3. Le scoop

Même jour, 9h01.

Celle-là, je ne m'y attendais pas. Et vu l'état de sidération des képis, eux non plus.

– Calmez-vous, madame, tente un premier flic.

– Me calmer ? Relâchez ma mère. Je vous dis que c'est moi qui l'ai tué, vous m'entendez ? J'ai tué mon père.

Je traverse la route pour avoir une meilleure visibilité. Je reconnais la fille aînée des Fauves qui paraît hystérique. Puis je saisis les traits de Jeannette. Elle n'a pas l'air surprise, plutôt en colère :

– Tais-toi, Sabine. J'ai tout avoué. Je suis coupable. Vous êtes tranquilles, maintenant, tes sœurs et toi.

Les policiers assistent à ce ping-pong verbal, incapables de comprendre ce qui est en train de se passer. Moi, j'ai juste pigé que les images dans mon téléphone valent de l'or en barre, alors j'essaie de rester le plus invisible possible.

– Qu'est-ce qu'on fait, mon adjudant ? demande un second bleu à son chef.

À cet instant, la camionnette de TVLouviers arrive sur les chapeaux de roues. Ce n'est qu'une petite chaîne locale, et pourtant, on dirait l'équipe de CNN qui débarque sur une alerte à la bombe. Je hais ces types. Apparemment, le Shérif aussi, car il prend la parole avant que les journalistes n'approchent :

– On les embarque toutes les deux. Les jumeaux, fermez le portail et ne laissez personne entrer. Ne donnez aucune info.

Il appuie son ordre d'un geste vers la caméra quand il croise mon regard. Sa moustache se redresse, mais il grimpe dans le fourgon sans rien ajouter. Les voitures s'éloignent. Le duo assigné à résidence obéit aux ordres sur-le-champ et le silence retombe dans le quartier des Sous-Bois.


– Bast, mon pote, c'est génial ! Si tu continues de bosser comme ça, on va finir au 20h !

Phil est euphorique. Il a vite oublié ma fugue de ce matin. Il était tendu quand je suis rentré au journal, mais je lui ai montré les images des deux femmes s'accusant du meurtre du patriarche et maintenant, il est sur ressorts.

– Quel scoop ! s'exclame-t-il, mon téléphone toujours dans la main. Envoie le tout à Théo. Il faut qu'il nous fasse un super montage pour les Web News.

Théophile, dit Théo, le pro de l'informatique. Notre geek à nous. Il s'occupe du site du journal, mais aussi de la mise en page de la version papier. On s'est connu au lycée. Son style gothique ne l'a jamais quitté depuis la seconde, son ordinateur non plus, d'ailleurs. On a tout de suite pensé à ses talents quand Philéas a eu l'idée de la boîte.

Il faut savoir que lorsqu'on a monté le journal lui et moi, on n'avait aucune idée de là où on mettait les pieds. On venait de finir nos études de journalisme et on rentrait au bercail, après un an sans quitter Paris, pour des vacances en famille. Entre temps, Phil est tombé amoureux de Nathalie, la voisine rousse à qui il tirait les tresses quand on était gosse.
Un soir, au cours d'une soirée un peu trop arrosée avec d'anciens potes du lycée, une conversation en entraînant une autre, quelqu'un a lancé le pari de monter un journal tous ensemble. On a fait des plans sur la comète toute la nuit. On s'est tellement marré que les effets de l'alcool sont partis, nos amis aussi, mais pas notre engouement. Enfin, surtout celui de Philéas qui voulait impressionner Nathalie à tout prix. Il se trouve que sa belle était enceinte. Il devait prouver qu'il pouvait assurer.

J'ai donc fait toutes les démarches pendant que Phil me soutenait du fond de son canapé devant Netflix et que sa future femme gonflait.
Cinq ans après, le journal tient debout par miracle, et pas mal à la sueur de mon front, sans vouloir me jeter des fleurs.
Comme quoi, l'abus d'alcool n'est jamais bon pour la santé.

Le rédacteur en chef reprend le dessus sur mon ami lorsqu'il me rend mon portable :

– Bon boulot, Bastien. J'attends ton article pour l'édition de demain.

– On en sait plus sur le meurtre ? je questionne. Il nous faudrait des détails.

Il se met à chuchoter comme si ce qu'il s'apprêtait à me dire relevait du secret-défense :

– T'inquiète pas, j'en fais mon affaire. Viens dîner à la maison ce soir. Tu auras tes réponses.

Je plisse les yeux pour tenter de percer le mystère à travers les siens, mais il passe déjà à autre chose :

– Essaie d'interroger les voisins, de voir si y a des témoins… joue les enquêteurs, bluff, je sais pas, moi. T'es un journaliste d'investigations, maintenant. Alors investigue ! Je te donne carte blanche, s'exclame-t-il.


Assis dans mon bureau, je commence à douter. L'adrénaline qui m'animait jusque-là est en chute libre et je prends conscience de ce qui s'est réellement passé.
On dirait une partie de poker pour Philéas. Il mise tout au casino et croise les doigts en espérant remporter le jackpot. Sauf que ce ne sont pas des jetons sur le tapis. Il y a des vies en jeu. Notre crédibilité aussi.
Et puis carte blanche, il est bien gentil, mais j'ai jamais mené ce genre d'enquêtes. Je n'ai jamais mené d'enquêtes tout court. Rien que quand je repense à la scène de crime, tout à l'heure, la nausée me reprend.
Pourquoi je me suis lancé dans cette histoire ? Il est peut-être encore temps de faire machine arrière…

Je me lève d'un bond. La voilà, l'idée !
J'ai juste à aller voir Benjamin, m'excuser de l'avoir coiffé au poteau et lui laisser la suite de l'affaire en gage de paix.
Parfait.
Mon reflet se renvoie dans le miroir, près de la porte.
Quel lâche !
Ma vie entière n'est que lâcheté. J'ai des rêves pleins la tête, mais je n'ai jamais réussi à en réaliser un seul par peur d'échouer.

– Bastien, je peux te parler, s'te plaît ?

Quand on parle du loup. Le beau gosse de ses dames se tient devant moi, tout en muscles, cheveux blonds gominés, aucun défaut apparent. Et intelligent, en plus. Il aurait pu en laisser un peu aux autres.

– Oui, Ben. Justement, je voulais te dire…

Je commence à m'excuser, mais il m'interrompt d'un geste :

– Je t'en veux pas d'avoir pris l'affaire. En fait, j'ai changé de projet, je pars en road trip avec une meuf que j'ai rencontré.

– Vraiment ? Encore ?

– Ouais, franchement, c'est pas mon truc, le journalisme. Et la nana est vraiment canon !

Je me demande s'il a "un truc". En cinq ans, il a démissionné trois fois, autant de fois viré, et il n'a toujours pas trouvé "sa voie", comme il dit. Je le regarde et je prends conscience qu'il faut que j'affronte mon destin si je ne veux pas finir pareil. Parce qu'il a beau avoir une femme différente chaque soir, il est seul, paumé, sans but. Je hoche la tête. Une énergie nouvelle s'empare de moi.

– Ok. Heureux que tu le prennes pas mal, Ben. J'aurais dû t'en parler au lieu de m'enfuir comme ça.

– Phil a pété un câble quand il a vu que t'étais pas là pour le brainstorming, c'était trop drôle. Tu devrais le faire plus souvent ! se marre-t-il.

– J'y penserai.

Il s'éloigne et je n'ai plus qu'une certitude, je vais suivre l'affaire Fauves jusqu'au bout. Je vais démêler les nœuds de cette enquête et je mettrai le point final à cette histoire.
Un plan se dessine dans mon esprit.
Je sais par où commencer.

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