18. Achèvement

((Si vous voulez, vous pouvez écouter "I gave it all" et "Losing you" de Aquilo pendant votre lecture. C'est pour mieux vous mettre dans l'ambiance du dernier chapitre, mais je ne vous oblige pas ;) ))

Cela faisait une semaine que nous avions quitté le magasin. J’avais pourtant l’impression que ça ne faisait qu’un seul jour que je n’avais pas vu les mannequins.

Comme je m’y attendais, ils continuaient à me hanter, que j’aie les yeux ouverts ou fermés. Lorsque je me retrouvais seule, j’avais toujours cette affreuse et indescriptible sensation d’être constamment observée. Parfois, je me retournais même pour être sûre d’être bel et bien seule. Je vivais dans un mal-être constant depuis sept jours. Et j’avais la certitude que cela allait encore continuer longtemps, très longtemps.

Malgré toutes les blessures physiques que je m’étais faite dans ce magasin, le pire restait le choc psychologique, qui semblait me faire encore plus mal. La preuve; j’avais été si traumatisée en rentrant chez nous que j’en avais totalement oublié mon poignet cassé. Le lendemain de notre retour, lorsque ma mère l’avait vu, elle avait poussé un cri d’horreur, et m’avait immédiatement emmenée à l’hôpital, me faisant rater un jour d’école. Là-bas, j’avais dû passer une série d’examens, pour que les médecins m’annoncent finalement que j’avais une entorse beaucoup plus grave que ce que je pensais. Ils m’avaient prescrits quelques médicaments, contre la douleur je crois, et m’avaient posé un plâtre, qui semblait beaucoup trop gros pour mon petit poignet.

Avant de pouvoir enfin partir de là, les médecins m’avaient dit avec un grand sourire ; «Ne t’inquiète pas, ça se remettra vite! Tu continueras à avoir mal un certain temps, mais ça guérira rapidement!». À ce moment-là, j’avais eu envie de leur cracher à la figure que je n’en avais rien à faire de mon poignet, que ce que je voulais, c’était que mon esprit se remette vite et que mon cerveau efface définitivement toutes ces images d’horreur de ma tête. À place, je leur avais simplement fait un timide sourire en hochant la tête.

Étrangement, mon frère semblait vraiment bien tenir le coup par rapport à moi. Il n’avait déjà plus l’air d’être préoccupé par ce que l’on venait de traverser. J’étais contente pour lui, bien-sûr, mais cela me demandait d’être encore plus forte moralement. Parce que je n’osais pas venir lui parler de mes peurs, je ne voulais plus le déranger avec ce qu’il considérait déjà comme du passé. Je devais tout garder pour moi, et je savais bien qu’à un moment, cela ne serait plus possible.

Mais que pouvais-je faire d’autre? En parler à mes parents ne servirait à rien, car ils ne me croiraient de toute façon pas. Une personne dans la même situation que moi serrait déjà allée consulter un psychologue, mais imaginez un peu la tête qu’il ferait si je lui racontais que j’ai été poursuivie tout un week-end par des mannequins qui étranglent les gens pour les mettre dans la chambre froide du plus grand centre commercial de la région. Je ne voulais même pas y penser.

Pourtant, je n’étais vraiment de loin pas la plus à plaindre. Depuis une semaine, l’état de Mathias s’était sérieusement aggravé. Non seulement il ne faisait que bafouiller des choses incompréhensibles toute la journée, mais en plus il n’arrêtait pas de faire des gestes étranges, comme secouer violemment les bras pendant une minute puis arrêter d’un coup. Ça me déchirait le cœur de le voir dans cet état, sans que l’on ne puisse rien faire pour l’aider. Alex et moi, on avait déjà essayé de lui parler calmement, d’entamer une discussion pour lui pour lui changer les idées, mais rien à faire, il ne faisait qu’ouvrir grand les yeux à chaque fois, en se balançant d’avant en arrière, comme s’il ne nous entendait pas, et recommençait  à faire des gestes bizarres.

Nos parents avaient bien entendu remarqué le comportement de Mathias et étaient venus discrètement nous demander ce qu’avait le garçon. Ne sachant pas trop quoi répondre, on avait simplement dit qu’il avait un léger handicap mental, une tumeur au cerveau apparue il y a peu, qui lui faisait faire des choses un peu déplacée mais que ses parents comptaient l’emmener prochainement à l’hôpital le faire opérer et que tout rentrerait dans l’ordre.

C’était peut-être le mensonge le plus stupide que nous avions dit de toute notre vie, mon frère et moi, mais encore une fois, nos parents y crurent et ne posèrent pas plus de questions. Je détestais leur mentir, surtout sur un sujet aussi grave que celui-ci. Et cela ne faisait que s’ajouter à mon mal-être constant. J’avais l’impression de vivre dans une bulle de mensonges depuis une semaine, qui ne tarderait pas à exploser. Et tout nous retomberait dessus tôt ou tard, alors qu’au fond, c'était nous les victimes.

Je me laissai mollement tomber sur mon lit, trop fatiguée pour pleurer. Mon frère était parti jouer au foot avec ses potes, me laissant seule avec toutes mes sombres réflexions. J’entendais mes parents parler en bas de ce qu’on allait faire pendant les vacances qui approchaient. J’avais envie de descendre les voir, pour leur dire que cela ne servait plus à rien d’organiser quelque chose pour moi, car j’étais trop détruite pour pouvoir rire ou m’amuser à nouveau. Mais je ne le fis pas.

Je tentai de penser à autre chose, mais encore une fois, mon esprit fut comme dirigé vers le centre commercial. J’avais tellement la rage contre ce bâtiment et le personnel qui s’y trouvait, que j’aurai voulu aller les étrangler moi-même. Car, comme je m’y attendais, personne, absolument personne ne parla de ce qui s’était passé durant ce week-end. Cette affaire semblait avoir été enterrée pour qu’aucun client ne l’apprenne. C’était répugnant de voir à quel point il voulait garder leur clientèle, sans se soucier des horreurs qui se produisaient entre les rayons, à la nuit tombée. Même si nous n’avions bien-sûr pas le droit de profiter du magasin durant tout un week-end, ils avaient encore moins le droit de tuer des innocents avec des mannequins animés. C’était si absurde, mais pourtant si cruel. Rien que pour les préjudices moraux, il faudrait leur coller un procès et qu’ils payent une fois pour toutes. Mais ils gagneraient forcément ce procès et s’en tirerait sans aucun mal.

Je sentis ma gorge se serrer. Alors, pour ne pas fondre en larmes, je décider d’aller voir Mathias. C’était peut-être une des dernières choses que je pouvais faire.

Je me relevai difficilement, et me dirigeai lentement vers la chambre d’amis. Comme je m’y attendais, je le trouvai assis à côté de son lit, immobile. J’entrai et refermai doucement la porte derrière moi, comme pour ne pas l’effrayer. J’allai ensuite m’assoir à côté de lui, en m’appuyant contre le lit et attendis un instant avant de lui parler;

-Alors, comment ça va Mathias?

-J-je…je veux m-mourir.

Je n’en revins pas; Mathias venait de prononcer sa première phrase cohérente depuis je ne sais combien de temps. En bégayant, certes, mais il l’avait fait. Je ne savais plus quoi dire, j’étais sous le choc. Je ne comprenais pas pourquoi il venait de faire ça, qu’est-ce qui avait bien pu changer des dernières fois où on avait essayé de le faire parler.

-M-maman est partie. Papa au-aussi… J’ai v-vrai-vraiment plus r-rien à a-attendre ici. J-je t’en sup-supplie, tu-tue-moi C-Clara.

Les larmes coulèrent le long de mes joues sans que je ne puisse rien faire. Il venait de me demander de l’achever. Un gamin de sept ans venait de me demander de l’achever, car plus rien ne le retenait dans ce monde. J’étais bouleversée. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le faire. Pourtant, je savais bien qu’il avait incontestablement raison. Je commençai à trembler. Je n’aurais jamais voulu entendre ses mots sortir de sa petite bouche enfantine.

-Mathias, on va trouver une solution, il ne faut pas te décourager maintenant, après ce que t’as vécu. T’inquiète pas, on va…

-C-Clara, s’il te pl-plaît. C-c’est tout ce que je te dem-demande. Fais le pour moi.

J’éclatai en sanglots. Sa dernière phrase eu l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Malgré mes tremblements, je le pris dans mes bras, et lui caressai doucement les cheveux. Je ne savais plus quoi faire, ni quoi dire. D’ailleurs, je ne savais pas quoi ajouter de plus. Je savais que j’allai devoir exaucer son souhait. Son dernier souhait.

Mais il était hors de question que je le tue moi, de mes propres mains. J’eus alors une idée. Elle était peut-être abominable, mais je n’avais pas le choix, je ne voyais pas d’autres solutions.

-Je vais le faire pour toi. Promis, lui chuchotai-je avant que ma voix se brise et que je recommence à pleurer de plus belle.

Étonnamment, Mathias ne dit plus rien, comme s’il était retourné dans son mutisme après avoir dit ce qu’il avait à dire. Au final, ce n’était pas plus mal, car il ne serait peut-être pas conscient de ce que j’allai faire «pour lui».

On resta sans bouger, ni échanger le moindre mot, durant environ un quart d’heure. J’eus le temps de me calmer, de sécher mes larmes et me préparer psychologiquement à ce que j’allais accomplir.

Il était maintenant 19h00, je ne devais pas tarder. Je me relevai lentement et pris Mathias par la main, pour le diriger hors de la chambre d’amis. En repassant devant notre chambre, je vis mon frère, assis sur le lit, la tête penchée sur son smartphone. Il ne me vit pas. Je pris donc la lourde décision de ne pas lui annoncer mon plan.

Nous descendîmes à l’étage inférieur, où mes parents étaient en train de regarder la télé.

-Je vais ramener Mathias chez lui. Je reviens vite.

-Oh, fit ma mère en se tournant vers le garçon. Au revoir Mathias! À bientôt j’espère!

-Oui, à bientôt! renchérit mon père.

Je tentai de faire le sourire le plus naturel possible, puis entraînai le garçon à l’extérieur de la maison, en le tenant toujours par la main.

Le trajet dura un peu plus d’une demi-heure. Puis je le vis; le centre commercial. Il semblait encore nous attendre depuis une semaine. Je ne réalisais toujours pas ce que j’étais en train de faire, ou plutôt ce que j’allai faire subir à Mathias, mais il fallait qu’on en finisse. Pour son bien.

En s’approchant du centre commercial, je pus remarquer que toutes les lumières étaient éteintes. Il n’y avait donc plus personne à l’intérieur, ce qui nous obligeait à passer par la même porte par laquelle on était sortis. On s’en rapprocha et, un peu stressée, je poussai la porte en appuyant sur la poignée de métal. Et elle s’ouvrit.

J’entrai la première dans le parking et entraînai Mathias à ma suite. Cela me fit un choc de retourner ici. C’était comme retourner à l’endroit où nous avions vu un être cher pour la dernière fois. J’en eu des frissons, et, encore une fois, les larmes roulèrent sur mes joues. Je les essuyai du revers de la main, pour ne pas que Mathias les remarque. Je devais lui montrer que j’étais forte.

On se dirigea vers la sortie de secours, guidé par la lumière verte. Puis, j’ouvris la porte, qui grinça et m’engouffrai dans le couloir éclairé par les néons, qui menait à l’escalier. J’avais toujours cette affreuse impression de n’avoir quitté ces lieux qu’hier. Mais je tentai de ne pas y penser, et commençai à monter les marches avec détermination, ne regardant même pas si le garçon me suivait. Seulement, arrivée au troisième étage, je me rendis bien compte que c’était trop dangereux pour moi d’y monter. J’allai donc devoir le laisser monter seul. Je savais que je faisais une chose affreuse, mais je devais le faire, sinon il allait encore plus souffrir, et moi, j’allais m’en vouloir.

C’est à ce moment que me revinrent les paroles que j’avais prononcées lorsque je pensais que j’avais définitivement tué Mathias; «J'aurai une mort sur la conscience durant toute mon existence, je ne pourrai jamais revenir en arrière». Elles étaient cruellement vraies, mais au fond de moi, je savais que ce que je faisais n'était rien que pour lui, et qu’il me l’avait demandé.

Je me tournai vers lui et vis sur son visage une expression de frayeur, la pire qu’il n’ait jamais eue. Peut-être était-ce à cause du choc de revenir ici. Dans tous les cas, il ne fallait pas revenir en arrière, il était trop tard maintenant. Mais il ne semblait pas se rappeler de ce qu’il faisait là, et si je lui disais la vérité, il refuserait catégoriquement de monter. Alors je lui dis simplement;

-Monte tout en haut, tes parents t’attendent. Ils seront super contents de te revoir! Alors ne perds pas de temps, monte, vas-y!

Il ne fit pas la moindre objection et s’élança, son visage soudain illuminé, les yeux pétillants. Je le regardai encore jusqu’à ce qu’il disparaisse définitivement de mon champ de vision.

Il m’avait crue. Je venais de lui donner le plus grand faux-espoir de toute son existence, c’était si cruel. Je ne savais même pas ce qu’il m’avait pris de lui dire cela. En plus, je ne lui avais même pas dit au revoir, je ne l’avais même pas serré une dernière fois dans mes bras.

Malgré le soulagement de ne plus le voir souffrir, je culpabilisai rapidement. Comme je m’y attendais, je fondis instantanément en larmes, en m’asseyant sur les marches de l’escalier. Même si je me répétais que c’était mieux ainsi, je n’arrivais pas à croire ce que je venais de faire. Pauvre Mathias. Un enfant ne méritait donc pas une vie pareille. Non seulement elle avait été courte, mais en plus de cela, elle ne lui avait fait absolument aucun cadeau. Je me sentais terriblement coupable de son triste sort.

Après avoir passé environ cinq minutes à pleurer, je décidai de rentrer, car il se faisait tard et aussi car j’avais peur d’entendre un cri provenant de là-haut. La peur de revoir un mannequin me nouait le ventre, mais je descendis rapidement l’escalier et sortis du centre commercial sans jamais me retourner. Et j’en sortis en ayant la certitude de ne plus jamais y remettre les pieds.

Il faisait totalement nuit dehors. Et durant cette demi-heure de trajet, j’eus encore une fois le temps de réfléchir. Réfléchir à la vie que je menais. Je me posai une curieuse question: qu’y avait-il à retenir de ces derniers jours? C’est alors que je pensai à ma prof de français, qui nous demandait à chaque fois; «Alors, quelle est la morale de cette histoire? Dans chaque histoire que vous lirez, il y en aura une, car il y en a toujours quelque chose à retenir». Eh bien maintenant, j’avais la certitude que ce n’était pas vrai. Certaines histoires n’ont pas de morale, comme la mienne par exemple, pour la simple et bonne raison qu’il ne faut pas confondre le fictif et la réalité. Car dans la réalité, les conclusions à en tirer sont rares.

Mais en y réfléchissant bien, j’avais peut-être bien une chose à retenir de cette mésaventure; je ne serai désormais plus jamais une Fashion Victim.

-FIN-

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