Fascinating
C'était ma dernière scène. Mon succès. Mon triomphe. Le point d'envol de ma carrière...le point d'envol, littéralement.
La musique commençait à jouer, les lumières à briller. L'atmosphère excitante des débuts du spectacle, comme une rumeur qui enfle. Le frémissement d'anticipation, la petite pointe d'angoisse...toute cette composition mesurée, orchestrée, dont la moindre seconde était chorégraphiée.
Ce que j'attendais.
Et qui venait à moi dans une débauche luxueuse, nourrissant le chaos illuminé dont j'étais le centre.
Un frisson délicieux traversa ma colonne vertébrale alors que la suite s'enchaînait.
L'avancée glorieuse vers le centre de la piste. Aussi fluide qu'un pas de danse. Aucun regard en arrière, juste la tête haute, le maintien digne.
Un port de reine.
Justifié.
Offrant à l'assistance l'exacte image qu'elle voulait voir.
Un idéal. La concentration de leurs fantasmes.
Exerçant sur eux ce pouvoir dont ils n'avaient même pas conscience.
La fascination.
L'extase se répandit dans tout mon corps alors que je sentais les regards se braquer sur moi comme ceux des projecteurs.
Ma hantise. Ma félicité.
Un moment de monde que je ravissais pour moi seule, leurs coeurs battant à l'unisson, devant le fragment d'éternité que j'osais m'offrir.
Figeant le temps l'instant d'un scintillement.
Moi, le reflet de leurs rêves. Leur perfection, la gloire qu'ils n'avaient pas. L'objet désigné de leur amour.
Une idole élevée au rang de déesse.
Leur curiosité, envoutée, dévorante...ma raison de vivre.
Leur envie, mon ivresse. Ce sentiment de toute-puissance qui gonflait mon coeur d'un orgueil halluciné.
J'étais une flamme brûlant dans le vent, leur repère, leur point de ralliement. Je donnais un sens à leur vie. Et la mienne valait à leurs yeux plus que la leur.
Ils voulaient rire et pleurer avec moi, partager chaque minute qui m'était donnée.
Alors je les leurs ai offertes.
Sur un plateau d'argent avec un tapis rouge, au revêtement pailleté renvoyant la lumière de leur soleil.
Cet astre qui n'était autre que mon propre sourire.
Recevant en échange les clés du paradis. L'immortalité.
Mon nom sur toutes les lèvres, fébrile, murmuré avec une ferveur religieuse.
Leur constante attention, vibrante, palpitante.
La lueur dans leur yeux, mi-envie mi-respect.
Leur convoitise. Je vivais pour elle.
Pour entendre murmurer, pour que les bruits courent, pour répandre un peu plus des éclats de moi-même.
Tissant autour du monde ma toile de fils d'or.
Resplendissante.
Sublime.
Je rejetais la tête en arrière, jubilante. Les couleurs floues autour de moi se reflétaient dans mes pupilles, ondulantes, hypnotiques.
S'empêtrant dans un exquis camaïeu à la beauté sauvage.
Qui n'égalait pas la moitié de ce que j'exhalais. J'étais mieux. J'étais plus.
Plus brillante que ces lumières, que la lune, assez brillante pour estomper toutes ces étoiles vides de sens qui me surplombaient.
Pas de si haut, finalement. Un jour, ce serait moi, l'étincelle dans le ciel. Je les aurais même elles à mes pieds, comme de vulgaires perles à briser sous mes talons.
Rejetée en arrière, le visage tourné vers le ciel dans une sorte de défiance, je savourais cet intense moment de plénitude, le goût divin de la victoire fixé dans ma bouche.
Mes paupières dérobèrent doucement mes iris au mouvement des couleurs. Un battement de cils posa le noir sur le tableau de mon triomphe.
Mais distinguer dans le lointain la mélodie de leur intérêt croissant sous leurs chuchotements et le bruissement de leur sourire était peut-être plus encore agréable.
Un sursaut de ravissement me traversa l'esprit en même temps que cette exquise certitude.
Mon public était là. Indéfectiblement fidèle. Et suspendu au moindre de mes frémissements. Je les tenais. Captivés. Plus que jamais.
Maintenant, il m'incombait de leur faire vivre quelque chose qu'ils n'oublieraient jamais.
L'éclosion de ma splendeur.
Ou plutôt, son explosion.
Dans un point culminant si somptueux qu'il éclipserait jusqu'à leurs doutes, ne laissant plus que ma présence. Royale.
Pour me graver dans leur esprit à jamais. Flamboyante.
Je savais que je les envoutais. Ils étaient là pour moi, par centaines. Je les avais conquis, à la force de ma volonté. Et je me tenais là, à leur tête, plus resplendissante que jamais. Couronnée de leur fascination.
Au point où se concentraient tous leurs regards, je me dressais, étincelante.
Prête à donner la réplique aux plus grands.
Prête à surplomber l'entièreté de ce monde.
L'allure altière, les gestes mesurés, triomphants, j'ouvris les bras en signe de majesté. Auréolée de grâce, irradiante de souveraineté.
Un ange, élevé dans le ciel à une altitude plus élevée que celle dont il était tombé.
La terre entière pour piédestal.
Et il était temps pour moi de m'en affranchir.
De prendre mon essor, libre, plus éblouissante que jamais.
Pour prendre ma place où je le méritais, deuxième soleil aux côtés de l'ancien, plus admirée, plus rutilante.
Parfaite.
La nuit enveloppait déjà la piste que je m'offrais, mais mon halo pouvait la percer.
Répandant sa clarté parmi mon audience, enorgueillissant leur prunelle, caressant leur sens d'une miette de flamme, plus caressante et douce qu'une plume de phoenix.
Ma position était l'exacte image de celle d'un oiseau, toutes ailes ouvertes. Mais mieux qu'une reproduction, j'aimais à l'appeler une sublimation.
Ma personne empreignant ce mouvement de l'ultime grain d'harmonie qui la séparait de la perfection.
Je pouvais tout sentir s'accélérer autour de moi, s'étendre, prenant de l'ampleur comme un incendie.
Le bois laqué des planches de la scène.
Le frottement aux accents couteux et douillet du velours des rideaux, bruissant sur le parquet.
Et la chaleur croissante des projecteurs, enflammée, la danse des lampes, dessinant ma silhouette dans le noir, imprimant ses contours dans les yeux obsédés des spectateurs.
Avec ma lenteur mesurée, délicate, j'esquissais le début d'une révérence.
Noyant sous une dernière larme de raffinement un geste qui échappa à mon contrôle.
Tout se brouilla, devint confus, s'étirant avec une précipitation qui enlevait à l'esthétique de ma « représentation. »
Le plumage du cygne se laissa prendre dans le vent comme une voile imprévue, déviant ma trajectoire.
Mais peu importait.
Ces lumières.
Ces voix.
Tout ce qui m'englobait dans mon exaltation.
Les immeubles qui défilaient, leur fenêtres illuminées passant dans mon champ de vision avec une brutalité éphémère, sans cesse remplacées par d'autres.
Plus bas.
Plus bas.
Ce monde qui m'adulait m'apparaissait enfin dans sa vraie nature, alors que je le regardais à l'envers.
Le ciel qui s'éloignait, donnant une fin presque palpable à la somme de tous mes rêves.
Le sol qui se rapprochait, menaçant, mais aussi accueillant, promettant à un astre rebelle de lui redonner une place qui lui appartenait.
Et sous le sifflement dément de ma chute, derrière la mélodie hurlante des sirènes assortie de ces reflets mouvants passant du bleu au rouge, distant mais présents, me parvenant au ralenti, les applaudissements.
Lourds, mais attendus. Espérés. Poursuivis.
Me permettant enfin de mêler dans mes derniers instants un sourire au goût de sang aux larmes amères arrachées par mon déclin.
Suivre le destin d'Icare avait désigné ma gloire.
J'étais plus fascinante en pièces pour leurs regards gourmands.
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