❦ Chapitre 43 ❧

Sur la table étaient disposés les traités que j'avais tant attendus. Enroulés soigneusement et retenus d'un sceau de cire, ils avaient l'odeur de documents restés longtemps enfermés. Ils constituaient le secret le mieux gardé de France. Était-ce vraiment un secret ? Nous avions tous contribué à leur oubli, nous avions tous cessé de croire en la magie, reléguant ces anciens traités à des morceaux de papier sans valeur à nos yeux. L'ignorance cependant est un danger pour un Roi.

Autour de la table se trouvait Bontemps qui observait en silence, Colbert toujours aussi gêné par cette affaire de fées, Louvois encore sous le choc des révélations que je venais de lui faire. Je m'étais résolu à le mettre dans la confidence. Enfin, mon frère et la Reine étaient présents également. Il était prévu qu'elle fût à nouveau ma régente quand nous retournerions en Hollande, mieux valait l'inclure dans cette réunion. Et puis, je voulais avoir son avis, peut-être que son père avait été moins énigmatique que le mien.

J'observai chacun d'entre eux puis choisis le traité me paraissant le plus ancien. Il datait de Clovis, le premier grand roi des francs. Avant lui, les Romains dominaient le monde, et encore avant, les Celtes, mais leurs druides ne laissaient de traces écrites. Cette recherche dans les archives de la royauté française faisait remonter les souvenirs de l'Histoire de France que m'enseignait LaPorte. Je ne crois pas qu'il n'eût jamais mentionné la moindre fée.

Déroulant le traité, je butais sur les mots. Le français avait nettement évolué depuis. Bontemps connaissant cette problématique avait fait venir un linguiste. Ce dernier nous expliqua les termes qu'il contenait. Les francs régnaient sur le monde terrestre laissant le monde des songes, de la magie et de l'imagination aux fées. Celles-ci ne devaient empoisonner ni l'eau des puits ni détruire les cultures sous peine de se voir livrer la guerre. Enfin, les îles bretonnes leur étaient confiées pour royaume. Il était également dit que le monde d'en dessous était le leur et le serait toujours.

Tous ces termes inconnus écorchaient nos esprits, mais plus encore, le nom d'Aubéron qui revenait dès l'accord suivant signé par Dagobert. Relativement court, ce dernier insistait sur le partage des ressources agricoles en échange de la protection des fées contre les maladies rongeant le blé. Celui signé par Charlemagne exigeait la fin des cultes païens et un échange d'artistes entre les deux Cours. Ce fut la première mention à la Cour d'Été.

Charles II avait signé un accord demandant aux fées de participer à l'effort de guerre contre les Vikings en contrôlant les flux maritimes. L'Empereur d'Occident leur assurait que l'Église ne menacerait la foi des hommes en la magie et que les enfants continueraient d'être instruits de leur existence à travers les contes et des célébrations. Lothaire quant à lui avait ratifié un accord exigeant que les fées n'enlèvent plus d'enfants et que les pêcheurs humains relâchent les ondines de leurs filets.

Il n'y eut plus d'accord ensuite jusqu'à Louis IX. Saint Louis dénonça les accords passés sous le principe que la France était catholique et ne pouvait souscrire à de telles pratiques. Philippe IV, le bel, dut écrire un nouveau traité laissant suggérer que la dénonciation de son grand-père n'avait rien auguré de bon. Il réaffirmait que les fées de France étaient souveraines de la magie, des rivières comme fleuves, et qu'en la matière, elles devaient protéger le royaume contre ses ennemis voisins. Il était question d'une certaine somme accordée et de richesses partagées. La souveraineté du roi Aubéron était également reconnue dans ce traité.

Mes yeux se levèrent du parchemin, ainsi les fées n'avaient pas une Reine contrairement à ce que ces aveux de sorcières prétendaient, mais un Roi ? Peut-être avaient-elles les deux. Ce qui était certain c'est que mes aïeux avaient pour le moment négocié seulement avec cet Aubéron. J'avais terriblement envie d'en savoir plus à son sujet, de continuer seul la lecture de ces traités, mais je ne pouvais mener seul cette guerre ni ces négociations.

J'observais alors tout le monde : Louvois n'arrivait à détacher ses yeux des traités, cherchant une part de réalité à laquelle s'accrocher, la Reine demeurait fascinée, Philippe secouait la tête, lui aussi avait du mal à croire que nos ancêtres aient pu entretenir ces liens si longtemps sans que nous n'ayons été mis au courant, Bontemps restait silencieux, quant à Colbert, il était plongé dans une intense réflexion. Moi-même, j'étais partagé entre la curiosité et l'impatience. Je repris la lecture à voix haute.

Jean II avait tenté de lutter contre les Anglais en exigeant des fées françaises qu'elles se rallient à sa cause, mais le roi des fées refusa toute implication à moins que le peuple de France ne soit directement menacé. Il fut question de paix avec les fées anglaises et de promesses que ces dernières n'interviennent dans le conflit. Louis XI lui réussit là où son prédécesseur avait échoué en assurant qu'il protégerait leurs territoires et laisserait le peuple continuer de marchander avec elles. Le traité passé fut fort habile : il obtint des fées leur appui pour agrandir la France tout en ne leur offrant pas grand-chose si ce n'est le respect qu'elles auraient pu avoir perdu.

François 1er obtint des fées qu'elles espionnassent leurs sœurs italiennes et espagnoles. Ce traité mentionnait également l'art italien qui ferait rayonner la Cour de France comme des fées. Ainsi les fées pouvaient inspirer les artistes et inversement. Était-ce la raison ayant poussé les fées à accepter de collaborer avec les armées françaises ? Il me fallait comprendre comment elles fonctionnaient et pour cela, l'étude de ces accords me serait précieuse.

Je notais l'omniprésence de Aubéron dont le nom ne cessait de revenir. Je finis par me poser la question de la longévité de ces créatures. Si elles étaient immortelles alors je pourrais peut-être m'adresser directement à lui.

Henri IV est le premier Bourbon à signer avec les fées. Mon grand-père avait vécu un règne difficile : la France était alors en pleine guerre de religion. Il avait demandé leur soutien afin d'apaiser les Français en agissant sur leurs songes, mais également pour les récoltes et l'artisanat, probablement dans le but de relancer l'économie d'une France rendue exsangue par le conflit religieux. En échange, il offrit une place à sa table et à sa Cour, Aubéron étant alors reconnu comme un frère et allié du roi de France.

En entendant cela, je sentis ma main gauche saisie d'un tremblement. N'ayant jamais lu cet accord auparavant, je n'avais eu ces courtoisies envers le roi des fées ! M'étais-je fait un ennemi sans le savoir ? Je continuais d'écouter la lecture sans laisser paraître mon inquiétude. Mais rien de tout cela n'avait échappé à Bontemps qui connaissait trop bien mon cœur et mon âme pour ne pas en percevoir les vacillements.

Le traité suivant cherchait à obtenir des fées leur participation dans les différents conflits que mon père eut, notamment avec l'Espagne. Je vis qu'il y manquait la signature du Roi des fées. À cet accord, j'ajoutais celui que m'avait confié Bontemps, celui de non-agression et du respect du territoire conclu avec le Seigneur des Marais. Alors que j'allais ôter ma main, mon Valet saisit mon poignet.

Je tournai ma tête vers lui, à son regard d'une noirceur inquiétante, je chassais tout le monde.

— Qu'y a-t-il, Bontemps ? demandais-je.

— Avec ces traités, j'ai trouvé quelque chose... c'est au sujet de votre mère et du Cardinal...

— Alors ils savaient ?

Mais s'ils savaient pour ces traités, pourquoi ne m'avaient-il rien dit ? C'était... impensable que ni l'un ni l'autre n'ait songé à m'avertir. La voix de Bontemps coupa le fil de mes pensées.

— Peut-être... vous vous souvenez de ce complot avec ce jeune homme vous ressemblant comme deux gouttes d'eau ?

S'il n'avait plus paru en mes songes, je m'en rappelais parfaitement, comment aurais-je pu oublier les menaces proférées par Guillaume ?

— Le cardinal l'a fait enfermer, il a demandé à ce qu'il porte un masque de velours noir en permanence afin que personne ne sache à quoi il ressemblait...

— Ainsi la ressemblance était réellement troublante, mais pourquoi ne pas l'avoir exécuté ?

J'imaginais mal mon parrain faire preuve de clémence surtout envers quelqu'un ayant commis un crime de lèse-majesté.

— Je l'ignore, Sire.

— Cet homme, est-il encore en vie ?

— C'est une possibilité, supposa Bontemps.

— Alors, cherchez-le. Discrètement, mais trouvez-le. Je veux le voir.

— Et qu'en ferons-nous ?

Étant donné les menaces proférées par Guillaume, je pensais qu'un destin funeste attendait ce jeune homme qui, d'après ce que j'avais cru comprendre, n'était peut-être même pas humain.

— Nous verrons quand nous l'aurons en face de nous, rétorquai-je.

Inspirant lourdement, je quittai la pièce, déambulant dans les galeries sans réellement voir les courtisans se pressant autour de moi, multipliant des requêtes aussi absurdes que futiles. En mon esprit se disputaient la stupeur et l'agacement. Pourquoi le Cardinal avait laissé ce comploteur en vie ? Et comment se pouvait-il que personne n'ait songé à m'informer que d'antiques alliances avaient été nouées avec... un Roi fée ? Qui était-ce ? À quoi pouvait-il ressembler ? L'avais-je seulement rencontré ? Était-il lié à ce complot ?

Mes pas furent stoppés par mon frère qui avait l'air lui aussi chamboulé par ce que nous avions appris.

— Nous en avons découvert de belles sur nos aïeux, soupira Philippe. Si j'en crois ce que nous avons lu, l'histoire de la France est imbriquée à celle des fées ! Nous leur devons même énormément...

— Je me demande pourquoi le roi des fées n'a pas tenté de me contacter, murmurais-je. Que Père soit mort trop jeune pour m'en parler, je peux le concevoir, mais Aubéron ne craignait-il pas de tout perdre avec la mort de mon père ?

À moins bien sûr, que nous fussions les plus dépendants de ces accords. Je ne pouvais imaginer qu'un allié de longue date à mes prédécesseurs se soit perdu dans un complot d'une telle bassesse que me remplacer par... qu'était-ce donc ce garçon me ressemblant ? Guillaume pouvait avoir menti... Comment diable le savoir sans...

— Peut-être a-t-il paru à la Cour et ne l'as-tu reconnu ? Bontemps sait-il seulement à quoi il ressemble ? demanda Philippe en caressant les pétales des roses d'un bouquet décoratif.

La remarque de mon frère était judicieuse. Cette pensée provoqua un frisson glacé. Puis une réflexion me vint. En allant trouver Colbert, je lui demandais de compulser les livres de comptes de la maison royale, car si le Roi des fées venait dîner à la table du roi, il devrait être possible de trouver les traces de telles visites. Cette enquête allait nécessiter un travail considérable, mais mon ministre en était tout à fait capable.

— Les Valets doivent également avoir remarqué cet invité spécial, interrogez-les, je vous prie, lui exigeais-je.

— Bontemps pourrait plus aisément s'acquitter d'une telle tâche, majesté, suggéra-t-il.

— Mon intendant est déjà fort occupé et je ne doute pas de vos qualités en la matière, Colbert.

Ce dernier pencha la tête. J'entendis le soupire de mon frère en arrière qui refusait de quitter mes talons. Quelque peu irrité, je me tournais vers lui, un sourcil levé.

— Tu ne vas rien me donner à faire ? me demanda Philippe.

Je lisais le reproche silencieux dans ses yeux.

— J'ai besoin de toi, répondis-je.

— Tu dis toujours cela, mais ne fais rien dans ce sens. Tu as chargé tous tes ministres de tâches, même ton valet et ta maîtresse, sans rien me confier.

Je m'approchais de lui. Sa voix était toujours porteuse de rancune quand il m'adressait la parole, je ne me souvenais plus quand était la dernière fois où nous avions ri ensemble.

— Les marais sont gelés, je voudrais que tu en profites. Prends avec toi une poignée d'hommes triés sur le volet, croyants et prudents si possible, et cherche où se terre le seigneur des marais. Si je devine juste, il doit être moins puissant, entre le gel et le dépeuplement du hameau. Mais avant, il faudra évacuer de la région toutes les sorcières et les médiums du coin, que ce maudit seigneur n'ait plus d'appuis ni d'alliés parmi nos sujets.

Philippe me regarda en haussant un sourcil.

— Tu veux que je chasse les sorcières ?

Je secouais la tête.

— Non, La Reynie s'en occupera. Il est déjà sur l'affaire en quelque sorte : ceux qui fabriquent ces poisons sont des alchimistes, sorciers et médiums. Tu vas te charger d'évacuer les lieux des rares habitants y étant demeurés. Je compte détruire le hameau pour construire une ville où il fera bon vivre et tu vas m'y aider, conclus-je.

Mon frère eut une moue dubitative, il n'avait jamais réellement adhéré à mon souhait de de transformer le pavillon de chasse en palais. Sans doute parce que je l'y forçais à rester alors qu'il aurait préféré être chez lui à Saint-Cloud quand il n'était à Paris.

Après qu'il eut disparu, le silence et la solitude se refermèrent sur moi comme une chape de plomb. L'ampleur de la tâche m'écrasait d'autant plus que nos chances de réussite étaient maigres. Pourtant, je savais que si je parvenais à rencontrer le fameux Aubéron, je pourrais écrire un traité qui offrirait un avenir glorieux à la France, mais si j'échouais, je pourrais perdre tout ce que j'avais construit.

L'histoire de la France s'était écrite avec les fées, celles-ci n'étaient étrangères à ses victoires comme à ses défaites. Nous avions oublié peu à peu non seulement la crainte qu'elles inspiraient, mais surtout, les bienfaits qu'elles apportaient. Bien que je ne pouvais qu'imaginer leurs contributions, il était manifeste que l'art à la française et François 1er leur devaient beaucoup.

De tous mes ancêtres, il m'avait toujours fasciné. Certes, il avait été un piètre père en laissant ses enfants en otage à Charles Quint : les deux malheureux étaient morts après une terrible vie de captivité. Mais François 1er avait eu des victoires et des succès éclatants : il avait non seulement fait la guerre à l'Empereur le plus terrible qu'ait connu l'Europe, mais de surcroît, il avait développé l'art en France et modernisé la France.

C'était exactement cela que je voulais faire. Je pensais que la modernité viendrait du développement de nos techniques artisanales et de nos arts, du rayonnement de la France à travers eux. Comme la Renaissance avait amené une révolution culturelle, je souhaitais le développement d'un esprit éclairé et critique parmi mes sujets. Je pensais ainsi combattre l'obscurantisme et cette obsession pour les poisons qu'avait la Cour.

À présent, je savais que je ne pouvais enlever les fées de ce glorieux avenir que je désirais pour la France. Quand je songeais à ces alchimistes qui avaient été tant recherchés par Élisabeth et l'empereur Rodolphe s'adonnant à la confection de vulgaire poison, je ne pouvais qu'éprouver du dégoût pour cette magie pervertie. Se pourrait-il qu'avec mes actions je puisse changer cela ? Je n'avais jamais cru en la magie, tout cela était encore neuf en mon esprit.

Pourtant, nos explorateurs et nos scientifiques faisaient chaque jour ou presque de nouvelles découvertes, le monde nous paraissait un peu plus vaste et mystérieux à chaque expédition, quant à la médecine, tant de travail restait à accomplir ! J'avais cru pendant toutes ces années que seuls les scientifiques en robe sortant de nos grandes écoles pouvaient prétendre à ce grand œuvre, mais si j'avais laissé les alchimistes persévérer dans leurs travaux d'antan, peut-être n'auraient-ils vendu des poisons à mes courtisans ?

Serait-ce possible d'envisager un futur où magie et modernité se mêleraient, où les fées au lieu de nourrir mes cauchemars inspiraient les créateurs, les ingénieurs et les architectes pour offrir au monde l'entrée dans l'ère moderne à laquelle il aspirait ?

Les Rois africains que j'invitais souvent à la Cour me parlaient de leurs belles contrées où la magie semblait régner. Ils n'avaient nos cités de pierres, de verre et de plomb, mais vivaient en harmonie avec une nature dont nous nous étions éloignés et possédaient une spiritualité que nous avions perdue. Nous devions nous inspirer d'eux. Quand je voyais Paris avec ses rues étroites, sales et obscures, j'en étais convaincu.

Je ne construirai pas un nouveau Paris à Versailles, contrairement à ce que certains pensaient. J'avais désiré que le palais soit dans un écrin de verdure, la cité qui se développera autour devra laisser de la place aux arbres et aux rivières, où les fées pourront vivre en paix avec nous.

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