n'auraient pas dû faire tant de dégâts... pas à quelqu'un comme moi. Sans Christina, je serais mort, dit-il de façon très détachée. Je n'entrerai pas dans les détails, mais ces munitions ont été spécialement conçues pour tuer des personnes telles que moi, et il se trouve que quatre d'entre nous ont disparu et nous ne pensons plus que ce soit une coïncidence.
Nous lui expliquâmes du mieux que nous le pûmes tout ce que nous savions et ce que nous attendions de lui, en évitant de lui donner trop de précisions.
— D'accord, je vais emmener cette balle au labo et demander d'accélérer les choses. Et de votre côté ?
— C'est le côté « pas de questions ». Nous vous tiendrons au courant si nous trouvons quelque chose d'intéressant.
Les deuxhommes échangèrent leurs numéros de portable et nous reprîmes la voiture pourraccompagner l'inspecteur jusqu'à la sienne, que nous avions laissée à l'oréede la forêt dans la matinée. Il me demanda d'un air tendu, tout en ne quittantpas Jude des yeux, si je voulais qu'il me raccompagne jusqu'au commissariat oùj'avais laissé mon véhicule. Je déclinai poliment vu la crispation et l'aura demécontentement qui émanèrent instantanément de Jude, semblant dégoutter de luicomme de l'eau. De plus, nous devions nous atteler à la tâche difficile deretrouver la trace des autres disparus. Nous partîmes donc chacun de notrecôté.
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