Chapitre 11

Tout était prêt pour l'arrivée de Yukie.

Osamu ne pouvait s'empêcher d'être nerveux alors il ne cessait de vérifier l'état du repas. Le plat principal continuait de mijoter pendant que l'entrée – une multitude d'amuse-gueules préparés par ses soins – reposait sur deux plateaux en porcelaine joliment ornée. Il s'était dit qu'il en faisait trop, mais voilà, il voulait montrer un aspect différent de sa personnalité. Il n'était pas juste ce type tranquille qui paraissait rarement ébranlé et qui ne semblait pas apporter d'importance aux détails. Yukie était devenue très rapidement une personne spéciale à ses yeux et il voulait lui plaire, lui montrer que, pour certaines occasions, il savait se donner à fond. Keiji avait fait une espèce de sourire attendri lorsqu'il lui avait raconté ses plans pour la soirée, avant de lui avouer qu'il ne pensait pas l'avoir déjà vu aussi investi dans un projet. Excepté dans la création de son restaurant, bien sûr, qui restait tout de même l'accomplissement de son rêve d'enfance.

Le carillon de l'horloge installée dans la salle du restaurant sortit Osamu de ses pensées. Toujours aucune nouvelle de la jeune femme. Il commençait à comprendre l'inquiétude permanente qu'éprouvait son frère vis-à-vis des hommes avec qui il était sortis. Cette peur – infondée – qui nouait l'estomac et faisait jaillir des pensées toutes plus absurdes les unes que les autres. Allait-elle le laisser en plan ? Et si elle venait, allait-elle repousser ses avances ? Allait-elle couper tout contact avec lui ? N'allait-il jamais la revoir ? Si Keiji était là, il le traiterait d'idiot. Et il aurait sûrement raison. Un sifflement d'oiseau retentit dans la pièce, signe qu'il avait reçu un message. Il se jeta sur son téléphone laissé sur le comptoir de l'accueil et son cœur accéléra malgré lui lorsqu'il lut le nom de la professeure.

Shirofuku Yukie
[20:08]
"Je suis désolée, mon premier message ne s'est pas envoyé, je n'avais pas fait attention ! J'ai été retenue au travail donc j'ai pris du retard mais j'arrive bientôt ! Je suis désolée !"

Un sourire attendri pris place sur le visage de Miya en imaginant la panique et la litanie d'excuses qu'elle allait lui offrir en arrivant. Son inquiétude s'était aussitôt envolée à la lecture des premiers mots du message. Il lui répondit qu'elle n'avait pas à s'en faire, qu'il était patient.

Une petite dizaine de minutes plus tard, la jeune femme déboula presque théâtralement, la main sur la poignée, essoufflée malgré la tentative pour le cacher. Osamu pouvait voir ses épaules se soulever au rythme de sa respiration tout en étant assis derrière l'accueil. Un sourire étira instantanément ses lèvres lorsque leurs pupilles s'accrochèrent.

— Je suis tellement, tellement désolée. Si tu savais à quel point je m'en veux ! lâcha Yukie dans un souffle douloureux.

Il roula des yeux avant de quitter sa chaise haute pour la rejoindre. Il l'aida à retirer son manteau tout en lui répétant qu'il n'y avait pas de mal. Son regard se perdit sur la robe qu'elle portait. Un col de chemise, des manches et un jupon légèrement bouffants, ce dernier s'arrêtant à mi-cuisses. Elle semblait en coton et était d'un bleu nuit très élégant. Des lignes ocres parcouraient tout le vêtement pour former de grands carreaux. Avec sa paire de collants noirs fins et ses bottines de la même couleur, elle paraissait encore plus élancée qu'elle ne l'était. Il la trouva belle. Magnifique. Elle avait encore le souffle court. Il se dit que ça ne la rendait que plus jolie. Elle tenta de se coiffer d'une main assurée, remettant ses quelques mèches folles à leur place.

— Tu as bouclé tes cheveux ?

— Oui, ça faisait longtemps que j'en avais envie. Je me suis dit que ce serait l'occasion... Tu aimes bien ?

Elle enroula un doigt dans ses cheveux, le regard fuyant. Avec un sourire bienveillant, Osamu lui répondit que ça lui allait très bien. Avant même de savoir ou de comprendre ce qu'il faisait il glissa l'une de ses mèches derrière son oreille. Il put alors admirer ses joues prendre une jolie teinte framboise. Il sentit son ventre partir dans une danse folle.

— Je crois que j'ai faim, marmonna-t-il.

Elle baissa un peu plus les yeux et il secoua la tête.

— J'ai préparé la table là-bas. Tu n'as qu'à t'installer pendant que je vais chercher l'entrée.

Il voulait lui laisser quelques secondes pour qu'elle se remette de ses émotions. Dès qu'il fut de retour auprès d'elle, Yukie arborait à nouveau l'expression qu'il lui connaissait si bien. Les yeux brillant de curiosité et d'appétit pendant que ses lèvres se pinçaient subtilement, comme si elle voulait s'empêcher de baver sur la table. Elle scrutait les plats dans ses mains et, comme à chaque fois qu'il lui apportait à manger, il était touché de voir l'attention qu'elle portait à sa création.

— Tu t'es surpassé visuellement, ces amuse-bouches sont tout simplement magnifiques, s'émerveilla Yukie.

— En espérant que le goût te plaise tout autant.

Elle en prit délicatement un. C'était un petit feuilleté en forme de bouchée à la reine, d'où s'échappait une délicate odeur de fruits de mer. Ses yeux s'illuminèrent lorsqu'elle croqua dedans.

— Oh bon sang, ce sont des noix de saint Jacques ?

— Avec une béchamel parfumée à la muscade.

Yukie avait l'air d'être sur un petit nuage, une expression béate sur le visage pendant qu'elle savourait son met. Le jeune homme face à elle était ravi. Ils continuèrent tranquillement leur dégustation, Yukie s'émerveillant un peu plus à chaque amuse-bouche qu'elle découvrait. Pour l'instant, le repas se déroulait à merveille.

— D'ailleurs, qu'est-ce qu'il s'est passé pour que tu prennes du retard ? Si ce n'est pas trop indiscret.

— Oh, c'est à cause du travail. Enfin, des collègues plutôt. Une rumeur circule comme quoi le terrain vague en face du parc a été racheté.

— Comment avez-vous fait pour être au courant d'un truc pareil ? demanda Osamu en attrapant un feuilleté aux poireaux.

— L'une des profs a son mari qui travaille à la mairie. Des gens seraient venus plusieurs fois pour des rendez-vous assez confidentiels...

— Pourquoi rendre ça secret ? Au contraire, c'est une bonne chose que quelqu'un décide de venir vivre sur ce terrain, il faisait vraiment abandonné.

— Justement, tout le problème est là, rétorqua la jeune femme en arborant une expression sombre. Ce n'est pas pour une habitation, mais pour un centre commercial.

Son interlocuteur manqua de s'étouffer à ses mots. Un centre commercial ? Dans leur village ? Ça n'avait aucun sens. Un tel projet ne pouvait fonctionner. Ils allaient dénaturer les lieux !

— Le maire aurait, apparemment, des projets d'expansions pour notre chère communauté, continua Yukie.

— C'est complètement ridicule.

— Je te le fais pas dire. Et il semblerait que tout le monde à la mairie ne soit pas dans la même optique que lui. C'est pour ça que les infos ont fuité. C'est en train de se répandre comme une traînée de poudre, les gens vont se mobiliser.

C'était l'une des choses qui avait charmé Osamu à son arrivée dans le village. Ses habitants étaient discrets, menaient une vie humble et sans manigance, prêts à aider leur prochain, sans pour autant être intrusif, comme s'il s'agissait de critères pour vivre ici. Pour autant, ils ne restaient pas passifs lorsque quelque chose leur déplaisait et ce projet de centre commercial allait pour sûr être accueilli avec beaucoup de bruits.

— Je sens que les prochaines semaines vont être mouvementées.

— Parfait avec les fêtes de fin d'année qui approchent, ricana la professeure.

Miya récupéra les plats vides pour les rapporter en cuisine. Il revint avec le plat principal qu'il déposa délicatement au centre de la table. Il posa la main sur le couvercle, se délectant de l'impatience qu'il pouvait voir danser dans les prunelles de Yukie. Lorsqu'il le souleva, l'odeur relevée du curry se propagea dans la pièce et lui-même eut l'eau à la bouche. Quand il s'installa après avoir rangé le couvercle, il capta le regard de Yukie, braqué sur lui.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il, mal à l'aise.

— Tu es vraiment l'homme idéal. Je veux dire, tu es attentionné, poli, travailleur et tu cuisines comme un dieu. As-tu seulement un défaut ? Tes parents doivent être tellement fiers de toi.

— Bien sûr que j'en ai ! rit Osamu en tentant de cacher sa gêne. Et pour mes parents, j'avoue que mon amour pour la gastronomie a toujours été un plus. Dès mon plus jeune âge j'ai pu aider ma mère en cuisine, ça l'a beaucoup soulagée. C'est elle qui m'appris quasiment tout ce que je sais. Elle me rabâche sans cesse qu'elle ne m'a pas enseigné tout ça pour rien et qu'elle attend que je fonde une famille pour leur en faire profiter.

À peine termina-t-il sa phrase qu'il se demanda si le message n'était pas un peu trop transparent.

— Je te comprends totalement vis-à-vis de la pression parentale... Les miens sont pareils. Ils s'inquiètent parce que j'ai déjà 25 ans et que je suis toujours célibataire. En plus, je suis fille unique alors ils me font souvent leurs regards de chiens battus en me demandant si je vais les priver de petits-enfants. Mes tantes, elles, me répètent que je vais finir vieille fille et malheureuse.

Elle leva les yeux au ciel, pas du tout atteinte par leurs paroles.

— J'estime avoir encore le temps pour faire des enfants.

— Je suis bien d'accord, on a encore le temps à notre âge ! Mes parents sont inquiets à cause d'Atsumu. Comme il est en couple avec un homme et qu'il n'aura pas d'enfants, tous les regards sont tournés vers moi. C'est hyper oppressant.

Aucun des deux ne relança la conversation, et le silence envahit la salle. Osamu scruta le visage de la jeune femme. Ses iris étaient braqués sur lui et semblaient vouloir lui dire quelques choses. Doucement, l'exaltation envahi son corps. Ils étaient sur la même longueur d'ondes, il le sentait. Les battements de son cœur s'intensifièrent et il eut besoin de prendre une grande inspiration. Il brisa le contact en se levant pour attraper son assiette qu'il remplit rapidement.

— Ça a l'air absolument délicieux, s'enthousiasma Yukie en humant l'assiette reposée devant elle.

Il avait préparé des lamelles de bœuf avec un curry amélioré, le tout accompagné de nouilles faites maison. Le plat pouvait sembler simple au premier abord, mais il savait que son invitée saurait l'apprécier à sa juste valeur. Il la regarda silencieusement, attendant qu'elle goûte. Délicatement, elle enroula des nouilles avec ses baguettes, avant de les tremper dans le curry et de les fourrer dans sa bouche avec délice. Elle tâta un morceau de bœuf, constatant son aspect juteux et croqua dedans.

— Je crois que je pourrais en pleurer, annonça-t-elle la bouche pleine.

— Je pense que tu es celle qui m'offre les plus beaux compliments quand il s'agit de ma cuisine. Jamais je n'avais vu quelqu'un l'apprécier à ce point, et je n'aurais jamais cru que c'était possible.

— Désolée, j'en fais trop...

— Oh non, pas du tout ! Au contraire. On m'a tellement dit que c'était un boulot de femme qu'en voir une, toi qui plus es, l'aimer aussi purement, c'est l'un des plus bels accomplissements qui soit.

Voyant qu'elle l'observait en clignant des yeux rapidement, il se demanda s'il n'avait pas été grossier.

— Enfin, je sais pas trop si tu comprends ce que je veux dire...

— Comment ça, "toi qui plus es" ?

— Euh...

Osamu déglutit bruyamment, gêné de ne pas avoir fait attention à ses paroles.

— Eh bien, je t'apprécie alors ton opinion a de la valeur pour moi, improvisa-t-il.

Les épaules de Yukie s'affaissèrent subtilement et elle perdit de son éclat. Elle était déçue de sa réponse. Se traitant mentalement d'idiot, le cuisinier posa ses coudes sur la table et croisa ses doigts devant son menton. Il prit une profonde inspiration, pour se donner du courage.

— Je t'estime bien plus qu'aucune autre femme. Juste à titre informatif, ma mère ne compte pas.

Yukie se mordit la lèvre inférieure pour réprimer un sourire, ce qui encouragea le jeune homme.

— Tu ne ressembles à aucune des personnes que j'ai pu rencontrer jusqu'à présent. Je sais qu'on se connaît pas depuis si longtemps et que ce que je dis peut avoir l'air bateau, mais avec toi je me sens bien. Sincèrement bien. Entier. Quand je suis proche de toi, j'ai la sensation que tout devient évident, que ça ne pouvait que se passer comme ça. Tu as brisé ma routine en entrant dans ma vie, mais tu l'as reconstruite pour qu'elle devienne infiniment plus brillante. Elle a un sens désormais. J'ai des objectifs concrets maintenant, des envies, des projets, qui ne m'avaient jamais semblé utiles ou envisageables avant que je te rencontre. Je veux te combler de bonheur. J'ai besoin que tu te sentes bien, que tu sois heureuse et, si possible, que je fasse partie de ta vie, dans le bon sens.

Ses mains tremblaient, il n'arrivait pas à croire qu'il lui avait dit toutes ces choses et il commençait doucement à paniquer. Qu'est-ce qu'il lui avait pris de lui déballer tout ça ? Ça devait pas se passer comme ça. Elle allait forcément prendre la fuite, et il la comprendrait totalement. Il ne pouvait lever les yeux de ses doigts rougis par la pression qu'il exerçait sur eux. Au bout d'interminables secondes, l'une des mains de Yukie entra dans son champ de vision pour se poser sur les siennes. Leur tremblement cessa immédiatement et il se décrispa. Un peu. Timidement, il osa un regard vers elle et sa mâchoire se décrocha. Des larmes perlaient au coin de ses yeux. L'une d'entre elle roula le long de sa joue pour terminer sa chute sur la table. Hébété, Osamu se mit à bégayer des syllabes que lui-même n'arrivait pas à saisir. Ses idées étaient embrouillées, il ne s'attendait pas à une telle réaction et il ne savait pas comment réagir. Après quelques instants, Yukie se mit à rire. Un rire mélodieux, aussi doux que le pelage d'un chaton. Cela eut le don d'apaiser le jeune homme qui se tut.

— C'est la plus belle déclaration qu'on ne m'a jamais faite, murmura-t-elle en resserrant la prise sur ses mains. Ça n'avait rien de bateau, au contraire. Je comprends totalement. Je ressens... Je ressens exactement la même chose depuis que je t'ai rencontré. Tu as tout bousculé dans ma vie. Je ne savais pas que c'était ce que j'attendais, et pourtant, reprendre ma vie là où je l'ai laissée avant de faire ta connaissance me paraît inenvisageable.

****

— Et après ?

— On a terminé le repas, je l'ai raccompagnée chez elle et je suis rentré chez moi.

Osamu entendit son meilleur ami soupirer à l'autre bout du fil.

— C'est moi ou tu as complètement éludé la fin ?

— Il faut savoir cultiver le mystère, tu crois pas ?

Akaashi pouffa et, après quelques échanges de banalités, ils raccrochèrent. Le téléphone posé sur la poitrine, le cuisinier avait les yeux vissés au plafond. Son cœur battait encore la chamade d'avoir raconté son dîner avec Yukie. À peine arrivé chez lui, il avait envoyé un SMS à son ami pour savoir s'il était toujours debout. Dans les secondes qui avaient suivi, il recevait un appel de ce dernier, avide de détails. Seulement voilà, Osamu était pudique, et l'autre homme l'avait bien compris, et respecté. Ému, il repensa à la fin du repas qui s'était déroulée dans un silence mi-gêné, mi-apaisant. Yukie et lui avaient échangé quelques mots, mais n'avaient plus osé se regarder dans les yeux. Ce n'est qu'au moment du dessert – un cheese cake – que Yukie avait fait sauter les barrières de la retenue pour s'extasier à nouveau sur les talents du cuisinier, leur faisant oublier à tous les deux la gêne ressentie plus tôt.

Sur le chemin du retour, Yukie avait timidement glissé sa main dans celle du jeune homme, faisant exploser un volcan de chaleur dans sa poitrine. Il avait senti son visage le brûler durant tout le trajet. Au moment de se quitter devant son domicile, la professeure avait récupéré sa main, laissant une empreinte glaciale dans le creux de la paume de Miya. Se disant qu'il était trop tôt pour un quelconque contact intime, il glissa une mèche rebelle derrière l'oreille de Yukie, caressant subtilement sa joue au passage. Il souhaitait prendre son temps, rien ne pressait, loin de là. Il voulait avancer pas à pas avec Yukie, apprendre à la connaître sans se précipiter, savourer ce tout nouveau lien qui était en train de se créer entre eux. À sa réaction, il comprit qu'il avait bien fait. Il la salua, et attendit qu'elle referme la porte derrière elle pour repartir en direction de sa maison.

Sa poitrine le picota en repensant aux yeux papillonnant de la jeune femme et un sourire béat étira ses lèvres. Il pouvait tourner et retourner la situation dans tous les sens, la conclusion qui lui venait était toujours la même. Il était amoureux.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top