2. La scène

Même jour, 8h35.


J'ai enfin réussi à boire mon café au bistrot du village.
Bien sûr que j'ai pas écouté "mon chef" !
J'ai esquivé, à peine la porte de son bureau fermée. Il croit quand même pas que je vais faire son job pendant qu'il roupille.
Du Philéas tout craché. Un vrai glandeur pro. La crème de la crème. C'est pas un poil qu'il a dans la main, mais une canne, comme dirait mon grand-père.

On s'est connus quand on est entrés au CP. La maîtresse nous a demandé ce qu'on aimerait faire quand on serait grand. Un rouquin d'une tête de plus que moi lève la main :

– C'est vrai qu'y a des gens qui gagnent plein d'argent en faisant rien du tout ?

La petite bonne femme est devenue aussi rouge que ses cheveux, bafouillant des trucs qu'on écoutait déjà plus :

– Quand je serai grand, c'est ça que je ferai. Rien, chuchote-t-il à mon attention.

– Et moi, je ferai... tout ! je réponds, sans réfléchir.

On s'est regardé une seconde, on a pouffé de rire et on a fini au coin. Après ça, on s'est plus quittés. On est devenu les meilleurs amis du monde et depuis rien n'a changé. Phil se débrouille toujours pour en faire le moins possible, et moi, je suis sur tous les fronts pendant qu'il se la coule douce.

Donc oui, sur le papier, il reste mon chef et je lui dois des comptes. Mais honnêtement, les comptes, on les tient plus depuis longtemps. Aucun scrupule à lui laisser le bébé entre les bras, d'autant que j'ai bien plus important à faire.

La rumeur d'un drame commence déjà à enfler dans les rues de Cours-la-forêt. Dans cette bourgade d'à peine plus de mille habitants, tout le monde se connaît. Surtout, tout le monde connaît la famille Fauves, une des plus éminentes de la ville. Si je devais donner mon avis… mais non. C'est le journaliste qui parle. Restons objectif. Les faits, c'est tout ce qui m'intéresse.

J'ai traversé la ville en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et une chose est sûre, je ne risque pas de rater la maison. D'abord parce que c'est la plus grande du quartier, mais surtout, parce qu'il y a trois voitures de flics sur le trottoir, gyrophares bleus en branle – au cas où on aurait pas capté qu'ils étaient là – et une dizaine de képis qui s'affolent dans tous les sens.

J'ai vu une émission, une fois, les gars sortaient un guerrier massaï de son village et ils le plantaient en plein cœur de Paris, en mode, "maintenant, tu te démerdes"… Les pauvres me font penser à lui… On voit tout de suite dans leur regard qu'ils ont pas signé pour ça. Attention, je ne critique pas, loin de là. Faut les comprendre, la plupart sont proches de la retraite et l'affaire la plus palpitante qu'ils ont eu dans leur carrière, c'est celle de la mère Michel qui a perdu son chat ! Quant aux autres, ce sont des bleus tout juste sortis de l'école. Forcément, c'est pas les Experts Manhattan, les mecs !

L'avantage pour moi, est que ça me permet de me faufiler par le lourd portail noir entrouvert, sans me faire remarquer. Ça a du bon d'avoir un physique passe-partout. Je remonte l'allée en silence jusqu'à la porte d'entrée grande ouverte. Personne dans le hall, mais je perçois des voix à l'étage. J'arrive dans le salon et là, je la vois.

Près du canapé, sur le carrelage blanc. Une immense flaque de sang. Pas de corps, mais vu la quantité, celui qui a perdu ça n'a pas pu aller bien loin.
Des litres de sang.
Je sens l'odeur du sang. Une fragance ferreuse qui emplit la pièce. J'en ai même le goût métallique dans la bouche.
Haut le cœur.
Je recule.
J'en ai assez vu pour aujourd'hui. Je crois que j'en ai assez vu pour toute la vie.
Sois fort Bastien, juste une photo, pour le journal.
Je dégaine fébrilement mon téléphone pour immortaliser l'horreur qui gît à mes pieds. Je fais demi-tour et tombe face à face avec le Shérif.

Non, il n'a rien d'un western, à part peut-être le côté spaghetti. En vrai, c'est Marcel, le chef de la gendarmerie, mais il se la joue cow-boy depuis qu'il est monté en grade, du coup, tout le monde l'appelle comme ça. Bref, le type me jauge avec ses moustaches qui s'agitent, avant de me tirer à l'extérieur par le bras :

– Qu'est-ce que tu fais là, minot ?

Son accent du Sud chante dans mes oreilles, pourtant, j'entends plutôt la marche funèbre.
On est dehors.
Il me faut de l'air.
Je vois bien son regard moqueur, tandis que je respire comme une femme en train d'accoucher, mais il a la gentillesse d'attendre que je reprenne des couleurs avant de continuer, il me fait même apporter un verre d'eau.
Flic gentil :

– Ça va mieux, petit ? T'as voulu te faire une sensation forte ?

Je sors calepin et crayon de ma poche et essaie d'avoir l'air professionnel :

– Bonjour, Shérif. Je viens pour le Cours Forrest. Vous avez des informations sur ce qu'il s'est passé ?

Le "Cours Forrest", je sais. Phil n'a jamais voulu démordre de son idée soit-disant géniale pour le nom de sa gazette. Ça fait marrer, d'accord, mais est-ce vraiment l'objectif d'un journal d'informations ?

Le policier, qui prenait ça plutôt à la rigolade jusqu'à présent, se referme comme une porte de prison et me fait reculer un peu plus vers la rue.
Flic méchant :

– On a aucune information à divulguer à la presse, fous le camp d'ici.

– Sergent…

– Adjudant, corrige-t-il.

– Adjudant, vous savez aussi bien que moi que vous ne pourrez pas garder cette affaire secrète bien longtemps. Vous ne préférez pas que la vérité soit révélée par le journal local, plutôt que déformée par les on-dit ?

– Ce torchon est un ramassis de conneries, me balance le Marseillais, désormais écarlate. Si je te revois traîner dans le coin, tu finis en cellule, c'est compris ?

Je crois qu'il ne vaut mieux pas insister. Il a l'air légèrement sous pression. Je me dirige vers le portail, déçu de cette première approche. Avec ce que j'ai obtenu, je n'ai pas l'ébauche d'un paragraphe. Comment faire un article avec… rien ? J'ai que dalle !

Je tourne autour d'un arbre sur le trottoir d'en face, tout en frottant le peu de poils que j'ai sur le menton. Par où je commence ? Je me rends compte que j'aurais peut-être dû rester au journal pour le brainstorming de dix heures, au lieu de me pointer comme une fleur sur une scène de crime.
Bordel ! Je suis vraiment un débutant, moi aussi.

– Agent, ouvrez le camion, fait une voix venant de la cour. On l'embarque.

Sérieux ? Je vais pas finir en taule, quand même ?

Je comprends de quoi il s'agit quand je vois Jeannette Fauves, la matriarche de la famille, se faire "accompagner" à l'intérieur du véhicule.
Réflexe. Je me planque et commence à filmer.
Trop loin. J'avance et zoom en même temps. J'ai l'impression d'être Tim Burton. Gros plan sur son visage fatigué qui fait peine à voir, pourtant son regard me fait froid dans le dos.

Quelqu'un me heurte l'épaule. Une femme blonde d'une quarantaine d'années entre dans le cadre de mon téléphone. Elle s'agite près du camion. Elle pleure. Entre deux sanglots, un cri parvient jusqu'à moi :

– Relâchez-la. C'est pas elle. C'est moi. J'ai tué mon père !

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