Chapitre 2
Au son de cette voix grave aux accents virils qui nous interrompt, tout mon être se fige.
Lentement, je me retourne.
Dans le fond, dissimulée derrière des fauteuils, la silhouette imposante d'un homme dont je ne distingue pas les traits se détache du mur.
— À qui ai-je l'honneur ? m'enquiers-je.
Le clair-obscur de la pièce m'empêche de le dévisager. Comme souvent en soirée, Jonathan ne travaille qu'avec sa lampe de bureau, ce qui ne m'avantage pas en ce moment.
Je jette un coup d'œil à mon ami, et l'angoisse m'étreint lorsque je perçois le raidissement de tous ses muscles. J'ignore pourquoi, mais quelque chose me dit que je dois m'inquiéter.
— Je suppose que cela devait bien arriver un jour..., soupire Jonathan. Lucile, je te présente Quinn.
— Quinn ? répété-je, incertaine.
— C'est ça, confirme Jonathan.
Mes sourcils se froncent, cherchant dans ma mémoire où j'ai déjà entendu ce prénom. Je me souviens ! Alex m'en parlait régulièrement. Quinn Tanford... Son filleul.
Mon père m'a raconté qu'autrefois, c'était un grand reporter. À présent, à trente-six ans, c'est un romancier à succès dont les livres aux intrigues policières battent tous les records de vente. Millionnaire, il vit dans la réclusion quelque part sur la côte sauvage du Maine, d'après ce que j'ai lu et entendu.
Les journaux à sensation publient régulièrement des articles détaillant sa vie amoureuse. Toutes les femmes avec qui il s'affiche sont belles à mourir et totalement éprises... Cependant, ça ne va jamais bien loin. C'est un homme qui ne se pose avec personne. Je suis bien placée pour savoir qu'il ne faut pas toujours croire la presse. Toutefois, il doit y avoir un fond de vérité, car il y a photo à l'appui. Un don Juan dans toute sa splendeur !
Un frisson me parcourt l'échine lorsqu'il paraît dans le halo de lumière que projette faiblement la lampe du bureau. Mon pouls s'affole, mes mains deviennent moites, ma bouche s'assèche.
Vêtu d'une veste de cuir marron et d'un jean qui le met parfaitement en valeur, cet homme est à tomber par terre. Plutôt bien bâti ; large carrure, regard acéré, franc et assuré, mâchoire à couper au couteau. Son élégante musculature fait de ce type, qui me fixe d'ailleurs avec une étrange attention, un spécimen hors du commun. Sa bouche sensuelle et ses yeux bleu lagon adoucissent son visage sans pour autant le féminiser.
Bon Dieu, qu'il est sexy !
Jamais je n'ai rencontré quelqu'un de si canon ni n'ai ressenti un trouble si violent parcourir tout mon être à sa simple vue.
C'est comme si mon sang s'était transformé en lave, brûlant chaque veine. Mon corps n'est que volcan. Mon cœur est le noyau incandescent d'une île en éruption. C'est la première fois que je ressens cela avec une telle force.
J'ai déjà été sensible au charme que dégagent certains hommes, dont un qui m'a bien embobinée d'ailleurs, mais je n'ai jamais fait l'expérience d'une pareille aimantation ! J'ai l'impression que tout d'un coup, l'air est chargé d'électricité. C'est ahurissant !
Prise de panique à cause de ce que je ressens, je reste immobile. Je ne peux entreprendre le moindre geste ni remuer le petit doigt. Encore moins prononcer une seule parole.
Il s'avance vers moi, les yeux rivés à mon visage. Mon cœur bat plus vite. Mon épiderme s'échauffe, et je passe ma langue sur mes lèvres pour les humidifier.
— Voici donc la fameuse Lucile MacLane dont tous les journaux font les gorges chaudes !
Son sourire est méprisant, son accent empli de dédain. Et pourtant, sa voix, à la fois grave et mélodieuse, fait frémir les pores de ma peau.
— Je dois avouer que les photos ne vous font guère justice...
Je devrais m'exprimer, mais je n'y arrive pas. Les mots sont comme bloqués dans ma gorge.
— Dites-moi, Lucile, continue-t-il sur un ton mielleux, j'espère que vous jouissez pleinement du fruit de votre dur labeur ?
Décontenancée par la perfidie de sa question, je demeure interdite.
Bon sang ! Il est, certes, à tomber par terre, mais quelle froideur et quelle moquerie ! Je ne peux tenter d'esquiver le coup. Il a lu les articles, bien évidemment.
L'injustice dont je suis l'objet dans la bouche de cet homme, qui, après tout, est lié à ma famille, me blesse. Et m'irrite également. S'il semble avoir la franchise de ses opinions, il n'en joue pas moins sur les mots.
Ne peut-il tout simplement pas me demander si tout est vrai ? Non, il a déjà son avis sur tout ce qui se dit. Cela se voit dans ses pupilles qui, malgré la situation, font toujours battre mon cœur rapidement.
Cependant, je suis obligée de jouer cartes sur table, aussi désagréable que puisse être cette clarification. Il n'est pas question que je me laisse faire ! J'ai de la répartie, il est temps que je m'en serve.
— Mon dur labeur ? répété-je.
Mon regard se fait interrogateur, et, comme le sien est aussi appréciateur que suggestif, je devine la réponse avant même qu'il ne la formule. Et je la sais aussi acérée qu'un poignard.
— N'est-ce pas l'expression qui convient pour décrire vos galipettes avec un homme de l'âge de votre père ?
Sa voix est neutre, mais blessante. Je suis indignée par ses propos, mais c'est bien ce que je pensais. Son opinion est déjà faite à mon sujet.
— Quinn ! proteste Jonathan.
Mon ami ne supporte pas qu'on m'insulte de la sorte, mais c'est à moi de me défendre. Je lève donc la main pour le dissuader de continuer.
— Ne t'en mêle pas, Jonathan ! Monsieur Tanford ne fait qu'affirmer en face ce que d'autres murmurent dans mon dos. Et je dois avouer que c'est plutôt courageux de votre part, monsieur Tanford. Ou peut-être de la pure provocation ? Vous avez envie de voir de vos propres yeux celle que je suis vraiment ?
Il entrouvre les lèvres, mais je le devance avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, continuant sur ma lancée.
— Quant à la réponse à votre question, elle est simple. Oui, je jouis des fruits de mon dur labeur, asséné-je, la tête haute.
En prononçant cela, je fais secrètement référence à mon travail de pâtissière. Cependant, il n'en sait rien, puisque pour lui j'étais l'amante d'Alex. Ses allusions ne trompent pas.
— Je ne m'attendais pas à une telle franchise, rétorque-t-il froidement.
— Je ne fais que vous répondre sincèrement.
Mes lèvres s'étirent dans un fin sourire. Je ne peux contrôler l'intense sentiment de jubilation qui me gagne à le voir désarçonné par ma répartie.
Pour la première fois depuis la disparition d'Alexander, l'occasion m'est donnée de me venger de toutes les piques mal intentionnées que j'ai reçues sans pouvoir protester. Dommage que ce soit tombé sur ce beau spécimen.
Je ne suis pas quelqu'un de méchant ou de calculateur. J'ai ma propre sensibilité que je ne veux pas montrer à ce malotru. Il en profiterait certainement pour m'asséner d'autres mots blessants.
S'il ne s'adressait pas à moi comme il est en train de le faire, je ne répliquerais pas de la sorte, mais trop c'est trop ! Et m'en prendre à lui me permettra d'oublier le trouble dans lequel il me plonge. Car, même s'il est désagréable, il me fait de l'effet, ce qui amplifie ma colère à son égard. Une constatation que je ne dois surtout pas lui montrer !
— Et je suis une femme pleine de ressources, ajouté-je sur le ton de la moquerie, alors qu'il garde le silence.
Qu'est-ce qu'on dit déjà ? Qu'il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler ? Pas aujourd'hui ! Je ne devrais pas continuer sur cette pente-là, mais c'est plus fort que moi. C'est comme si je quittais un long tunnel sombre et que je sortais les crocs pour protéger ce qui m'appartient. Or, en ce moment précis, ce que je dois préserver, c'est l'estime qu'il me reste. Il y en a assez de la gentille Lucile qui se laisse piétiner ! Il faut bien commencer par quelqu'un et ça sera lui !
Je dois bien avouer que ça m'amuse de caricaturer la piètre opinion qu'il a de moi.
Les attaques que j'ai subies pendant des mois m'ont emplie d'une hargne que je n'avais pas soupçonnée jusqu'alors, et cela me permet de donner libre cours à une joute verbale qui me soulage immensément. J'ai assez encaissé, il est temps que je sorte les griffes !
Et je compte bien montrer que je suis une adversaire digne de Quinn !
Il semble d'ailleurs se ressaisir, car il sourit légèrement.
— Je n'en doute pas une seconde ! Cependant, je serais curieux de savoir comment vous vous y êtes prise pour attraper Alex dans vos filets... Je n'arrive pas à croire que quelqu'un d'aussi intelligent que lui n'ait pas percé à jour votre petit jeu.
Et une attaque de plus ! Qu'à cela ne tienne, j'ai de quoi rétorquer !
Le visage impassible, je parviens à ne pas trahir mon émotion. Car oui, ça fait mal. Il est blessant. Il ne devrait pas douter ainsi d'Alex. Il est censé bien le connaître ! Toutefois, il est en train de me dépeindre comme une femme sournoise, perfide, prête à enjôler n'importe quel homme riche.
Il est coriace, mais pour rien au monde je ne compte m'avouer vaincue.
— Vraiment ? m'exclamé-je, l'air naïf. Désirez-vous peut-être que je vous fasse un dessin ?
Oui, bon, ma répartie n'arrangera rien, j'en ai conscience. Mais c'est lui qui me pousse à répliquer de la sorte. Je continue donc sur ma lancée.
— Cependant, je ne voudrais pas choquer votre sensibilité !
Il frémit légèrement, mais son regard reste impénétrable.
— Je ne suis plus un petit garçon.
— Mais l'avez-vous jamais été, monsieur Tanford ?
— Quinn, rectifie-t-il.
— Voyons, je doute que nous soyons suffisamment intimes pour nous appeler par nos prénoms ! rétorqué-je, l'air faussement effarouché.
Que c'est plaisant de l'attaquer ! Et ça fait du bien ! Je me prends facilement au jeu.
Seulement, au lieu de s'irriter, il part dans un grand rire caverneux et plutôt inquiétant.
— Ne craignez rien. Vous et moi ne serons jamais « intimes » !
Ça, c'est clair !
— Mais il me semble que, vu les circonstances, nous pourrions nous passer de telles formalités, ajoute-t-il.
Ainsi donc, il veut jouer avec le feu. Soit ! Il a trouvé à qui parler ! Surtout que cette joute verbale me galvanise !
— Je n'en attendais pas moins de vous, Quinn..., susurré-je, un sourire sensuel sur les lèvres.
À mes côtés, Jonathan manque de s'étrangler à la note délibérément voluptueuse que je donne à ma voix. Pardon, Jonathan. Mais je ne peux pas m'arrêter en si bon chemin. Je dois mener à bien ce combat que j'ai amorcé.
— Lucile ! me sermonne-t-il, tu ne devrais pas...
Je le reconnais bien là, à réagir de la sorte. Surtout qu'il connaît mon secret, contrairement à Quinn.
— Vous ne devriez effectivement pas jouer à la séduction avec moi, Lucile !
Il vient de couper Jonathan dans son élan. Cependant, ne tenant pas compte de ces avertissements, je ne peux m'empêcher de le provoquer davantage.
— Et pourquoi pas ? Cela pourrait être... plaisant !
Oh, seigneur... Je n'ai jamais agi ainsi ! Et je suis surprise de mon aplomb. En même temps, je n'ai aucunement envie de m'arrêter.
— Ce ne serait guère une partie de plaisir ! Tenez-vous-le pour dit...
À vrai dire, ça l'est dans notre jeu de répliques assassines et ambiguës. J'en ai même du mal à contenir le fou rire qui me monte à la gorge.
— Et si je vous avouais ce qui me plairait ? murmuré-je, un sourire en coin.
Il grimace, ce qui accentue la joie que j'ai de lui envoyer des vannes et de m'amuser à faire la séductrice.
— Inutile, réplique-t-il sèchement.
Je suis ravie d'avoir marqué un point. Je pousse un long soupir, puis hausse les épaules, comme pour montrer ma déception.
— Comme vous voudrez, ponctué-je, faussement résignée. Où en étions-nous ?
— Vous comptiez m'expliquer comment vous aviez convaincu mon parrain de vous donner tout cet argent.
Ah oui ? Il rêve s'il croit que je vais m'abaisser à ce genre de pique !
Je déteste vraiment les gens prompts à juger les autres sans rien connaître des tenants et des aboutissants réels d'une situation. Cela me plaît de répliquer pour fermer son clapet, mais qu'est-ce qu'il peut m'agacer aussi !
Il ne m'a jamais rencontrée avant aujourd'hui et il se permet d'avoir de tels propos à mon égard. Tout ce qu'il sait de moi, il le tire des journaux à sensation, sans même s'interroger sur la part de vérité ou de mensonge.
Je refuse de perdre mon temps à convaincre un homme qui ne m'accorde même pas le bénéfice du doute. Et puisqu'il croit dur comme fer à ses déductions, je ne vais pas le démentir, mais en jouer afin de l'agacer.
— Je n'ai fait qu'utiliser les dons que j'ai reçus à ma naissance.
Ses pupilles se font plus insistantes, et il ne se gêne pas pour me déshabiller ouvertement du regard. Je l'en méprise davantage.
— La nature vous a généreusement dotée, en effet, commente-t-il en me toisant de toute sa hauteur. Je n'aurais jamais cru qu'Alexander se ferait avoir de la sorte !
— Alexander a eu tout ce qu'il voulait de moi, répliqué-je mielleusement. On dirait que cela vous travaille. Peut-être un dessin vous aiderait-il, après tout ?
J'adore sa mine déconfite ! Et tiens, prends ça dans les dents !
Décidément, irriter Quinn est un véritable jeu d'enfant. Et je m'en amuse énormément.
Au moins, il perd un peu de son pouvoir sur moi dans ces moments-là, ainsi que cette aimantation que j'ai ressentie.
Quoique... Même quand je l'attaque, il continue à me faire de l'effet. C'est dingue, ça !
— Une autre fois, décline-t-il tout en levant le menton afin de m'écraser de sa supériorité.
Comme si j'allais lui en faire un !
Cependant, je ne peux résister à l'envie de l'acculer dans ses derniers retranchements. C'est tellement plaisant de me moquer de lui de la sorte !
— Jonathan et moi avions prévu d'aller dîner, déclaré-je sur un ton dégagé. Vous pourriez vous joindre à nous ?
J'aimerais qu'il dise oui pour que je puisse continuer cette joute, mais en même temps, qu'il refuse.
— Désolé, mais c'est impossible !
Je rêve ou il prend un air déçu ?
— J'ai un rendez-vous et... je suis déjà en retard, lance-t-il en jetant un coup d'œil rapide sur une Rolex en or massif qui orne son poignet.
Je lui adresse un sourire de fausse déconvenue. C'est que je deviens une pro dans l'art de ne pas lui dévoiler ce que je pense vraiment !
— Quel dommage ! Une autre fois, j'espère ?
Je lui tends la main, montrant par là qu'il doit à présent déguerpir. Le message est clair, non ? De toute façon, comme il vient de le spécifier, il est pris ailleurs.
Par la lueur qui traverse ses pupilles, je devine qu'il n'a pas envie de me toucher. Cependant, il ne peut faire autrement que de serrer la paume que je lui offre.
Au contact de ma peau contre la sienne, je frémis, et tout mon corps tremble et s'électrise. C'est comme l'effet d'une violente décharge qui crépite jusqu'au cœur de ma féminité et de mes terminaisons nerveuses. Mon cœur s'emballe tant que mes oreilles se mettent à bourdonner d'un pouls assourdissant.
Ce qui me traverse est intense. Fort. Brutal. Dévastateur. La puissance du désir que j'éprouve pour cet homme me fait peur. J'en perds les mots !
Lorsqu'il me lâche, je vacille, mais personne ne le remarque. Il se tourne vers Jonathan, à qui il fait quelques messes basses.
Durant quelques secondes, je demeure immobile. Je suis incapable d'émettre le moindre son, d'esquisser un geste ou d'articuler une seule parole.
Mes neurones ont grillé. Un électrochoc n'aurait pas eu moins d'effet sur moi.
— Qu'est-ce que c'était que ce jeu idiot ?
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