❦ Chapitre 46 ❧
Mon frère portait des plumes de couleur à son chapeau, il avait toujours plaisanté à ce sujet en disant qu'il fallait bien que ses ennemis puissent le reconnaître de loin sur les champs de bataille. J'en portais également, sur les toiles de Le Brun, des rouges flamboyants.
À son regard chagriné, je devinais qu'il pensait que je venais pour le renvoyer.
— Nous avons besoin de toutes nos forces, ne nous disputons point, s'il te plaît, lui fis-je avant même qu'il ne commence. Je n'ai guère l'intention de t'enlever ce combat, je viens avec des renforts.
À ces mots, d'un geste, je lui présentais le Roi des fées accompagné de ses guerriers. Durant ces derniers jours, nous avons conçu un plan qui, nous l'espérions, nous permettrait de remporter la bataille et confondre notre ennemi. Si j'en croyais ce qu'il m'avait confié, de l'habileté et de la ruse nous seraient nécessaires.
Le seigneur des marais était une créature redoutable et le songe qu'il m'avait envoyé me permettait de visualiser non seulement où il se terrait, mais de quoi se composait son armée. Aubéron avait confirmé que ces créatures étaient des gobelins et qu'elles étaient voraces, mauvaises et jalouses de l'homme.
Devant les marais en partie gelés, rendus gris par la neige sale s'y déposant, mes hommes furent rejoints par les fées aux silhouettes élancées, aux longs cheveux et aux oreilles pointues, se préparant à la bataille dans des armures dorées. Elles étaient armées d'arc et de flèches capables de terrasser nos adversaires. Nos hommes avaient quant à eux des balles non de plomb, mais de fer, que j'avais commandé à la seule fin de cette bataille rangée.
Le silence précédant l'affrontement fut rompu par le craquement léger de la glace et le souffle d'une brise hivernale qui s'insinuait dans les branchages des arbres dépouillés de leurs feuillages. L'odeur pénétrante et répugnante des marais était moins forte que d'ordinaire. L'absence des moustiques était bienheureuse. Nous avions un avantage certain : les créatures de ce marais étaient habituées à la protection de ces moustiques et de ces odeurs repoussant d'ordinaire tout étranger. Nous étions sans nul doute les premiers à tenter de les affronter sur leur territoire, personne d'autre n'aurait osé.
Point de chant militaire ni de tambour, nous n'avions l'intention d'alerter notre ennemi de notre présence. Nous avons avancé aussi discrètement que possible, faisant preuve d'une extrême prudence, ne souhaitant offrir de flanc découvert. Nous étions trop peu nombreux pour risquer des pertes inutiles. Nous voulions miser sur l'effet de surprise, mais il fallait nous préserver un repli possible. D'Artagnan à nos côtés s'était transformé en une ombre létale, montrant dans sa silhouette et ses gestes qu'il avait été également un admirable espion.
Peu à peu le paysage se modifiait, comme dans mon songe : des arbres décharnés se faisaient plus présents, projetant leur ombre sur la fine couche de glace qui couvrait les eaux grises. Nul feu follet ne nous accueillit, en revanche, je vis les crânes et ossements humains qui tapissaient le royaume de ténèbres de Vodiano. Ce dernier, sans les sorcières que La Reynie avait évacuées, se retrouvait en théorie avec ses forces diminuées, mais craignant qu'il n'ait quelques armes secrètes encore en main, j'étais bien aise de pouvoir compter sur notre nouvel allié.
Ce dernier avait disparu. Notre stratégie voulait que nous prenions le seigneur des marais en tenaille, mais l'absence de nos alliés féeriques laissait à nos hommes un sentiment de solitude peu confortable. Ils se regardaient les uns les autres, avec inquiétude et frayeur. Philippe et D'Artagnan, comprenant parfaitement ce qu'il se jouait, leur firent signe d'avancer, faisant taire la peur au profit de la stratégie. Mais celle-ci allait reprendre son empire au domaine de Vodiano.
Son monticule d'ossements humains était assez impressionnant pour jeter n'importe qui dans une terreur sourde impossible à étouffer. Les soldats se figèrent, Philippe et D'Artagnan observèrent le monticule avec crainte. Pour ma part, je redoutais que les fleurs des champs donnés par les fées afin de rendre visibles les créatures ne fonctionnent point avec les gobelins. Le roi avait dit que c'était une possibilité. Le pain nous serait utile, certes, mais nous allions peut-être devoir combattre à l'aveugle. En ne voyant personne sur le trône ni autour, je réprimai un frisson en songeant qu'ils étaient peut-être là, invisibles.
La peur était semblable à un souffle glacé contre nos nuques, remontant le long de notre échine. Les hommes se rassemblèrent, se collant dos contre dos, les fusils à baïonnettes prêts à faire mouche, mais pour le moment, ils n'avaient rien à viser. Philippe était inquiet même s'il n'en montrait rien, quant à D'Artagnan, tel un chasseur, il cherchait des traces récentes du passage des gobelins. Pour ma part, armé de la pourfendeuse de Gobelin que m'avait offert Aubéron, je posais ma main sur la surface gelée et tentait de pratiquer la thaumaturgie.
J'avais tant de fois réalisé ce rituel où je demandais à Dieu de guérir les malades. Ma couronne me venait de Dieu qui m'avait choisi pour régner. J'étais Louis Dieudonné, l'enfant du miracle, littéralement donné par Dieu. Tout cela me conférait, je l'espérais, le pouvoir de bénir l'eau gelée du marais. Lorsque j'eus terminé ma prière, j'entendis un hurlement déchirant. Les créatures se trouvant sous la glace en jaillirent comme si elles étaient brûlées par de l'acide.
Dès cet instant, la bataille fut sanglante. Les mousquetaires et soldats firent mouche, bien que terrifiés l'instant d'avant, leur instinct guerrier prit le dessus. Dès qu'ils virent l'ennemi en déroute, ils n'hésitèrent pas et visèrent les cœurs de ces créatures qui étaient protégées d'une sorte d'armure en cuir. Celles-ci paraissaient être constituées de peau humaine si j'en jugeais certains détails tout à fait macabres.
Les baïonnettes s'y enfoncèrent plus souvent que les balles tant le combat était rapproché. Les gobelins armés de petites haches courtes les faisaient tournoyer au-dessus de leur tête. Bien des balles leur arrachèrent des mains emportant parfois ladite main avec. L'affrontement fut terrible, les gobelins étaient de redoutables créatures. Même blessés, ils n'hésitaient pas à vous sauter dessus et à vous mordre quand ils n'avaient plus d'armes.
Ce qui m'inquiétait était l'absence de Vodiano. Où était cachée cette créature infernale ? Et s'il se terrait quelque part, n'était-ce pas avec d'autres forces prêtes à livrer bataille au moment où nous nous penserions victorieux ? À leur place, j'aurais agi ainsi.
Lorsque la bataille commença à s'estomper à notre faveur, une brume se leva et nous entendîmes des sifflements. Autour de moi, les hommes tombaient comme des mouches, frappés par un ennemi invisible. La peur que nous avions surmontée reprit son empire sur nos pauvres esprits enfiévrés. Nous ne savions où se dissimulait notre ennemi, nous ne pouvions voir que le corps de nos compagnons s'effondrer autour de nous. L'ordre du repli fut donné.
J'ordonnais à D'Artagnan de contourner l'ennemi. Je pensais qu'il se tenait sur l'île où était le monticule, et où, si les souvenirs de mon songe étaient justes, se tenait un sanctuaire. Des ruines d'un ancien temple, peut-être même d'un ancien palais. Philippe fit de même par l'autre côté. Nous traversâmes un tapis de brume avec la moitié de nos troupes seulement. Malheureusement, nos hommes continuaient d'être la cible de flèches que nous ne pouvions percevoir qu'au dernier moment.
Nous avancions méfiants, dos à dos pour nous protéger, tirant dès que nous entendions le moindre craquement des bois aux alentours. Le ciel et la terre se confondaient dans un nuancier de gris sombre nous donnant le sentiment de s'être perdus dans les limbes de quelques enfers terrestres. Le brouillard épais nous coupait de nos alliés. Nous éprouvions la crainte que les fées nous aient trahis, que nous soyons frappés par elles à cet instant.
Je refusais cependant de laisser le moindre empire à la peur. Pourquoi Aubéron aurait-il rompu notre traité ? Mes ancêtres m'en auraient averti s'il était d'une telle duplicité, je l'espérais du moins. Je n'y voyais son intérêt, aussi refusai-je d'y croire.
Des cris, des hurlements d'oiseaux de mauvais augure, des croassements de crapauds affreux résonnaient autour de nous, accompagnés par moment du sifflement d'une flèche venant frapper un homme par traîtrise. Nous étions rassemblés et donc des proies faciles. Nous ne pouvions rester ainsi, attendant de nous faire tuer les uns après les autres. D'Artagnan, d'accord sur ce point, ordonna aux hommes d'accélérer le pas.
Lorsque nous gagnâmes enfin ces ruines, au prix de terribles pertes, nous découvrîmes les vestiges d'un Empire déchu à la gloire oubliée depuis longtemps. D'impressionnants blocs de pierre s'élevaient dans le ciel, du granit me parut-il. De la mousse dévorait ces monolithes que la pluie avait érodés, pour autant, leur caractère sacré n'avait été émoussé par le temps.
Il me revint les paroles du Roi d'été : autrefois, les fées régnaient sur terre et leur magie se mêlait à la nature. La faune et la flore étaient fantastiques jusqu'à l'arrivée des hommes. La plus grande terreur d'alors était ces géants des glaces qui n'usaient d'enchantement, mais de la force primitive de leur nature. Les premiers hommes avaient terrassé les uns et les autres, géants et fées. En échange de leur vénération, ils reléguèrent les uns au sous-sol effrayant, les autres à la féerie et aux songes. Se pouvait-il que le Seigneur des marais soit issu d'un ignoble croisement entre ces deux races opposées s'étant trouvé un ennemi commun ?
Ne me laissant distraire par ces pensées, je parvins au sanctuaire où gisaient plusieurs cadavres exsangues, d'honnêtes gens qu'on avait sacrifiés, peut-être dans le but que les terres soient plus fertiles, que les maladies ne les touchent pas. Les paysans vivants-là étaient soumis au joug de ces créatures et à ces antiques rites, pouvais-je leur en vouloir d'y souscrire ?
Pouvais-je en vouloir à ces prélats et abbés de pratiquer des messes noires et se détourner ainsi de Dieu quand moi-même j'avais ignoré les nombreux avertissements de Bossuet au sujet de mon double adultère avec la marquise ? Il m'était difficile de les juger, et pourtant, le sentiment de révolte qui me frappait m'y poussait en cet instant.
D'un geste, je donnais l'ordre qu'on retirât ces corps suspendus dont quelques gouttes de sang s'échappaient encore en chemin. Une fois l'œuvre macabre enlevée, je pus m'avancer. Je n'agissais que guidé par l'instinct. Roi Très-Chrétien, gardé près de Dieu par ma mère et les rites hérités de Saint Louis, je pensais pouvoir réitérer le miracle produit avec l'eau glacée. Je priais à nouveau Dieu de m'aider, de conserver mon peuple en bonne santé et de le protéger de cette magie noire, de cette sombre et inquiétante vénération qui ne pouvait que lui porter ombrage.
Je ne sus si ce fut l'œuvre de Dieu, mais c'est ce que je crus. Un rayon de lumière perça à travers la brume, et peu à peu, d'autres rayons du soleil atteignirent cet endroit sauvage et éloignèrent les ténèbres en révélant nos ennemis. Nous pûmes distinguer ces gnomes qui nous avaient tant terrifiés : de petits démons boursouflés qui tenaient lances et fléchettes empoisonnées en main. Tant qu'ils demeuraient invisibles, ils étaient terrifiants, mais une fois rendus perceptibles, leur ridicule nous surprit. J'entendis le rugissement de la charge lancée par Philippe, et répondant à mon appel, mes hommes se joignirent aux siens dans l'affrontement.
Cette fois-ci, nous avions l'avantage. Nos hommes pouvant distinguer leurs ennemis eurent tôt fait de reprendre le carnage que nous avions commencé. D'autant plus que les gobelins décontenancés d'avoir été découvert, ne ripostaient guère avec autant de férocité que tantôt. Alors que j'enlevais mon épée de la gorge d'une de ces maudites créatures, il me sembla percevoir la silhouette sylvestre aux bois de cerf royal. Elle se trouvait là, dans les rayons de soleil qui rendaient les flocons de neige plus éclatants encore. Cernunnos assistait au combat, il me semblait qu'il avait toujours été là, à nos côtés.
Mais le sifflement des flèches reprit et je dus me concentrer sur la bataille, esquivant ces perfides armes de bois empoisonnées. Cette pluie risquait bien de nous être fatale, heureusement, elle fut interrompue. Nous n'entendîmes que l'écho de l'affrontement ayant lieu par-delà la brume, là où la lumière divine ne perçait. Le fracas de nos armes avait couvert celui d'une bataille invisible se livrant au-delà les limites du royaume de Dieu. En ces lieux reculés, la magie régnait, les fées affrontaient leurs cousins et frères rebelles, dans le sang et les larmes, pour mettre fin à la rébellion.
Lorsque le brouillard s'évanouit, nous vîmes reparaître les fées dans leurs armures d'or qui n'avaient plus rien de majestueuses, couvertes du sang de leurs frères. Les fées jetèrent à mes pieds trois sorciers et un apostat, tous ligotés et bâillonnés. D'après Aubéron, nous leur devions la brume surnaturelle ainsi que l'invisibilité de nos ennemis.
— Nous avons trouvé Vodiano qui commandait ses hommes d'un point stratégique lui permettant, conjointement au sortilège tissé par ceux-là, de rester invisible. De cette position, il pouvait vous couvrir de flèches sans risquer d'être lui-même touché...
La lâcheté de notre ennemi me remplissait de rage, je n'étais point le seul à l'éprouver. Philippe s'avança.
— Où est-il ? demanda mon frère.
— Nous nous en sommes occupés ainsi que des gobelins, ils ne vous causeront plus de tort, déclara le Roi des fées.
J'aurais aimé voir l'affrontement, hélas je sentais que les créatures en conserveraient le secret. Je n'avais même pas pu les voir à l'œuvre, à mon grand dam. D'un autre côté, je pouvais concevoir que les fées préférassent taire cette bataille fratricide. J'étais déjà heureux du sacrifice qu'elles avaient consenti afin de préserver la paix entre nos races.
— En revanche, pour ces humains praticiens de magie et de messes noires, nous les délivrons à votre justice, précisa généreusement Aubéron.
— Je vous en remercie, répondis-je. Pour cet égard et pour avoir lutté à nos côtés, achevai-je.
— Je vous l'ai dit, Louis, je tiens à la paix entre nos peuples. Nous avons, je crois, un intérêt commun à la prospérité du Royaume que nous gouvernons. L'encouragement que vous faites aux arts ne peut que nous être profitable et votre inclination pour les songes me porte à croire que nous sommes destinés à nous entendre.
— Je le crois aussi.
Nous n'avions encore parlé de mes cauchemars, pas plus des ondines que j'avais vues enfants ni de la créature penchée sur mon lit comme celui de mon fils au plus fort du mal nous rongeant. Toutes ces questions me revinrent avec d'autant plus de forces, mais ce n'était ni le lieu ni le moment pour les poser.
— Puis-je savoir ce que vous allez faire de lui ? demandais-je en désignant Vodiano enfermé dans une cage en bois de hêtre.
Mes hommes, en particulier Philippe, s'en seraient volontiers emparés et l'auraient achevé s'il n'avait été encadré par l'armée des fées devenant dès lors ses geôliers.
— Il sera jugé par les siens, ne vous en inquiétez pas, il ne vous fera plus de tort. Quel que soit le jugement, il ne pourra plus quitter la féérie.
C'était le mieux que je pouvais espérer, j'aurais préféré qu'il meure, mais je ne pouvais l'exiger. L'accord que nous avions signé remettait cette créature et toutes celles menaçant la paix entre les mains de l'autorité de la Cour d'Été. J'avais bien trop besoin d'Aubéron pour l'avenir, il me fallait accepter de voir cet ennemi si longtemps demeuré invisible le redevenir.
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