Chapitre 29 (partie I)

J'attends que la lourde porte dérobée se ferme avant de frapper le mur le plus proche de moi avec force, laissant toute ma colère et ma frustration remonter. J'ignore la douleur qui vient titiller mes phalanges, j'ignore même les coupures qui se forment sur ma peau, au point d'avoir des marques rouges sur les doigts. 

Je ne m'arrête que lorsque je ne sens plus mes mains et que mes poignets commencent à craquer. Venir ici était autant ma décision que celle d'Ethel, mais je ne peux m'empêcher de lui en vouloir, interprétant chacune de ses paroles comme un pas de plus dans son but ultime : me mettre en isolement. 

Je m'entends penser que c'était sa volonté depuis le départ, qu'elle n'a jamais vraiment voulu que je m'intègre, qu'elle cherchait simplement à ce que je déraille, ou que je me souvienne de quelque chose d'assez tangible pour qu'elle puisse m'enfermer. Et puis, quand mon cerveau épuise ses théories, je ne ressens plus qu'un grand vide. 

Fatiguée d'être toujours celle que l'on met à l'écart, celle que l'on enferme « pour son bien », celle qui ne reçoit que des mauvaises nouvelles. Les bons souvenirs s'enterrent tandis que mon cerveau se met à jouer en boucle les mauvais, m'enfonçant encore plus profond dans une nouvelle cage : ma tête. Le front collé au mur froid et lisse, je ferme les yeux et laisse mes pensées les plus noires prendre le dessus.

J'aimerais me demander pourquoi le sort semble s'acharner sur moi, mais c'est une question égoïste et absurde : clairement, le sort s'est abattu sur toutes les personnes présentes dans cette infrastructure, plus ou moins violemment. 

Aksel a vu ses parents brûler ; Madigan a vu sa petite-amie se faire laver le cerveau par les androïdes dans leur hôpital, au point de ne plus la reconnaître ; Eloeiz a été forcée d'achever son père quand les robots l'ont laissé agoniser, se vidant de son sang sur le sol. 

C'est là qu'intervient l'égoïsme, geignant à propos du fait que certes, il y en a eu d'autres, mais que c'est pire pour moi parce que je n'avais que onze ans et que je dois en plus vivre avec le fait que je sois une sorte de miraculée ou d'erreur informatique. 

Je repousse l'égoïsme au fond de mon crâne, allant chercher presque de force les bons souvenirs, me concentrant sur la sensation de légèreté que je ressentais au Laboratoire. L'enthousiasme et l'énergie de Madigan, la gentillesse d'Eloeiz, le sarcasme et l'humour permanent d'Aksel, mais aussi la compréhension d'Ethel et le soutien de Calliste. 

Que des choses positives, qui sont pourtant nées dans le sang et la douleur. Si j'admets tout cela, alors peut-être est-il possible de faire naître quelque chose de beau malgré ce qu'il y a dans mon cerveau.

Les heures passent sans que je n'en prenne conscience, enfermée dans une sorte de bulle de pseudo-positivité à ressasser tout ce que j'ai pu apprendre et apprécier pendant ces sept mois parmi les Survivants. 

Il y a tant de choses que je pensais avoir oublié, par exemple l'éclat de bonheur dans les yeux d'Ethel quand je m'asseyais à sa table, remplacé presque immédiatement, après un bref battement de cil, par un voile de tristesse et un regard fuyant. Un éclat qui survenait parfois, de temps à autre, très vite dissipé. Ou encore la façon qu'à Calliste de toujours m'évaluer du regard, comme pour vérifier que je vais bien, que je ne vais pas imploser ou fondre en larmes devant lui. 

Et évidemment, comment ai-je pu oublier les étranges regards d'Aksel sur ma personne quand je manipulais les tubes à essai pour la première fois, remplis de ce fameux mélange d'incrédulité et de curiosité, comme si j'étais une sorte de spectacle. 

Des petits détails qui semblent avoir été gravés dans ma mémoire au fer rouge — ce qui est très largement possible, sauf pour ce qui est du fer rouge, puisque ma mémoire est apparemment un ordinateur —. Parfois, j'ai l'impression qu'aucun petit détail ne peut m'échapper, que mon œil est capable de voir et de stocker des choses que la plupart des gens ne voient pas. 

Ce qui, si on part du principe que cette intelligence artificielle contrôle une large partie de mon cerveau, n'est pas si inconcevable que ça. Sous cet angle, l'idée de communiquer avec cette étrangère dans mon cerveau n'est pas si désagréable.

Un grondement fait éclater ma bulle et je tourne la tête vers la porte dérobée, qui commence tout doucement à s'ouvrir. J'expire un peu fort, me surprenant moi-même avant de me remettre debout, remarquant alors que j'ignore totalement à quel moment je me suis assise. 

C'est un petit détail que mon cerveau non plus n'a pas eu. Je peux entendre le bruit d'une conversation échangée à demi-mot, le plus bas possible pour ne pas que j'en entende le sujet. Je ne peux qu'attendre de voir qui s'avancera vers moi, franchissant la porte qui s'arrête avec un « clac » bruyant. 

Je grimace et place une main sur mes yeux, grimaçant face à la vive lumière qui s'introduit dans ma cellule. J'entends Ethel soupirer et se déplacer, ce qui se traduit par un bruit de chaise glissant sur le sol. 

Une silhouette se découpe dans la lumière et je reconnais très vite les cheveux de feu de Madigan, qui s'approche de moi lentement, le regard fuyant. Est-ce que cette tête signifie que Benny ne va pas mieux, ou est-ce à cause de ma nouvelle condition ? 

La jeune femme s'arrête à quelques centimètres du mur-écran qui me sépare de la porte coulissante et qui constitue également ma « protection ». Un simple mur qui peut devenir opaque en cas de besoin, ou envoyer des chocs électriques si j'essaye de le désactiver. 

J'aimerais me sentir fière de savoir cela sans que personne n'ait eu à me l'expliquer, mais mon bras me fait encore souffrir après avoir reçu assez de volt pour m'assommer pendant une heure et demie.

— Comment tu te sens ? demande la jeune femme, replaçant une de ses mèches folles derrière son oreille.

Comme toujours, ses cheveux sont coiffés à la va-vite et ses joues sont rouges, comme si elle avait couru. Son hésitation pourrait être adorable si son regard restant absolument fixé au sol ne trahissait pas la gêne ou la pitié qu'elle ressent probablement à mon égard. J'ai choisi de me faire enfermer ! 

Ethel ne lui a rien dit ? « Les martyrs rendent mal à l'aise, tu n'es pas au courant ? », souffle la petite voix et je retiens à peine l'envie de lever les yeux au ciel. « Je ne suis pas une "martyre" puisque je ne vais pas mourir », je rétorque sur le même ton, ce qui semble la faire taire. 

Je continue de fixer Madigan qui n'a pas encore réalisé que si elle ne me regarde pas, elle ne risque pas d'avoir de réponses. Je soupire et me laisse retomber sur le sol avec lourdeur, espérant cette fois capter son attention. 

Et évidemment, cela fonctionne immédiatement puisque la jeune femme lève un regard inquiet sur moi, ce à quoi je réponds par un haussement de sourcil et mon meilleur regard blasé. La jeune femme grimace et passe une main sur son cou. 

Je l'entends se murmurer quelque chose dans sa « barbe » — bien qu'étant une femme, cela ne soit peut-être pas l'expression appropriée — avant que le silence ne retombe.

— Oui, évidemment, pardon, le mutisme. Pardon. Je heu... J'ai appris pour... heu... ton... Tu sais... Si... Ton... Ton truc. Enfin je n'en savais rien au départ, mais Aksel est passé chercher du matériel et il m'a dit pourquoi et... Et comme tu avais prévu de heu... Passer voir Benny hier soir, je me suis dit que j'allais plutôt venir à toi avec des nouvelles, balbutie la jeune femme, butant sur chaque mot.

Je hoche la tête à chaque « heu », pour l'encourager à continuer malgré l'extrême lenteur de sa diction. Je ne saurais dire si c'est le stress, mais plus elle parle, moins je sais comment réagir. Finalement, je lui offre un sourire, tout de même touchée par ce geste. 

Je ne sais pas exactement si elle le fait pour Benny ou pour moi, ni même pourquoi elle n'a pas directement pris Benny avec elle pour cette visite, vu qu'il peut désormais sortir, mais c'est déjà mieux que rien.

Il faut dire qu'avec tout ce qui est arrivé aujourd'hui, j'avais un petit peu mis Benny dans un coin de ma tête. Pourtant, maintenant que j'y repense, je ne serais pas contre le revoir et pouvoir lui parler, l'entendre me dire que ça ne change rien et qu'il se fiche pas mal de ce qu'il y a dans ma tête, qu'il me connaît et que cette nouvelle ne change absolument pas ce qu'il pense de moi. 

Mais puis-je vraiment lui demander ça alors que cela fait sept mois que je n'ai même pas vu son visage ? Que je ne connais pas son histoire comme je connais celle de Madigan ou d'Aksel ? Et comment lui réagirait s'il savait ce qui m'arrive ? 

Je repense également à un mot qu'elle a employé. « Hier soir ». Nous sommes déjà dimanche ? Comme si elle avait lu dans mes pensées, Madigan retire la main qui frotte son cou et la fait bouger avec frénésie, témoignant de son mal-être.

— Je ne lui ai pas dit pour ton... Tu sais, ton... enfin ta condition quoi. Il est encore assez fragile et lui sortir ça comme ça, après tous les efforts qu'il a pu faire... Il serait redevenu soit violent, soit mutique, enfermé dans sa tête et je préfère qu'il ne le fasse pas. La bonne nouvelle, c'est qu'il devrait intégrer les Artistes dès mercredi, m'apprend la jeune femme.

J'accuse la nouvelle sans vraiment y réagir. Évidemment que Benny n'est pas au courant, sinon je suis prête à parier qu'il serait déjà venu, Ethel ou non. Je ne m'attendais pas forcément à ce qu'il soit sur le pied de guerre non plus. 

Donc, savoir qu'il n'en sait rien... Quelque part, cela me rassure. Savoir que son opinion de moi n'a pas changé, qu'il continue de me voir comme la petite Felidae perdue et solitaire qu'il a trouvée à l'hôpital. 

Et même si c'est son rôle, j'en suis reconnaissante à Madigan. C'est la dernière information qui me surprend plus que les autres. Benny, un Artiste ? Je suppose que ses bras remplis de tatouages auraient dû me mettre la puce à l'oreille — une expression que je ne suis pas sûre de totalement comprendre —. 

Mais Artiste ? Je ne sais pas pourquoi, j'ai dû mal à imaginer le jeune homme passer ses journées enfermé dans le silence pour créer des choses parfois éphémères. En fait, j'ai dû mal à imaginer le jeune homme accepter de rester au même endroit pendant toute une journée sans un minimum de dialogue. 

Pourtant, je ne me souviens pas d'avoir vu les Artistes discuter entre eux quand je suis passée les voir. Madigan sourit sans pour autant me regarder, comme si elle cherchait quelque chose dans ses souvenirs.

— Pendant sa Cure... Il a demandé à te voir plusieurs fois. J'étais obligée de refuser au début, parce que vous aviez besoin d'être isolé. Et puis ses souvenirs sont revenus et honnêtement, il y a eu des jours où j'ai pensé qu'il allait baisser les bras et se laisser engloutir par la douleur. Mais il a fini par se relever et la première question qu'il a posée, c'est pour me demander de tes nouvelles. C'est aussi pour ça que je ne lui ai pas dit que tu étais en isolement, je pense que ça l'aurait vraiment peiné. Il finira forcément par l'apprendre, mais j'espère que d'ici là tu seras sortie, souffle la jeune femme avec un petit rire bref.

Je hausse les sourcils, reculant vers le fond de la pièce, là où se trouve mon « lit », qui n'est autre qu'une plaque de métal sur laquelle ont été rapidement posés une couette et un oreiller. Je ne sais pas combien de temps je vais rester dans cette cellule, mais je compte bien y rester le moins longtemps possible. 

À ce stade, au vu des questions que je me pose et du nombre de personnes qui en attendent les réponses, je ne peux plus vraiment me permettre d'y rester pendant des mois à soupeser le « pour » ou le « contre » au sujet de la discussion avec cette « A.I ». 

S'il le faut, je lui parlerai aujourd'hui et obtiendrais toutes les réponses voulues, sans même avoir besoin qu'Aksel fasse de tests. Je sais aussi qu'il me faut tout de même attendre d'avoir le feu vert du jeune homme, parce qu'il semble toujours savoir si je suis prête ou non à avoir les réponses. 

Salut les Courginettes ! Comment allez-vous ?

Comme vous l'avez probablement remarqué depuis le début, je gère mieux les moments dramatiques dans les histoires que les passages heureux et calme, ou du moins j'en ai l'impression. 

Donc ici, Felidae prend (enfin) un peu de recul sur ce qui lui arrive depuis le début et elle commence à accuser le coup. Après tout, depuis le tout début, elle apprend beaucoup de mauvaises nouvelles et elle n'a jamais vraiment pris le temps de réaliser l'effet que tout cela a eu sur elle. Bébé Fel' <3

Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ? 

Quelles réponses pensez-vous que nous aurons maintenant ?

Que prévoyez-vous pour la suite ?

Et surtout, n'hésitez pas à me faire vos retours sur tout ce que vous pensez de l'histoire jusqu'ici, les réponses que vous attendez encore etc... ^^ Je fais de mon mieux pour répondre aux questions dans le roman, mais il se peut qu'il en reste en suspens que je n'ai pas vue ^^ 

En tout cas, une bonne nouvelle : septembre 2021.

C'est le mois de sortie de la version papier ou numérique de "Felidae".

Maintenant, je vais me botter les fesses pour finir, corriger et réécrire l'histoire !

See you mardi prochain ^^ !

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