Chapitre 31 (partie I)

Mon corps n'est plus qu'une masse endolori, bien que je ne sache pas ce qui me fait le plus mal entre mon cœur, ma tête et ma gorge. C'est comme si je venais de passer non pas dans une machine à laver mais à travers, le laissant aucune partie de mon corps intacte. 

Je peux sentir le métal sur ma langue et entendre le tambour continuer de tourner dans ma tête. Mon cœur est chargé d'eau qu'il ne parvient pas à renvoyer vers mes yeux, pour une fois. Et pourtant, je ne sens pas le dur métal sous ma peau, mais la fraîcheur de l'herbe mouillée. Je suis de retour dans un jardin. Non. Un parc. 

Un terrain qui appartient au passé, à des souvenirs lointain. Des souvenirs. C'est ce que l'on retient d'une vie. Debout dans ce carré vert vide, je contemple les objets laissés à l'abandon. Un en particulier attire mon attention. Il y a la vieille balançoire rouillée... On devine une sorte de couleur rougeâtre sous la rouille. 

En vérité, elle était orange. D'un bel orange, comme celui d'une clémentine. Elle nous avait emmenés très haut cette balançoire ! Je me rappelle encore du rire d'Aignan quand il volait au-dessus du sable, il se sentait puissant, invincible... 

Il riait de tout, de rien. Il riait à cause de la hauteur, ou alors juste parce qu'il sentait le vent contre son visage. Puis, quand il descendait de cette balançoire, il courrait vers l'arbre. Un gros arbre, massif, à larges branches. Il essayait toujours de monter le plus haut possible, pour aller voir les écureuils et essayer d'en attraper un. 

Papa le tenait tandis qu'il montait le long du tronc, s'arrêtant sur la première branche rencontrée pour nous offrir une petite grimace de douleur comme s'il était monté seul, cherchant à nous impressionner peut-être.

Je me rappelle m'asseoir sur ce banc, celui qui se trouve sur la droite et le voir monter en roulant des yeux, faisant semblant d'être épatée... Maman le regardait aussi, mais plus distraitement, un bras passé autour du torse de son mari, jetant des regards circulaires pour vérifier que les autres familles ne nous prenaient pas pour des fous.

Au bout d'un moment, elle finissait par laisser tomber et me rejoindre sur le banc pour me prendre dans ses bras, passant une main sur mon crâne tout en fixant son fils qui babillait tout seul sur sa branche. 

Je voyais les jolis yeux bleus d'Aignan pétiller de joie, ses cheveux emmêlés en permanence retombant sur son crâne d'enfant. Je revois sa tête surgir de derrière une branche en hiver, ou dans un épais tas de feuille en été. 

Je peux même encore m'entendre lui rappeler de ne pas aller trop vite, ni trop loin, le menaçant de monter le chercher s'il n'obéissait pas alors que j'avais peur de grimper aux arbres, trouvant le risque de chute trop élevé. Finalement il revenait toujours vers moi en courant. Il s'accrochait à moi, me suppliant de rester plus, d'aller se doucher après. Il était heureux ici. 

Ce parc, c'est une consolation, me rappeler nos moments heureux et paisibles. Avant... Avant. Aujourd'hui, la peinture est sans doute partie, les cordes probablement introuvables, la balançoire a complétement rouillé. Elle n'emmènera plus personne en haut.

Le tambour reprend de plus belle, essorant petit à petit mon cœur lourd et empli de tristesse, tandis que la sensation d'herbe se dissipe au profit du sol dur et froid sous mon dos. 

Le souvenir retourne au fond de ma mémoire, avec les autres, que mon Intelligence Artificielle ayant la voix de ce petit frère disparu tente tant bien que mal de les trier, les faisant remonter à intervalles réguliers afin de ne pas me submerger comme au moment où ils sont tous revenus. 

Ma bouche desséchée se déforme en une grimace douloureuse lorsque mon cerveau lui impose ce souvenir. Mon Intelligence a fait de son mieux. Il lui a fallu une demi-heure pour retrouver le contrôle de ce tsunami de souvenirs et cela fait plus d'une heure qu'elle (il ?) les classe, les range et me les fait doucement revivre. 

Les premiers concernaient mes parents, leurs noms, leurs âges, leurs apparences physiques, leurs travails, nos relations... Je peux les revoir dans la cuisine, préparant le petit déjeuner. Ou alors dans leur laboratoire, sous la maison, m'apprenant à quoi sert chaque fiole, chaque bocal, chaque poudre de couleurs. 

J'entends encore la voix grave mais douce de mon père lorsqu'il récitait le nom des étoiles pour m'aider à m'endormir, ou la voix posée de ma mère quand elle voulait que je range ma chambre ou que j'aille dormir après avoir passé la journée à programme Ben. 

Je me souviens de ça aussi, de Ben. L'Intelligence Artificielle sur laquelle je travaillais, qui devait me permettre de m'assister dans les travaux du quotidien, d'agir comme l'ami que je n'aurai jamais. 

Parce que je me souviens aussi, je n'allais plus à l'école depuis l'âge de cinq ans et demi, depuis que j'ai été fichée comme ayant un Q.I élevé. J'ai un Q.I de 220. Mais pour l'instant, ce n'est qu'un chiffre, qu'une donnée sans la moindre importance.

Après les souvenirs de mes parents, puis de Ben-Chi, mon I.A m'a laissé tranquille quelques minutes, probablement pour finir son tri et éviter de surcharger ma mémoire émotionnelle. Je pense que je comprends désormais le sens du mot « déshydratée ». 

Il n'y a probablement plus une seule goutte d'eau dans mon corps. Je ne crois pas avoir pleuré une seule fois devant mes souvenirs, trop occupée à en observer chaque détail, de peur de les voir s'effacer ou de me réveiller sans d'ici une heure ou deux. 

Mais cela fait maintenant presque cinq heures qu'ils jouent dans ma tête sans montrer aucun signe de disparition. Un plateau-repas a été posé dans ma cellule sans que je ne sache par qui. Probablement quelqu'un qui me pensait endormie. 

En même temps, c'est sûrement la théorie la plus probable pour n'importe qui pouvant entrer et me voir allongée sur le sol, les yeux clos, sans bouger. J'en ai profité pour boire un peu, sans réussir à me débarrasser de la sensation eu agréable de déshydratation. 

Maintenant, je revis les souvenirs qui concernent Aignan et notre relation. Une relation si douce et pure que si j'avais mangé mon repas, j'aurai probablement vomi en me rappelant comment elle s'est terminée. Il ne méritait pas ça. 

 Et une partie de moi s'en veut d'avoir oublié, de ne pas avoir eu de déclic en le voyant dans les faux-rêves à l'hôpital, quand il était encore bébé. Une autre partie de moi comprends pourquoi le mot « écureuil » m'a fait tiquer, mais aussi pourquoi j'ai eu si peur d'être confrontée à mon I.A dans mes rêves : la culpabilité d'être celle qui est en vie. 

Le syndrome du survivant. Plusieurs noms, mêmes significations. Je m'en veux d'avoir survécu, mais aussi de l'avoir caché ailleurs. De ne pas avoir suivi les directives de ma mère, de ne pas l'avoir gardé avec moi. 

Pourtant je me souviens de ce jour, je sais que j'ai cru faire ce qu'il y avait de mieux étant donné des circonstances : deux personnes cachées à deux endroits différents sont plus difficiles à retrouver que deux personnes au même endroit. Et les statistiques ont rarement tort.

Comme il y a plusieurs heures, les souvenirs s'arrêtent pendant un instant, me permettant de souffler. Je me redresse, ouvrant les yeux et me masse doucement l'arrière du crâne qui n'a pas apprécié de rester aussi longtemps sur le sol dur et froid de ma cellule. J'inspire profondément, m'attendant à tout moment de repartir dans mes pensées dès que mon I.A aura fini de trier le reste. 

Je suis soulagée d'avoir enfin les réponses à la plupart de mes questions, au sujet de ma famille, de mon passée, de la voix dans ma tête, de ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Et je sais aussi que ma voix est de retour. Je sais que si le cri de l'enfant m'a paru si réel, c'est parce que j'ai crié aussi. 

Mon mutisme était lié à un choc émotionnel et quel autre choc émotionnel aurais-je pu vivre en cinq ans de coma, si ce n'est l'exécution de mon petit frère d'une balle dans la tête ? Pourtant je n'ose pas essayer. 

J'ai peur de ne pas réussir à parler, de me rendre compte qu'à force de ne plus utiliser ma voix, je l'ai perdue, ou quelque chose du genre. Après tout, peut-être que les androïdes ont réussi à rendre mon mutisme permanant avec leurs fichus sérums, qui sait ? Je ne veux pas être de nouveau déçue. 

J'ai appris à vivre sans ma voix, je peux continuer. Sans parler du fait que je me suis fait des amis ici, des gens qui ont appris à m'apprécier en tant que Felidae-cassée, Felidae-muette. 

Et si jamais ils n'aimaient pas qui j'étais ? Même si, techniquement, je ne serais plus jamais la Felidae que je redécouvre dans mes souvenirs. Cette petite fille-là a vu trop de choses, trop de violence... 

Elle a grandi, tout simplement. Pourtant, je dois apprendre à composer avec cette enfant, si je veux être utile aux Survivants. Il faut que je réapprenne à utiliser mon Q.I, quoi que cela veuille dire.

Ça veut dire quoi « haut potentiel détecté » Papa ?, demande une petite voix fluette depuis le canapé.

Mon regard est fixé sur l'écran holographique du salon, sur lequel les résultats de mon test d'aptitude cérébrale sont affichés. Je me souviens de ce jour. Je venais d'avoir cinq ans. Je ne savais pas encore que dans quelques mois, j'allais être sortie de mon école et cloîtrée dans ma maison au point d'oublier ce que le mot « société » signifie. 

Je déchiffre rapidement les données, qui sont toutes affichées d'une horrible couleur verte fluo qui me pique les yeux. Il y a un 99% en Comportement, un 95% en Activité Physique, un 61% en Relation Humaine et un 100% en Activité Cérébrale. 

Mais le détail qui m'intrigue est bel et bien le « haut potentiel détecté » affiché en bas de l'écran et qui semble déstabiliser mon père. Je ne parviens pas à savoir s'il est heureux de voir ce résultat ou s'il aurait préféré que mes résultats soient moins bons. 

Il observe l'écran depuis quinze minutes sans rien dire, son regard se promenant de résultat en résultat, lisant aussi les petites lignes explicatives que je n'arrive pas à déchiffrer entièrement. 

Les mots sont là, mais je crois que mon cerveau ne veut pas faire l'effort de les lire, peut-être par peur de ce que je pourrais y découvrir ? Finalement, mon père passe une main sur ma tête et m'adresse un sourire chaleureux, la sensation de son anneau de mariage froid sur mon front me faisant frissonner.

— Ca veut dire que tu es très intelligente et que tu feras de grande chose dans la vie, Felidae Davyn, m'explique-t-il, ce qui me fait sourire à mon tour.

Son sourire détourne mon attention d'enfant de la lueur de tristesse qui s'allume dans ses yeux lorsque ses prunelles tombent sur la ligne « Relation Humaine ». Mon petit moi émet un petit cri de plaisir et hoche la tête, ses yeux retournant fixer les trois petits mots qui ont changé ma vie à jamais.

Je secoue la tête, laissant le souvenir retourner au fond de ma tête, avec les autres. Mes sourcils sont froncés tandis que le regard triste de mon père continue de tourner devant mes yeux. Savait-il déjà ce qu'il se passait à l'extérieur des murs protecteurs de notre maison ? 

Avait-il déjà conscience de ce qu'il lui faudrait me faire pour que je survive ? Est-ce pour cela qu'il regarde aussi tristement cette ligne, avec cette note si basse ? « Relation Humaine ». Si criante de vérité. Jusqu'ici, je n'ai eu aucun problème pour me faire des amis, si ce n'est pour Ethel qui a demandé plus d'efforts, à juste titre.

A propos de mon enfance, les souvenirs sont encore trop flous pour que j'en tire quoi que ce soit, mais ayant quitté l'école à l'âge de cinq ans, mes relations avec les autres ont forcément été difficiles, voire inexistantes. Mais les premières relations que j'ai eues, dès mon réveil... C'était avec des androïdes. 

Des robots. Des êtres non-humains. C'était des relations si simple, si détachée de toutes émotions. Les relations humaines...elles déchirent et broient les cœurs trop fragiles, polluent toutes les têtes, même les plus brillantes. 

Alors au fond, est-ce que ma note si basse ne signifie-t-elle pas que j'ai une meilleure capacité à prendre des décisions efficaces, non polluées par de quelconque sentiment d'amitié ? Je sens l'étau autour de mon cœur se serrer violement lorsque cette pensée s'ancre dans ma tête, faisant écho au comportement des robots qui agissent sans aucun sentiment. 

Et j'ai beau avoir cette I.A dans la tête, je ne suis pas un robot. Quoi que cette note signifie, je ne suis pas insensible aux émotions. Loin de là.

Sans compter les souvenirs qui font remonter des sentiments dont je n'avais jusqu'ici pas le nom, j'ai ressenti de nombreuses émotions depuis mon réveil. La peur, la joie, l'excitation, l'amitié, le désespoir, la colère, énormément de tristesse au point de pleurer pour un oui pour un non... 

Si je refaisais le test aujourd'hui, je suis certaine que cette note serait plus haute. Je ne sais même pas pourquoi je continue de faire une fixette dessus d'ailleurs. Elle appartient au passé cette note, ainsi que sa signification. Je ne suis plus la même personne. Je n'ai plus cinq ans, mais dix-sept. Et je n'ai plus non plus les mêmes préoccupations. 

« Ca veut dire que tu es très intelligente et que tu feras de grande chose dans la vie, Felidae Davyn », a dit mon père. De grande chose ? J'aimerai pouvoir lui demander ce qu'il entendait par là. Me voyait-il devenir une grande scientifique ? Ou peut-être une créatrice de nouvelle technologie ? 

Mais il ne pouvait pas encore savoir ça, parce que j'ai fini Ben-Chi à l'âge de dix ans. Mais en tant que neurochirurgien, il devait forcément en savoir plus que moi sur le fonctionnement de la boîte crânienne. Moi, je ne peux que lancer des théories dans le vide et voir si elles reviennent et de quelles manières. 

La seule « grande chose » que je puisse faire à présent, c'est retrouver tous mes souvenirs, les trier et m'en servir pour aider au mieux les Survivants à s'en sortir, jusqu'à ce que nous trouvions une meilleure solution. 

La question étant, serais-je capable d'accepter tous les souvenirs qui reviendront avec la même aisance que jusqu'à présent ? Je ne suis toujours pas revenue sur l'évènement traumatique qui m'a fait perdre ma voix et par la suite, la mémoire. Je ne m'en sens pas capable.

Est-ce ce qu'a ressenti Benny lorsque ses souvenirs à lui sont revenus ? Cette même impuissance face à des événements passés sur lesquels on ne peut influer ? Cette déchirure face à la perte d'êtres chers qu'on ne peut éviter ? 

Ce sentiment d'écœurement pour nous-même, pour avoir eu l'audace de survivre quand d'autres ont été froidement assassinés ? Je comprends pourquoi Aksel s'est enfermé dans le Labo pendant des mois lors de son arrivée, ou pourquoi est-ce que Benny a refusé de quitter la Cure même après les quatre mois réglementaires. 

Il n'y a pas de date butoir après laquelle on se sent soudainement mieux. Il n'y a que deux manières de s'en remettre : éviter les souvenirs, les enterrer si profondément dans sa mémoire qu'on les oublie, ou accepter. 

Accepter la perte, la douleur, l'impuissance et l'écœurement. Accepter l'inacceptable, quel qu'en soit le prix. En parler aux autres, qui ont vécus des choses similaires, qui peuvent comprendre ce que l'on ressent mieux que quiconque. 

Et se reconstruire, ensemble, jour après jour, main dans la main. Accepter sans oublier, c'est le meilleur moyen de rendre hommage aux disparus. De continuer à les faire vivre à travers nos actes et nos paroles, en acceptant de vivre la vie que l'on souhaite mener par nous-même et non la vie que l'on imagine qu'ils auraient voulu. 

Mais même en étant conscience de tout cela, je ne sais pas si je serais capable d'accepter la perte, la tristesse, ce dégoût de moi-même qui remonte aux fils de mes souvenirs. C'était plus facile quand j'ignorais tout, que tout ce que je voyais n'était que le fruit d'hallucinations ou de cauchemars oubliés dès le réveil. 

Tout était plus simple quand il n'y avait pas les conséquences, le poids de toutes ces révélations sur mon esprit et mon mental. Je me sentais plus légère quand j'étais amnésique. En tout cas, je ne me détestais pas autant avant de retrouver mes souvenirs. Est-ce que c'est ça finalement, être humaine ? C'est se détester pour des choses que je n'aurai de toute façon pas pu changer ?

Coucou les Courginettes !
Comment allez-vous ?
Quoi de neuf à me raconter, depuis une semaine ?

On commence aujourd'hui la partie IV, soit la dernière partie du roman. Ainsi, les révélations seront plus régulières (et pas aussi conséquentes), il y a encore beaucoup de très jolis passages à venir, des scènes attendrissantes comme des scènes relativement violente. J'aime beaucoup cette partie-ci parce que Felidae peut enfin revenir sur tout ce qu'elle a vécu précédemment et accuser le coup, commencer à s'énerver envers tout le monde et chercher à retrouver sa place dans un monde qu'elle redécouvre.

A sa place, seriez-vous en colère ?
Si oui, contre qui ?
A votre avis, que va-t-il se passer ensuite ?
Pourra-t-elle à réutiliser sa voix ou est-ce perdu à jamais (après 5 ans de non-utilisation...) ?
Comment vont réagir les autres face aux souvenirs retrouvés ?
Et selon vous, Felidae est-elle une espionne à la solde des robots ou non ?

Dites-moi tout en commentaire, je lirais tous vos messages et toutes vos théories.
Je tiens à vous remercier de continuer à suivre "Felidae" semaine après semaine, de continuer à commenter, théoriser, en parler peut-être à des amis... C'est grâce à vous que l'histoire continue de vivre et de grandir !
Gros bisous de courginette !

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