Chapitre 19
Le soleil était haut dans le ciel et réchauffait la peau de Keiji à travers la baie vitrée de sa chambre. Comme pour le narguer, la météo avait décidé d'être clémente pour cette journée seulement. Il se regardait dans le miroir sur pied, morne. Rencontrer Ema lui avait semblé être une bonne idée sur le moment, mais maintenant qu'il se trouvait à moins d'une heure du rendez-vous, il avait l'impression d'avoir peut-être fait une erreur. Il poussa le centième soupir de la journée tout en finissant de boutonner le col de sa chemise. Il enfila un pull en laine par dessus et remis ses lunettes. Il n'était pas particulièrement sur son trente et un, mais ne donnait pas non plus l'air de n'avoir fait aucun effort. Obligé de passer sous le radar de ses parents, il ne pouvait pas se permettre de faire n'importe quoi. Keiji souffla un grand coup, passa une main dans ses cheveux ébouriffés et quitta la chambre pour descendre dans le salon, où sa famille l'attendait. Il se revit, une semaine plus tôt en compagnie de Bokuto, profitant de sa vie paisible avec son chien – qui lui manquait cruellement en cet instant – Osamu ou encore Kuroo. Ses proches lui manquaient – ses vrais proches. Il voulait rentrer chez lui.
— Oh mon chéri, tu es si beau comme ça ! s'émerveilla Kazuhi.
Elle se leva du canapé rapidement pour lui faire une brève étreinte. Pendant que son père se levait à son tour, plus tranquillement, elle tenta d'aplatir la chevelure de Keiji. Celui-ci se demanda si un jour elle comprendrait que ses cheveux étaient indomptables.
— Merci Maman.
— Je suis fier de toi fils, clama Kazuko en se plantant devant son fils.
Ce fut dur pour ce dernier de ne pas lever les yeux au ciel. Fier ? Sérieusement ?
— Tu vas voir, Ema est une femme tout à fait charmante. Elle est très intelligente et cultivée. Tu te rappelles qu'elle fait des études pour devenir chirurgienne ? C'est vraiment une bonne petite.
Ça devenait de plus en plus difficile pour le jeune homme de ne rien répondre. Il hésitait fortement à lui demander s'il ne préférait pas aller au rendez-vous à sa place.
— Tu as de la chance en plus, elle aime bien les animaux.
— En quoi c'est une chance ?
— Peut-être acceptera-t-elle ton chien.
— Ha ! Parce que tu pensais que ça aurait changé quelque chose ? s'offusqua Keiji. Je ne suis pas assez cruel pour abandonner Kento parce qu'une nouvelle arrivante ne l'apprécierai pas.
Son père voulu rétorquer mais il leva une main.
— Ne mettons pas la charrue avant les bœufs, tu veux bien ? Je ne lui ai même pas encore parlé que tu fais déjà des plans, c'est pas un peu précipité ?
— Tu vas forcément l'apprécier, c'est pour ça.
Le regret de son choix commençait à donner mal au ventre à Keiji. Kazuko ne faisait qu'empirer la situation.
— Non, tu n'en sais rien, tout comme je n'en sais rien. Peut-être qu'il ne va rien se passer, peut-être même qu'elle ne me trouvera pas intéressant.
— Voyons Keiji, ne te rabaisse pas comme ça ! s'exclama sa mère.
— Je ne savais pas que Papa était le seul à avoir ce droit.
Ça lui avait échappé. C'était plus fort que lui, l'angoisse de cette rencontre faisait ressortir le pire aspect de sa personne et il ne pouvait plus se contenir. Converser avec ses parents faisait grimper son anxiété en flèche et les envoyer bouler était son seul mécanisme de défense.
Il attrapa son manteau et enfila ses chaussures sans attendre une quelconque réponse de leur part : cette discussion était stérile.
— Laisse moi au moins te conduire au café, tu risques de trop forcer sur ta cheville...–
— Non merci, je vais beaucoup mieux.
Ce n'était pas exactement vrai mais il était habitué maintenant à ignorer le fait que sa cheville le lançait de temps en temps. Il referma la porte derrière lui et suivit le chemin pavé jusqu'au portillon qu'il ouvrit dans un grincement. Le soleil l'éblouit durant les premières minutes, le temps que sa vue s'adapte à la forte luminosité. Avec les derniers jours de grisaille, le jeune homme avait perdue l'habitude de la clarté. Heureusement, la neige tombée dans la soirée et la nuit précédentes n'avait pas tenue.
Ses pas lui paraissaient lourds et la boule dans sa gorge ne cessait de gonfler. Il en avait pour une vingtaine de minutes de marche et cela lui semblait bien trop court. Il ne savait pas ce qu'il dirait en voyant Ema. Comment faisait-on lorsque l'on rencontre de nouvelles personnes ? Il n'en avait aucune idée. Il essaya de se remémorer ses dernières rencontres. Lev et Yaku étaient ses collègues, il n'avait pas eu le choix, Bokuto lui avait foncé dessus et Kuroo avait été attaqué par son Akita. Rien de tout cela ne l'aidait. Toutes ses relations étaient naturelles et s'étaient faites sans forcer. L'exact opposé de ce qu'il s'apprêtait à faire. Une image de Bokuto s'immisça dans son esprit et son cœur accéléra.
Il fallait absolument qu'il s'assoit. En regardant autour de lui, Keiji constata qu'il venait tout juste de passer un banc sans s'en rendre compte. Il rebroussa rapidement chemin avant de se laisser tomber dessus. Il déboutonna le premier bouton de sa chemise dans un geste sec. Il manquait d'air. Il se prit la tête entre les mains et ferma les yeux dans une vaine tentative de faire le vide dans son esprit. Seulement, cela eut pour effet de faire l'inverse et de plus en plus d'images de Bokuto déferlèrent.
Cette nuit d'orage sur le pont, leur deuxième rencontre à la bibliothèque et leur premier rendez-vous au restaurant pour apprendre à se connaître. Leur sortie pour acheter du matériel pour le vélo de Bokuto, les premières confessions sur les peurs de Keiji, les premiers cours pour reprendre confiance et remonter sur un vélo. Keiji pouvait remonter sur un vélo sans faire une crise de panique ! Sérieusement, qui aurait cru que ça arriverait à nouveau ? Certainement pas lui. Les sorties plus ou moins chaotiques qui s'en était suivies, les longues discussions qui le faisait vibrer, les sourires de Bokuto, son regard pétillant, attentionné, affectueux.
Bokuto.
Akaashi se redressa, les yeux embués. Qu'était-il en train de faire ? Renier ses sentiments pour plaire à un homme qui ne serait jamais pleinement satisfait de la personne qu'il est ?
Un couple de personnes âgées passa devant lui lentement. L'homme marchait avec une canne, la femme courbée et pourtant, cela ne les empêchait pas de se tenir par la main. Ils adressèrent de douces salutations au jeune homme et continuèrent leur route. Il les observa quelques instants avant d'essuyer ses larmes qui menaçaient de déborder. Les paroles de sa sœur lui revinrent en tête : "tu devrais essayer de vivre ta vie pour toi et d'être heureux". Être heureux.
Heureux.
S'il continuait, s'il allait à ce rendez-vous, il devrait sûrement faire une croix dessus. Il avait beau dire que ça ne l'engageait à rien, qu'il ne donnerait pas de suite, il n'en savait rien. Et s'il continuait de se laisser amadouer par son père ? Et s'il prenait goût à l'entendre dire qu'il est fier de lui ? Allait-il se perdre dans cette relation arrangée ? Allait-il déménager ? Dire adieu à son travail et ses proches ? À Osamu ? À Bokuto ?
Une vague de nausée le saisit à la gorge. Une vie sans Bokuto et sa spontanéité, sa générosité et sa bienveillance ? Ça n'avait aucun sens. Ce n'était pas une vie. Il n'avait pas à sacrifier son bonheur pour de stupides raisons. Il se releva, chancelant. Après une grande inspiration, il se mit en marche. Sa décision était prise. Sa limite venait d'être atteinte. Il envoya rapidement un message à Ema pour s'excuser car il n'honorerait pas le rendez-vous. Il était désolé de la laisser en plan si tardivement mais il ne pouvait plus s'émouvoir pour ça. Le rencontrer n'aurait rien apporté de bon à la jeune femme. Il en profita pour regarder les horaires de trains en direction de son village. Par chance, il y en avait un qui partait dans deux heures. Ça lui laissait le temps de faire son sac, se disputer avec ses parents, embrasser sa sœur et sa nièce et prendre le métro, direction la gare.
Quand il passa le portillon, Keiji sentit son courage s'essouffler mais il ne faiblit pas. C'était trop tard pour faire marche arrière. La main sur la poignée, il prit quelques secondes. Il allait affronter son père une dernière fois. Dans une posture droite, il ouvrit la porte et pénétra dans l'entrée.
— Keiji ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
Kazuhi était en train de faire la poussière sur quelques bibelots et était la première à l'avoir vu entrer. Keiko et Tomi, installés sur le canapé avec leur fille tournèrent la tête de concert. Les yeux de la jeune femme s'illuminèrent pendant que le chef de famille apparaissait dans l'encadrement de la cuisine. Il sembla avoir besoin de quelques secondes pour assimiler la présence de son fils. La confusion prit place sur son visage avant que ses traits ne se tordent de colère.
— Ne me dis pas que c'est ce que je crois.
— Si. Comme quoi, tu me connais un peu finalement.
Au diable les convenances, Keiji attaquait en premier. Il n'avait pas de temps à perdre et il connaissait déjà l'issue de cette confrontation.
— Tu as annulé ton rendez-vous ?
Sa mère sembla enfin comprendre et la peur traversa son visage. Elle se tourna vers son mari, serrant avec force le chiffon qu'elle avait entre les mains.
— Tu vas me faire le plaisir d'y retourner immédiatement ! fulmina Kazuko.
— Non, je n'irai pas. Et tu sais quoi ? Je ne ferai plus jamais rien qui rentre en contradiction avec qui je suis pour tes obsessions et tes rêves de reconnaissances.
Il avança de deux pas.
— Je sature. Je ne peux plus supporter ça, c'est trop pour moi. Je suis comme je suis et tu ne me changeras pas. Maintenant, il va falloir l'accepter. Non je ne serai jamais avocat comme Keiko ou médecin. Non je serai jamais ambitieux et non je ne ferai pas de mariage arrangé. Je ne reviendrai jamais vivre à Tokyo. Cette ville me rend malade et c'est de ta faute.
— Tu n'es qu'un ingrat ! explosa son père.
Tomoko éclata en sanglot et sa mère la serra un peu plus dans ses bras en se levant.
— Pourquoi faut-il toujours que tu lui cries dessus ? demanda-t-elle d'une voix glaciale à son père. Tu réalises qu'il a raison ? Pourquoi tu peux pas le laisser tranquille ? Pourquoi tu peux pas nous laisser être une famille normale ?
— On s'en va Keiko, il est hors de question que Tomoko subissent les cris de ton père, asséna son mari.
Puis il se tourna vers M. Akaashi.
— Avec tout le respect que je vous dois, je suis d'accord avec vos enfants et il est hors de question que mon enfant grandisse dans cet environnement.
Ils se dirigèrent tous trois vers l'entrée pendant que Kazuhi tentait désespérément de les retenir en balbutiant des paroles incompréhensibles. Keiko pressa l'épaule de son frère, toujours immobile et ils quittèrent la maison.
— Pourquoi, pourquoi vous vous disputez constamment ? pleura Mme. Akaashi.
— S'il se tenait tranquille comme sa sœur, on n'en serait pas là et tu le sais très bien !
— Quand vas-tu assumer ta part de responsabilité ?! s'écria Keiji.
Maintenant que le bébé n'était plus là, il allait s'en donner à cœur joie.
— Tu préférerais que j'épouse une femme que je n'aime pas, que je sois malheureux en ménage et que je l'entraîne là-dedans, que je fasse un métier qui ne me plaît pas, que je sois soumis à toi, sans personnalité, sans envie ? Mais tu réalises un peu ce que tu me demandes ? C'est complètement délirant Papa ! Je conçois que tu ais de grands projets pour moi, chacun ses rêves, mais pourquoi ne peux-tu pas accepter que les miens soient différents ? Pourquoi ne peux-tu pas accepter que je sois heureux grâce à mes propres choix ? C'est terminé, je refuse de participer d'avantage à ce délire. J'ai pas envie de devenir le reflet de ta personne et de tes désirs. Je ne suis pas toi et pour la dernière fois, je ne le serais jamais.
Il avait le souffle court et le sang pulsait dans ses temps. Il expulsait tous les mots qu'il rêvait de dire à son père depuis des années et il se demandait s'il n'allait pas faire un malaise sous cette avalanche libératrice.
— Maintenant si vous le voulez bien, je m'en vais vivre ma vie avec les personnes qui m'aiment et me soutiennent tel que je suis.
Et comme à chaque fois, il laissa ses parents sans leur donner l'occasion de répondre. Il alla rapidement dans sa chambre et attrapa son sac qu'il jeta sur son lit. D'une main il payait son billet de train sur son téléphone et de l'autre, il fourrait toutes ses affaires en vrac dans le sac. Il récupéra ce qu'il avait laissé dans la salle de bain et jeta son sac par dessus son épaule en se redirigeant vers les escaliers. Le tout n'avait pas duré plus de dix minutes et quand il arriva dans l'entrée, ses parents étaient en train de se disputer.
— Tu ne pouvais pas le laisser tranquille, il fallait que tu t'acharnes ! hurlait sa mère. Tu m'avais promis que tu lui laisserais une chance mais tu n'en as fait qu'à ta tête comme d'habitude.
— Parce que tu es irréprochable peut-être ? À le couver comme s'il avait encore trois ans ?
— Pourquoi je fais ça d'après toi ? Hein ? Tu ne te rappelles pas d'à quel point tu étais dur avec lui, alors même qu'il n'était qu'un enfant ?
— Tu appelles ça être dur ?! s'offusqua Kazuko.
— Oui ! Mais tu as raison, j'ai ma part de tort. J'ai été lâche et soumise parce que j'avais peur de toi et que je ne voulais pas que tu nous abandonnes mais c'est terminé maintenant. Si tu n'es pas content de qui est Keiji, c'est toi qui partiras ! Il est hors de question que je le perde.
Elle se retourna, comme si elle avait senti la présence du jeune homme. En larmes, elle se jeta dans ses bras et s'abandonna dans l'étreinte la plus intense qu'ils n'aient jamais partagés.
— Je t'aime Keiji et je suis fière de toi. J'espère que tu trouveras au fond de toi la bonté de me pardonner pour tout le mal que je t'ai fait.
— Maman...
Sa gorge se noua. Il n'avait jamais vu pareille détermination dans son regard. En levant les yeux, il croisa celui de son père, abasourdi. Sa femme n'avait jamais haussé le ton et ne s'était jamais opposée à lui. C'était comme s'il venait de se prendre la plus grosse claque de sa vie. Kazuhi attrapa son visage pour le forcer à reporter son attention sur elle.
— Pars. Va retrouver ton chez toi.
Il se mordit les lèvres. Hors de question qu'il pleure ! Il embrassa sa mère et tourna les talons. Dehors, il tomba sur Tomi faisant les cents pas et Keiko, installée sur une chaise de jardin et berçant son bébé.
— Je croyais que vous étiez partis...?
— En te laissant tombé alors qu'il faut que tu retournes dans ta campagne ? Mais bien sûr, railla sa sœur.
Elle se leva et son mari prit Tomoko dans ses bras. Rapidement elle s'avança vers Keiji et le serra dans ses bras à son tour.
— Je suis fière de toi, t'es le meilleur petit frère au monde, murmura-t-elle.
Elles s'étaient visiblement décidées à le faire pleurer et le jeune homme dû lutter pour ravaler son émotion.
— Merci sœurette.
Avec un sourire, elle lui ébouriffa les cheveux.
— Aller, en route !
Ils prirent place dans la voiture et Keiji les remercia. La confrontation avait pris plus de temps que prévu et la prise de position de sa mère lui avait fait perdre du temps. S'il avait dû prendre le métro, il aurait très certainement raté son train.
Sa famille le déposa sur le parking. Les embrassades furent rapides mais sincères et Keiko promit à son frère qu'ils viendraient lui rendre visite dès que Tomoko serait un peu plus grande. Après un dernier signe de main en regardant la voiture s'éloigner, Keiji se dirigea vers le hall principal. Son cœur battait la chamade. Cette journée était surréaliste, il n'arrivait pas à croire ce qu'il venait de vivre. Il réalisa que ses genoux tremblaient et il espéra de ne pas tomber. Il allait rentrer chez lui. Enfin. Il allait revoir tout le monde, la vie allait reprendre son cours et ce Noël deviendrait un lointain souvenir. Il était impatient.
— Akaashi ?
Il se freina dans sa course et manqua se trébucher sur les pieds. Il regarda autour de lui, persuadé d'avoir entendu quelqu'un l'appeler. C'est alors qu'il croisa une paire d'yeux mordorés. Son cœur rata un battement.
— Bokuto ?
Il n'en revenait pas, il n'arrivait pas à croire qu'il se tenait là, devant lui dans la gare de Tokyo.
— Akaashi ! J'ai de la chance de te tomber dessus !
Il s'avança tout en souriant pendant que le plus jeune n'avait toujours pas bougé.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? finit-il par demander.
Le sourire de son ami disparu pour laisser place à une expression torturée qui lui fendit le cœur. Le sportif commença à se tordre les doigts et se racla la gorge.
— Je pouvais pas rester chez moi sans rien faire, c'était au dessus de mes forces. J'arrivais pas à me sortir de la tête que tu allais rencontrer cette femme, je t'imaginais avec elle et... je voulais pas. Je veux pas que tu sois avec quelqu'un d'autre.
Keiji retint son souffle.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? murmura-t-il sans savoir s'il l'entendrait.
— Je veux dire que je t'aime Keiji.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top