❦ Chapitre 48 ❧
Les raisons d'organiser ces jeux d'hiver étaient si variées, il y avait la volonté de célébrer notre victoire sur les gobelins, d'oublier notre déconvenue en Hollande, mais la plus importante à mes yeux était d'enfin rencontrer la Reine d'Hiver.
Aubéron m'avait mis en garde contre elle et ses sujets : ils étaient attirés par la violence, les conflits et particulièrement cruels quand ils le voulaient. En écoutant Aubéron je compris une chose essentielle : l'opposition entre les deux Cours était perpétuelle. Le simple fait que je sois en accord avec la Cour d'été me mettait en porte à faux avec celle d'hiver rendait le risque d'attaque de cette dernière plus présent. Je devais donc parlementer directement avec Arpia en espérant que celle-ci soit sensible à mes arguments.
Ces jeux d'hiver pouvaient-ils les séduire ? Et pourquoi pas, puisque les célébrations estivales avaient captivé celles d'été ! Tous mes espoirs reposaient là-dessus. Puisque les fées d'hiver aimaient également l'obscurité, la dissimulation et la tromperie, je décidais que le bal serait masqué. Qu'en quelques salons ouverts, des jeux de cartes seraient organisés. Ces divertissements, pensais-je, plairaient à ces fées hivernales si j'en croyais ce que m'avait conté Aubéron.
À ce dernier, j'avais demandé qu'il me dresse un portrait d'Arpia. D'après lui, elle était terrifiante, sanguinaire, cruelle, portée vers les anciennes traditions, pratiquant la torture et les châtiments les plus terribles qu'on ait pu voir ou entendre. Son regard, surtout, trahissait la peur que lui inspirait cette Reine sombre qui le défiait. Pourtant à l'écouter, elle possédait moins de pouvoirs que lui. Si lui régnait sur les songes, elle n'avait que les ombres, s'il pouvait tirer sa magie des arts, de la création, elle tirait la sienne des cauchemars et des horreurs indicibles qu'inspirait l'obscurité.
— Possède-t-elle la moindre faiblesse ? lui avais-je alors demandé.
— Sa fierté est la seule que je lui connaisse, elle enrage de voir sa puissance et son territoire diminuer. À mesure que les mortels cessent de la craindre, son empire perd de son hégémonie et elle déteste cela.
— Vous jalouse-t-elle ?
S'il y a bien une chose que je comprenais, c'était la capacité des souverains à jalouser leurs voisins et leurs ennemis. La discorde entre Guillaume d'Orange et moi tenait, je le pense, beaucoup à cela. Il enviait mon empire, ma puissance, et je dois avouer que j'enviais sa jeunesse et son machiavélisme.
— Je le crois, concéda-t-il, bien sûr, jamais elle ne l'avouera, mais il y a toujours eu cette concurrence entre nos Cours. Celle d'hiver s'estime souvent lésée, nous reproche de la craindre, alors qu'ils font tout pour inspirer ce sentiment.
— Jalouse-t-elle également vos accords avec mes ancêtres ?
Le roi de la Cour d'été hocha pensivement la tête, à nouveau, l'incertitude dansait dans ses prunelles me poussant à suspecter qu'ils devaient bien peu discuter entre les Cours. Pourtant, avant même de rencontrer Guillaume d'Orange, je pouvais déjà prédire ses tactiques autant que lui les miennes.
— N'avez-vous point d'espions à sa Cour ? Et inversement ? le questionnai-je.
— Le peuple des airs fut un temps employé à cela, mais l'espionnage qu'ils faisaient leur coûtait trop.
Je me demandais quel était ce coût dont il parlait, mais ma curiosité sur les différentes peuplades féeriques devrait attendre, seules la Cour d'Hiver et la menace qu'elle pourrait représenter à l'avenir comptaient à cet instant, et j'espérais que nous aurions l'occasion dans le futur d'en débattre plus longuement, car je désirais l'inviter à ma table régulièrement.
— La Reine et vous n'échangez jamais ?
— Plus depuis des siècles. Le conflit s'est refroidi, nous ne nous affrontons plus, mais nous ne discutons pas non plus. Autrefois, il y avait des négociations après les batailles, mais plus maintenant. Les rares conversations que nous avons s'avèrent aussi vaines qu'épuisantes. Elle est imbue d'elle-même et pleine d'exigences impossibles ! se plaignit-il.
— Telles que ?
— Je vois ce que vous voulez faire Louis, et je vous souhaite bien du courage, mais croyez-moi, elle exigera bien plus que ce que vous êtes prêt à lui donner et si vous parvenez à un accord, elle vous fera croire qu'il est en votre faveur alors qu'il n'en est rien.
Se pourrait-il qu'ils soient si opposés dans un conflit si ancré dans le temps et leurs traditions qu'il lui était tout simplement impossible d'envisager une paix durable ou bien il avait totalement raison et je me fourvoyais en pensant pouvoir négocier avec la Reine d'hiver ? Je devais tenter ma chance tout en me préparant à l'éventualité que toute discussion soit impossible.
— Je me dois d'essayer, mais n'ayez crainte, je ne ferais rien qui irait contre nos accords.
Le roi des fées d'été eut un sourire fatigué, usé par le temps. L'espace d'une seconde, je pus sentir le poids des siècles et percevoir tout ce qu'il avait pu voir, vivre et ressentir durant ces millénaires écoulés. Comment pouvait-on vivre si longtemps et avoir encore le goût de la vie ? L'éternité pouvait paraître séduisante, mais je n'en aurais voulu pour moi-même, je connaissais trop bien la douleur de perdre les siens.
— Je vous fais confiance Louis.
Pour parvenir à un tel miracle, je devais réussir à attirer la Reine d'hiver à ma Cour. Je pensais pouvoir jouer sur sa jalousie, mais je devais me méfier. Si j'avais réussi à ramener l'ordre en la noblesse, c'est parce que je connaissais celle-ci et ses besoins comme ses caprices. En revanche, pour les fées d'hiver, je n'avais qu'un portrait en creux dont j'allais devoir m'en contenter pour dresser une stratégie et espérer qu'elle porte ses fruits.
C'est ainsi que j'orchestrais ces jeux d'hiver à Versailles. C'était la première saison froide où je songeais y faire venir la Cour. D'ordinaire, les fêtes et les bals avaient lieu l'été, nous n'en avions encore organisé l'hiver, encore moins dans le palais que j'avais cru perdre face à Vodiano.
Le canal n'était pas encore achevé, d'autres travaux seraient nécessaires avant qu'on puisse pleinement profiter du palais et de ses jardins, mais je souhaitais montrer à mes sujets ce que promettait l'avenir. L'eau des bassins étant gelée, des patins à glace permettraient aux courtisans de glisser dessus, quant aux jardins, couverts de neige, ils offraient là un délicieux décor où des traîneaux à la place des calèches pourraient s'y promener. Mon père avait fait des jeux assez semblables à Paris lorsque la Seine avait gelé durant un grand hiver.
Ces réjouissances s'accompagneraient d'un ballet orchestré par Lully représentant notre bataille que je lui avais conté. Philippe pensait qu'un opéra sur glace serait parfait, mais Lully refusait toujours qu'on produise des opéras, il les avait en horreur et je ne voulais l'y contraindre. Aussi, ce serait un ballet glacé sur la scène enneigée sertie de verdure.
Sur ma proposition, Lully embaucha des danseurs parmi les fées, il ne connaissait évidemment pas leur nature et fut tout à fait conquis par leur grâce et leur éclat. Philippe se chargea de la décoration et des autres divertissements, lui aussi bénéficia d'une aide féérique. Je fus comblé de constater qu'il s'entendait parfaitement avec elles. Ce qui en soi n'avait rien de très étonnant : mon frère était quelqu'un d'infiniment plus ouvert d'esprit, cultivé, intelligent et audacieux que bien des penseurs en ma Cour.
Pour la nourriture, nous avions prévu des mets sans viande, car les fées étaient végétariennes. Les cuisiniers et artisans pâtissiers firent preuve d'une grande imagination proposant des pâtes de fruits confits, des soufflés de légumes d'hiver, une fontaine de chocolat chaud et des marrons glacés. En outre, nous avions concocté de l'hydromel, breuvage dont raffolaient les fées, ainsi que de l'hypocras, et même de la bière au miel selon une antique recette. Les fées adoraient les saveurs sucrées.
Tous ces divertissements devaient s'accompagner à la nuit tombée de feux d'artifice, autant que le pourraient la neige et la glace évidemment. Puisque nous ne pourrions bénéficier des jeux d'eau, des sculptures taillées dans la glace avaient été dressées afin de donner l'illusion que les fontaines fonctionnaient. J'avais demandé à ce qu'on y distingue des ondines au cœur des tourbillons de givre.
Les fées apparaissaient en vérité partout, dessinées sur la glace comme en la nourriture. A ma demande, Le Brun en avait fait un portrait qui parsèmerait les célébrations. Il s'en étonna, car j'avais progressivement abandonné les représentations mythologiques en faveur de portraits plus réalistes. Il ignorait qu'il ne ferait que peindre la réalité.
La grande difficulté était de chauffer le palais qui n'était point en ville contrairement au Louvre. Nous prîmes le parti de ne faire de feu de cheminée que dans les appartements où seraient logés les invités, espérant que cela suffirait à diffuser la chaleur dans l'ensemble. Bontemps fut chargé de la tâche qui constituait un véritable défi.
L'autre étant pour les cuisiniers, car mener ces célébrations au-dehors laissait le temps aux boissons de geler dans les verres. Cependant puisqu'il s'agissait de boissons à base de plantes et de miel, les risques étaient déjà considérablement réduits grâce au sucre.
J'espérais que tous ces préparatifs rempliraient leur office et suffiraient à attirer les fées d'hiver. Néanmoins, je n'avais point prévu de les combattre. Si mes mousquetaires avaient été avertis que de turbulents invités risquaient d'arriver, je n'avais point conçu de stratégie militaire. Si je ne m'étais trompé à son sujet, Arpia ne se salissait jamais les mains, je doutais qu'elle change de tactique en cet instant.
Alors que l'organisation battait son plein, la neige se remit à tomber, si fortement que les serviteurs et danseurs durent se replier à l'intérieur laissant les jardins se draper d'un voile blanc. J'observais le délicat défilé des flocons s'amassant, je pouvais presque deviner les arabesques qu'ils formeraient une fois pris dans la glace, les dessins qui s'inscriraient dans les zébrures des craquelures. Devant ce paysage blanchi, il m'était difficile de croire que se tenait là un champ de bataille.
Les traîneaux se couvraient d'une fine pellicule de neige, les jardins paraissaient vides. Même les danseurs dont pourtant les muscles échauffés par la répétition de leurs gestes ne pouvaient risquer de demeurer plus longtemps sous cette neige tourbillonnante et ce vent givrant. Ils s'étaient abrités à l'intérieur avec l'armée de serviteurs qui s'occupait du festin. De sorte qu'au dehors tout semblait figé par la glace.
Pourtant, sous ses extérieurs tranquilles, le palais bourdonnait d'activités. Les cheminées avaient été mises en route et de la fumée s'en échappait, le doux parfum du feu de bois emplissait un palais qui tardait à se réchauffer. En cet instant, je me sentais comme un général sur le plus délicat des champs de bataille. La guerre n'était rien en comparaison de la diplomatie.
La marquise se glissa derrière moi. Ses étreintes m'avaient manqué. J'avais éprouvé le besoin de garder la tête froide et donc une certaine distance avec celle qui me donnait cette fièvre implacable. Ses mains s'enroulèrent autour de mes hanches, sa petite tête blonde s'enfonça au creux de ma nuque. Son soupir caressa mon épiderme.
J'avais songé à lui demander comment accueillir la Reine des fées de l'hiver, curieux d'avoir son opinion sur cette femme reléguée aux ténèbres et au silence, contrainte d'observer le palais doré des autres sans pouvoir y goûter. Mais quelque chose m'avait retenu. Peut-être l'impression qu'elle pourrait la comprendre ?
Il y avait quelque obscurité chez la marquise qui parfois m'effrayait, quand La Reynie m'avait annoncé qu'elle fréquentait les complices de la Brinvilliers, cela ne m'avait guère étonné. Je connaissais le cœur d'Athénaïs, j'avais effleuré toutes ses nuances, goûté ce fruit empoisonné.
C'était la jalousie dont elle pouvait faire preuve, même envers la Reine qui pourtant avait la primeur en tout, c'était le ton mordant qu'elle pouvait avoir, sa manière de railler tout le monde quand elle estimait qu'on lui avait manqué de respect. Il y avait une certaine aigreur en elle qui, bien que compréhensible, m'était difficile à accepter. Nous nous querellions vivement et je détestais cela. Je supportais déjà mon colérique frère, je ne voulais avoir une amante qui le soit.
Pourtant, mon cœur lui appartenait. Passionnante, drôle et fine, j'aimais la manière dont elle me regardait, dont elle jalousait toutes les femmes, j'aimais également sa férocité, l'âpreté de son esprit. Elle était redoutable et j'aimais cela. Nos réconciliations étaient d'autant plus délicieuses.
— Je te retrouve encore prêt à l'affrontement, susurra-t-elle au creux de mon oreille, son souffle caressant ma nuque.
— Il y aura toujours un ennemi, murmurai-je en la pressant contre moi.
— Il s'agit à nouveau des fées, n'est-ce pas ? Tu les as vaincues, mais tu dois négocier.
Décidément, sans rien lui dire, elle semblait déjà tout savoir. Était-ce mon frère qui lui avait tout conté ? C'était plausible, mais j'avais souvent le sentiment qu'elle devinait aisément mes pensées comme si elle pouvait les lire. Parfois cela m'effrayait, elle avait alors l'air d'une sorcière.
— Ma chère, comment as-tu eu connaissance de tout cela ?
— Louis, tu ne peux avoir de secret pour moi, je possède ton cœur comme tu as le mien, confessa-t-elle. Laisse-moi apaiser tes craintes.
— Je ne le puis, j'en ai besoin.
Je la repoussai avec douceur et me tournai vers elle pour la regarder droit dans les yeux. Pendant un bref instant, je me demandais si elle trempait dans cette histoire d'empoisonnement. Pouvais-je vraiment me défier d'elle à ce point ? Elle était la mère de mes enfants, elle ne m'avait jamais trahi ni même nui.
— Je vais devoir négocier avec la Reine des fées de l'hiver, une créature redoutable, dangereuse, mais séductrice, lui expliquai-je. Promets-moi de ne point en être jalouse. De toutes les femmes contre qui tu portes ton courroux, elle est la plus fatale de toutes. Je ne veux qu'il t'arrive malheur.
À son tour, elle s'éloigna en secouant la tête.
— Pourquoi me demandes-tu cela ? Si c'est ton ennemie, pourquoi serait-il question de séduction entre vous ?
Sa voix haute perchée trahissait la colère qui l'envahissait.
— Parce qu'il y en a toujours, l'art de la diplomatie se résume à séduire l'ennemi, réduire à néant ses réticences par milles artifices, mais surtout, l'amener à penser qu'il a une chance inouïe d'entendre notre généreuse offre. Je crains qu'elle procède ainsi : en séduisant et trompant l'ennemi.
La marquise n'aimait guère ce que je lui révélais, elle se raidit, les lèvres pincées, ses prunelles me jetant des éclairs de colère. Je ne cherchais à diminuer celle-ci, j'avais besoin de toutes mes forces pour combattre la redoutable Arpia, je ne pouvais les gâcher avec Athénaïs dont je connaissais la ferveur. Il n'était jamais aisé d'apaiser ses élans, qu'ils soient de passion ou de fureur. Aussi, je n'eus pas le moindre mouvement pour la tempérer si bien qu'elle disparut en claquant les talons et la porte derrière elle.
J'espérais qu'elle me pardonnerait d'agir ainsi, de la laisser repartir avec toute cette aigreur qu'elle contenait si difficilement. Mais d'une certaine manière, il était préférable qu'elle demeure éloignée, peu importe le motif. Je ne voulais que la Reine d'Hiver puisse s'en prendre à elle. Si je l'avais pu, j'aurais chassé tout le monde pour les protéger.
Au-dehors, la neige continuait à tomber sur ce paysagede blancheur qui se dessinait. Je crus voir un visage d'une beauté époustouflantese dessiner dans le tourbillon des flocons pris par la brise. J'ouvris lafenêtre, laissant pénétrer le froid et la brise avec. Il me semblait que c'était Arpia. Je m'avançai sur le balcondominant la terrasse et les jardins. La dentelle de neige y étant prisonnière,se défaisait et s'harmonisait sous l'effet du vent, formant des arabesquesélégantes ressemblant à s'y méprendre à un visage féminin. Mais le froidgivrait mes cils, mes paupières durent se clore pour protéger mes yeux. Quandje les rouvris, l'étrange effet avait cessé, ce n'était plus qu'une pluie deflocon tout à fait ordinaire.
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