Chapitre 1-1
*Version non corrigée*
— Eh bien, il y a du monde ce soir ! Tu t'en sors ma belle ? me héla Jack, un habitué inoffensif qui se frayait un chemin jusqu'au comptoir.
— Jusqu'à présent je gère, lui répondis-je un sourire professionnel plaqué sur mon visage fatigué. Qu'est-ce-que je te sers ?
Je préparai sa commande machinalement, sans vraiment écouter ce qu'il me disait, enchaînant les verres à une cadence folle. Je commençai à ranger un peu, le dos tourné vers la salle, lorsque je la sentis. Cette sensation indéfinissable et universelle qui vous assure que quelqu'un vous observe.
Je me figeai quelques secondes avant de me retourner avec naturel, m'attendant à me retrouver nez-à-nez avec un poivrot énamouré... mais rien ! Je survolai la salle du regard. Là non plus, rien qui ne sortait de l'ordinaire à cette heure de la nuit. Aucune nouvelle tête depuis au moins une demi-heure d'ailleurs, ce qui n'était guère surprenant étant donné l'heure tardive et la localisation de l'établissement.
Nous nous trouvions dans un des quartiers deDétroit que la crise économique avait frappée de plein fouet. Si avant cet établissementse faisait pompeusement appeler le « Royal English Pub », à présentce n'était plus que le « Bruce café ». Ce qui, à l'image de sonnouveau patron, était tout de suite beaucoup moins classe. Ce dernier, dénué detoute originalité, avait laissé l'endroit tel qu'il l'avait trouvé, vieillot etdécrépit. Enfin, d'après l'avis général. Pour moi, les boiseries sombres,l'éclairage plus que tamisé et les meubles bons pour la brocante, donnaientbeaucoup de charme à cet endroit. Avis apparemment partagé, puisque depuisquelque temps, la clientèle commençait à se diversifier, rendant l'atmosphèreplus chaleureuse et conviviale.
— Dis Chris, j'te paie pas pour rêvasser...alors remets toi au boulot ! beugla Bruce, mon patron décérébré, confortablement installé dans son bureau, ses grosses fesses coincées dans son fauteuil.
— Toujours aussi aimable, grommelai-je en reprenant mon torchon, l'esprit toujours accaparé par cette étrange sensation. Et je m'appelle Christina, ajoutai-je un peu plus fort.
Je n'appréciais pas ses élans de familiarité.
— Pourquoi tu lui réponds ? Tu sais très bien qu'il le fait exprès, me dit Cassie en posant son plateau rempli de verres sales sur le bar.
Elle secoua la tête avant de lever les yeux au ciel, un petit sourire espiègle sur son joli visage de poupée.
Cassie, charmante petite blonde aux yeux verts, était ma collègue, ma colocataire mais surtout ma meilleure amie. La seule en fait. Toujours perchée sur des talons aiguilles et dotée d'un optimisme inébranlable, nous n'aurions pas pu être plus dissemblables, mais je l'adorais.
Je lui devais tout, mon logement, mon travail et même si celui-ci n'était pas terrible, il avait au moins le mérite d'être fixe. C'était déjà bien plus que ce que je n'avais jamais eu jusque-là. De plus, elle m'hébergeait depuis six mois. Les six mois les plus heureux de ma vie. Car pour la première fois, j'avais le sentiment d'avoir une famille, de compter un peu pour quelqu'un. En un mot, je me sentais presque normale et cela c'était tout nouveau pour moi.
En effet, d'aussi loin que je m'en souvienne, j'avais toujours été « différente ». Petite, je pensais qu'il était normal d'entendre des voix dans sa tête. Malheureusement, je découvris de manière brutale que ce n'était pas le cas. Je fus très vite mise à l'écart, cataloguée de bizarre, débile et j'en passe, par mes petits camarades. Ce qui ne pardonne pas, surtout lorsqu'on est élevé dans un orphelinat.
Ma côte de popularité ne s'arrangea pas lorsque, n'ayant pas su tenir ma langue, je me retrouvai deux semaines en observation dans un hôpital psychiatrique. J'en revins traumatisée et c'est là-bas, recluse dans un coin de ma grande chambre blanche, que je compris que mon salut résidait dans le mensonge.
— Hé Cris, t'es avec nous ? me demanda cette dernière d'une voix douce, me sortant soudain de mes pensées.
— Je repensai juste à notre rencontre, lui résumai-je pour ne pas qu'elle insiste plus que nécessaire, tout en commençant à nettoyer le bar.
— Oh, c'est de l'histoire ancienne tout ça, n'y penses plus. Rrrr... cette musique me tape sur les nerfs ! ajouta-t-elle avec une grimace exagérée, tandis qu'elle retournait en salle débarrasser les dernières tables.
Elle avait raison bien sûr et ressasser le passé ne servait à rien, mais je me sentais nerveuse ce soir. Ce qui me rendait morose et me rappelait des souvenirs que j'aurais préféré oublier.
En premier lieu, mon enfance chaotique et malheureuse due à mes "particularités", que je n'avais pas su cacher assez tôt. À l'époque j'étais jeune et naïve, état de fait qui n'avait pas duré longtemps d'ailleurs, pensai-je avec amertume en regardant un groupe d'étudiants enjoués quitter bruyamment la salle. Ils représentaient exactement ce que je n'avais jamais connu. Raison pour laquelle, à présent, je prenais bien garde à ce que personne ne découvre mon petit secret et surtout pas Cassie. Si elle apprenait que j'entendais des voix et cicatrisais à une vitesse anormale, elle ne me verrait plus de la même façon, ou pire, elle partirait en courant et son amitié m'était bien trop précieuse pour que je prenne le risque.
— Hé oh Christina, t'es avec nous ? Ça fait deux minutes que je te parle ! m'interpella Cassie en agitant sa main devant mes yeux.
— Oh pardon, désolée. J'étais juste dans la lune, ça va passer...
— Tu sais qu'il faudra bien que tu en parles à quelqu'un un jour ? me dit-elle soudain sérieuse, une pointe d'inquiétude, voilant ses jolis yeux.
— De quoi ? lui répondis-je avec innocence, consciente que mon petit manège ne la duperait pas une seconde.
— De ce à quoi tu penses quand tu crois qu'on ne te voit pas... et qui te rend triste.
Je la regardai pendant quelques secondes et surprise par sa franchise, ne sus quoi lui répondre.
— Oui... sûrement, finis-je par lui dire dans un soupir, mais...
— ...pas maintenant. Je sais, termina-t-elle sur un ton compréhensif et un peu déçu. Bon, j'ai encore deux tables à nettoyer et je me sauve. Tu devrais te dépêcher un peu !
Elle s'éloigna avec un petit clin d'œil à mon intention. La chanceuse était de service en salle aujourd'hui et terminait donc en premier. Nous alternions les postes tous les deux jours, d'après notre « patron » c'était plus productif. Il m'incombait donc de faire la fermeture. Elle rentrerait avec le dernier bus tandis que je profiterais de la voiture. Elle finit de débarrasser les dernières tables branlantes avec sa grâce habituelle, avant de se diriger vers les vestiaires son tablier à la main.
— Allez, à tout à l'heure ma belle.
Puis elle m'envoya un baiser et franchit la porte, un grand sourire aux lèvres. Au moment de la fermeture il ne restait plus que deux piliers de bar complètement bourrés et à moitié avachis sur le comptoir. Mon patron au lieu de s'en charger lui-même préféra me refiler la corvée de les mettre dehors, tandis qu'il restait, comme à l'accoutumé, rivé à son fauteuil. J'avais beau ne pas être grosse, voire maigre de l'avis de certain, j'étais grande et assez musclée par mon début d'existence nomade pour que cela ne me pose pas de problèmes particuliers. Si l'on exceptait l'odeur nauséabonde que dégageaient les deux poivrots !
Une fois mon devoir terminé, je m'empressai de sortir avant que Bruce ne trouve autre chose d'indispensable à me faire faire. Je fis une brève halte sous l'auvent troué, le temps de sortir mes clefs de voiture. Dans ce quartier et à cette heure de la nuit on ne savait jamais ce qu'il pouvait arriver. Je préférai donc pécher par excès de prudence. Car trouver des clefs, de nuit, au fond d'un sac à main, tout en marchant... bref, sans commentaire !
À peine avais-je fait un pas sous le crachin humide et pénétrant que la sensation d'avoir un regard rivé dans mon dos revint en force et m'inonda instantanément d'une sueur collante et glacée. Au prix d'un gros effort sur moi-même, je ne me retournai pas et continuai à marcher d'un pas rapide, mes clefs serrées convulsivement dans ma main, l'une d'entre elle dépassant d'entre mes doigts.
Le trajet d'ordinaire plutôt court me parut avoir duré des heures, lorsque j'arrivai enfin à la voiture, nerveuse et essoufflée. J'eus beau scruter les environs avec attention pendant que je m'échinai à débloquer la serrure récalcitrante, rien d'anormal ne me sauta aux yeux. Je verrouillai donc les portières, soulagée, sans oublier de me traiter intérieurement de parano tout en priant pour que notre vieille poubelle démarre.
Au bout de la troisième tentative, mon calme et ma patience avaient disparus pour de bon. À tel point que je me sentais prête à retourner au bar pour demander à Bruce de me ramener chez moi. C'est dire si j'étais désespérée ! Je m'apprêtai à contrecœur à sortir du véhicule quand une ombre indistincte traversa subitement mon champ de vision. Je sursautai violemment, mon cœur se mettant à battre la chamade dans ma poitrine.
— Qui est là ? demandai-je bêtement d'une voix tremblante. Bruce, c'est toi ?
Évidemment personne ne me répondit ! À la limite de la panique, je tournai une dernière fois la clef dans le démarreur et faillis pleurer de soulagement lorsque le vieux moteur toussota pour finalement se mettre en route. Je ne perdis pas une seconde et parti en trombe, laissant même un morceau du pot d'échappement sur le bitume.
Mon trajet se déroula dans le stress le plus complet, mais sans incident mécanique majeur. Je me garai devant le vieil immeuble, pour une fois presque heureuse de contempler sa façade décrépite. Enfin, immeuble, un bien grand mot pour définir ce rectangle de béton à moitié aveugle, couvert de tags et normalement voué à la démolition, il y avait de cela au moins une décennie. L'avantage était que tout le pâté de maisons partageait le même état de délabrement avancé, ce qui nous évitait d'être trop embêtées par les voisins et par les gangs qui se disputaient les quartiers plus peuplés et donc plus juteux pour les affaires. Bien que ce soir, cet isolement fut plus un inconvénient qu'un avantage.
Je me ruai dans le hall d'entrée toujours convaincue d'être épiée, sans pour autant en avoir la certitude absolue. Je gravis péniblement les quatre étages pieds nus (évidement il n'y avait pas d'ascenseur) mes chaussures à talons à la main, afin de pouvoir courir plus facilement si nécessaire. Je poussai la porte du couloir en douceur pour éviter qu'elle ne grince et me dirigeai vers notre appartement, qui par chance se trouvait à côté des escaliers.
La pénombre glauque qui régnait dans le couloir désert ne fit rien pour arranger mon état de stress. Je pénétrai dans notre appartement, tremblante et le souffle court et m'empressai de tirer tous les verrous, rassurée de me sentir enfin en sécurité.
Une fois à l'abri à l'intérieur, je laissai la peur et la panique refluer et contemplai l'environnement familier avec soulagement. Contrairement à ce que l'on aurait pu croire de l'extérieur, il était très agréable. Cassie l'avait repeint intégralement en blanc et décoré avec du mobilier d'occasion récupéré à la décharge mais auquel elle avait su redonner une nouvelle vie, grâce à des tissus et des coussins disposés avec goût, tirant ainsi avantage de la petitesse de la pièce et la rendant cosy et chaleureuse.
Enfin un peu rassérénée, je posai mes affaires en vrac sur le canapé et m'apprêtai à filer sous une douche bien méritée, lorsque je me rendis soudain compte du silence inhabituel.
D'ordinaire quand Cassie était là, il y avait toujours de la musique. Sans compter que la première arrivée préparait toujours une collation que nous partagions ensemble. C'était devenu notre petit rituel. De nouveau inquiète, je me dirigeai vers le coin cuisine et vis le post-it orange fluo, collé sur le frigo.
« Désolée, Duane a appelé. Besoin de mon aide, ne m'attends pas. Cassie. »
Arg... Typique de son crétin de frère, toujours à se mettre dans les ennuis et à appeler sa sœur pour l'en sortir ! me dis-je partiellement rassurée. Cassie était vraiment trop patiente et gentille avec ce cas social. Mais bon, je supposais que lorsque l'on avait une famille, même nulle, on y tenait.
Cependant le ton du message me dérangeait. Un style aussi laconique ne ressemblait pas à Cassie. Les ennuis de Duane devaient être plus importants que d'habitude. J'espérais juste que mon amie n'aurait pas à en subir les conséquences. Néanmoins toujours inquiète et ébranlée par mon étrange soirée, je vérifiai si je n'avais pas de message et tentai de la joindre à mon tour, sans résultat. Je décidai donc de réessayer plus tard et me dirigeai enfin vers la salle de bain.
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