❦ Chapitre 37 ❧

Pendant que Bontemps était parti au Louvre sonder les archives, Colbert m'accompagnait avec quelques mousquetaires au village. Les constructions des hôtels particuliers des nobles de la Cour avançaient bon train, j'étais heureux de voir que nombreux avaient choisi de souscrire à cette offre que je leur avais faite : en échange de leur établissement à Versailles, ils étaient exemptés d'impôts locaux et ne pouvaient se faire enlever leur bien. De telles mesures allaient les encourager à s'installer à cet endroit que beaucoup avaient largement décrié.

Versailles n'était certes pas le lieu le plus attirant qui soit : c'était des terres marécageuses remplies de sorcières, de de grand chemin, d'alchimistes et autres fripons. Mais c'était justement parce que ces terres étaient inhospitalières qu'il n'y avait personne à chasser ou presque, aucun champ qu'on devait enlever à des paysans rendus exsangues par la Fronde. Peut-être, voulais-je montrer en disciplinant cette région que rien ne saurait me résister, pas même Paris. Lui aussi finirait assaini comme ces marécages. Bien que ma motivation première demeurait de rester sur les terres où mon père m'avait paru heureux.

Je ressentais sa présence ici plus qu'ailleurs. Pourtant c'était à Saint-Germain qu'il était mort, qu'il avait souffert le martyre. C'était justement ce qui me troublait : ce château où les rois venaient au monde et s'éteignaient, qui avait été le berceau de mon enfance, le palais de mes jeunes années ne pouvait être celui qui représenterait mon règne. Les travaux qui s'imposaient pour Saint-Germain autant que pour le Louvre ne pouvaient être mon unique héritage. Aucune de ces demeures ne m'inspirait la sensation de pouvoir bâtir mon propre royaume, aucune ne me donnait autant l'impression d'être proche de mon père que ce pavillon de chasse et ces terres sauvages et indomptables l'entourant.

Mais aujourd'hui, c'était l'obscurité que je découvrais, c'était dans l'ombre de mon père que je marchais, dans ces zones d'ombres qu'il m'avait cachées, dans ce qu'il n'avait pu partager. Je doutais que Mère fût au courant de quoi que ce soit, elle n'aurait jamais permis que je restasse dans l'ignorance à ce sujet, pas plus que Philippe. Même le cardinal n'aurait omis une information si capitale. Et cette ignorance m'avait déjà coûté très cher.

Je ne me contenterais guère d'un simple pacte de non-agression, je voulais une négociation habile et pour cela je me devais de tout savoir : connaître leurs fragilités comme leurs forces et le moyen de les faire plier. Je ne devais me limiter au Seigneur des Marais. D'ailleurs, je doutais que ce soit avec cette créature que mon père et mes ancêtres eussent traité, il était plus vraisemblable qu'ils aient tissé cet accord avec un roi. Il convenait que je traite avec lui plutôt qu'avec un petit seigneur rebelle.

La calèche s'arrêta à l'entrée du village. C'était plus un hameau qu'un village en vérité : les habitations étaient de tailles réduites et éparses, il y avait une auberge et une poste avec une écurie pour changer les chevaux. Nous traversâmes l'unique rue pour gagner la dernière maison avant la forêt où Colbert avait hébergé la sorcière. La présence de celle-ci en ces lieux ne devait troubler personne si je me fiais à la réputation du lieu, c'était plutôt la nôtre qui étonnait et attirait les regards.

À ma demande, Bontemps avait organisé cette visite comme celle d'un Roi soucieux de rencontrer son peuple et de l'avertir des travaux à venir. Les habitants s'étaient pressés de nous accueillir, sortant de leurs modestes demeures prêtes à s'effondrer à la moindre tempête. Ils étaient sales, empestaient la boue et l'humidité comme leur village d'ailleurs. Je leur accordais des sourires en les saluant au passage. Les mousquetaires m'accompagnant, ils restèrent à bonne distance.

Leur présence était, hélas, nécessaire. Les rares nobles s'étant aventurés jusqu'ici sans escorte avaient été dépouillés, certains tués. À mes ordres, La Reynie avait déployé des soldats transformés en policiers le temps que le gel rende praticable les terres noyées hollandaises. J'espérais que cela suffise pour éloigner les brigands, mais la manière la plus habile de les chasser était de changer ce hameau mal famé en une honnête ville, d'offrir à tous ces hommes un travail afin qu'ils ne préfèrent la vie criminelle.

Pendant que Bontemps s'affairait à préparer les villageois à ma rencontre, je gagnais le logis de la sorcière que nous trouvâmes atteler à ses concoctions. Sitôt qu'elle nous entendit, elle abandonna ses activités et s'affaissa en une disgracieuse révérence. Je parcourus la pièce unique de cette maison du regard, il y avait là tout l'attirail attendu d'une sorcière, je me demandais si des nobles de la Cour venaient la voir. Mon regard s'arrêta sur des fioles dont l'aspect était des plus répugnants. L'odeur qui régnait n'était pas ragoûtante non plus. Nos nez plissés en témoignaient.

— Madame, nous avons une nouvelle fois besoin de vos conseils, d'autant que les précédents que vous nous avez donnés ont été fort précieux.

La sorcière se releva et ses yeux vinrent à ma rencontre avant de glisser sur les hommes m'accompagnant puis de revenir à moi.

— Je suis bien aise, Majesté, que mes conseils vous aient été utiles.

Elle eut un sourire abominable avec ses rides se soulevant à l'unisson.

— Nous avons réussi à capturer une créature. Nous l'avons questionnée et elle nous a mentionné un Seigneur des marais, cela vous dit-il quelque chose ?

La vieille femme s'approcha de moi sous le regard suspicieux des mousquetaires et de Colbert. J'avais tenu à ce que D'Artagnan soit avec nous. Je voulais qu'il entende la sorcière afin qu'il puisse avoir une idée précise de notre ennemi.

— Je ne connais ce Seigneur, Sire. Mais je connais le peuple des marais et ses manières. J'ai vu comment sont les gens ici, ils craignent ces créatures et leur font des sacrifices.

J'inspirais longuement en essayant de conserver mon calme, l'entendre confirmer ce que nous savions n'atténuait en rien mon agacement de constater que ces horreurs continuaient, que rien de ce que nous avions fait ne les avait arrêté.

— Quel genre de sacrifice ?

— De la nourriture la plupart du temps.

Je la coupais sèchement.

— Hélas, madame, une dépouille retrouvée au Sanctuaire prouve qu'ils ne se contentent point de victuailles.

D'Artagnan et moi-même scrutions l'expression de la sorcière, nous voulions vérifier ses réactions. Elle ne laissa passer qu'une légère surprise à l'annonce.

— Si...sire, je l'ignorais.

— Je ne vous accuse de rien, madame, je souhaite que vous sachiez tout de la situation afin que vos conseils nous soient utiles. Nous avons besoin de vous. Je veux négocier avec ce seigneur des marais et mettre fin à ses agissements. Aidez-moi, je vous en prie.

— Je vais m'informer afin de vous guider au mieux, Sire, fit-elle en s'inclinant, restant quelques instants ainsi penchée.

— Relevez-vous et dites-moi ce que vous savez sur ces créatures.

J'avais pitié de son vieux corps qui devait souffrir. La sorcière plongea son regard sur moi et un sourire ourla ses lèvres.

— Ces fées des eaux sont retorses, messire. Celles des rivières séduisent les humains et celles des marécages marchandent avec les sorciers. Elles sont féroces et méchantes, messire. Les autres les considèrent comme de piètres qualités ce qui les rendent amères. J'ai entendu dire qu'elles sont difficiles à contenter. Je doute qu'on puisse en obtenir quelque chose...

Lèvres pincées, je réfléchissais à ce qu'elle nous racontait. Ces paroles rejoignaient celles du prêtre. Lui aussi les redoutait. J'avais pourtant besoin qu'il participe à ces négociations.

— Nous n'avons le choix, madame. Quels sont vos conseils en la matière, quels sont leurs points faibles, si elles en possèdent ?

La vieille femme secoua la tête, elle ne paraissait guère optimiste.

— Malheureusement, messire, c'est compliqué avec elles. Bien sûr, elles craignent le fer et les croix, vous pouvez aussi retourner leurs armes contre elles, mais les miettes de pain ou le sel ne fonctionneront pas en leur domaine !

Ces indications me semblèrent insuffisantes, il nous en fallait plus pour mener des négociations.

— Que pourraient-elles désirer ?

La sorcière réfléchit à nouveau, laissant s'égrainer les secondes avant de répondre.

— D'être respectées, d'avoir de la nourriture plus conséquente, mais ce sont des sauvages habituées aux rigueurs, se méfiants des Rois, quels qu'ils soient...

— Vous voulez dire qu'elles sont tant redoutées et négligées qu'elles en sont devenues farouches ?

— C'est cela messire.

— Redoutent-elles quelque chose ?

La sorcière observa un instant de silence.

— Comme tout le monde, d'être oubliées et de voir leurs terres envahies. Les fées des marais sont pareilles à celles des bois et des rivières, elles sont attachées à leurs territoires et n'aiment pas les villes qu'elles redoutent.

Je réalisais que peu importait le passé, en asséchant les marécages pour y bâtir une ville moderne j'avais provoqué la colère de ces créatures. Les négociations seraient difficiles, voire impossibles. Je doutais même que le Seigneur des Marais veuille seulement m'écouter, mais je n'avais le choix. Je ne renoncerais pas à mon rêve, et puis les constructions étaient par trop avancées, même si je l'avais voulu, y renoncer aurait été impossible.

L'opinion des gens que nous interrogions ne fut pas différente de celle de la sorcière, mais l'entendre était édifiant.

L'odeur des bestiaux s'accrochait aux vêtements du premier paysan qui nous reçut, pour lui éviter l'affront nous ne couvrîmes notre nez. Après tout, nous nous étions habitués au parfum de la sauge et du soufre chez la sorcière. L'homme était simple pour ne pas dire rustre, il nous observa d'un œil méfiant. Nous le rassurâmes immédiatement, nous étions là pour nous enquérir sur les créatures des marais dans l'objectif d'améliorer sa vie et celle du village.

Chaque habitant du bourg que nous interrogeâmes eut la même expression de surprise en nous entendant les questionner sur leurs croyances, ils n'auraient jamais cru que leur Roi puisse s'y intéresser. Ils demeurèrent sur leurs gardes jusqu'à ce qu'on leur assure une légère compensation financière pour le temps qu'ils nous accorderaient, dès lors, leurs réticences s'évanouirent.

— Oh mon seigneur Roi, fit l'un d'eux, j'ai jamais eu affaire à ces êtres, mais mon voisin, pauvre bougre, a asséché les marécages sur ses terres pour augmenter ses récoltes. Aussitôt les catastrophes lui tombèrent sur le coin du nez ! Son fils attrapa la fièvre et en mourut. Sa femme finit boiteuse après une mauvaise chute et ne puis plus l'aider aux champs. Son second fils se noya dans les marais. Quant à sa fille, il essaya de la sauver en l'envoyant au loin, mais elle mourut en couche. Tout le village racontait qu'il avait fâché les fées qui l'avaient puni en lui prenant toute sa famille.

Tel fut le récit du premier paysan. Il n'y avait aucun doute en son esprit de la culpabilité des fées dans la tragédie de son voisin. Avant le Sanctuaire, je n'aurais prêté le moindre crédit à ce récit, mais à présent, ses paroles réveillèrent le souvenir de la tragique fin du petit duc d'Anjou. C'était douloureux d'entendre de pareilles souffrances, plus encore, de les partager avec eux.

— Je n'ai point vu de fées, mais sire, ma fille les a croisés. Elle allait chercher du bois quand elle fit une curieuse rencontre. D'après ses dires, c'était une chétive créature qui lui demanda de lui offrir un morceau de pain. Mon enfant ayant la main sur le cœur accepta. Pour la remercier, la fée lui indiqua une source et c'est là que nous avons bâti un puits qui nous rapporte une eau claire qui ne nous rends pas malade contrairement à bien des malheureux par ici.

Une femme semblait n'avoir aucun doute sur la présence des fées, il ne lui venait pas à l'esprit que sa fille aurait pu inventer une telle histoire. Et à dire vrai, ils y prêtaient tous foi, à moins qu'ils ne cherchassent qu'à me faire plaisir et obtenir l'argent promis. Il était possible que certains exagérassent, mais la plupart me parurent sincères.

— Oh puissant Roi, je crois bien avoir reçu la visite d'une de ces créatures. Plusieurs matins je retrouvais mon atelier en complet désordre. Mon épouse disait entendre des chuchotis la nuit venue. Nous avons donc mis du sel sur la cheminée et mon épouse ne fut plus dérangée de la sorte, mais ensuite, elle se mit à rêver d'une petite créature. Elle avait au matin les cheveux en bataille et son bonnet jeté à terre. Son métier à tisser était plus avancé et les points mieux faits que ceux qu'elle avait l'habitude de faire. Nos voisins nous avisèrent d'aller voir le curé, ce dernier s'occupa de chasser le mauvais esprit de notre maison. Mais sire, nous regrettons depuis, car nous devons travailler plus.

Tous les récits n'étaient pas forcément négatifs, ainsi j'appris que certaines créatures étaient plutôt bienveillantes, qu'elles pouvaient même adopter une famille et les aider dans leurs tâches tant qu'elles n'étaient ni dérangées ni vexées. S'il semblait facile de les chasser, leur présence apportait assez de bénéfices pour qu'on regrette leur absence après les en avoir banni. Il était étonnant d'entendre tout cela, même si, je reconnaissais certains traits de caractère qu'on retrouvait dans les contes. Mais il y avait également des récits effrayants.

— Enfants, mon frère et moi avons été aux marécages. Nous allions ramasser des sangsues pour notre mère. Un jour, nous avons vu une dame tout en gris qui lavait son linge. Malgré la peur que nous avions, on s'est approché. Mon noble Roi, ce n'était pas du linge qu'elle frottait si vigoureusement, mais un bébé ! J'ai hurlé de terreur et me suis enfui, mais mon frère... j'ai si honte, nobles messieurs, car lui... elle l'a touché et ce fut terrible, il vomissait de l'eau noire. Mère disait qu'il était comme un noyé. Je n'ai plus jamais remis les pieds au marais.

Des histoires abominables de ce genre, nous en entendîmes beaucoup. De mauvais esprits hantaient les marais : des lavandières et feux follets provoquaient des maux incroyables, des chevaux infernaux entraînaient dans les eaux sombres ceux qui avaient le malheur de monter sur son dos et de jolies femmes se peignant les cheveux s'enfuyaient dès qu'on les approchait.

Ces maux paraissaient aisément imputables aux maladies charriées par les marécages, comme il était plus aisé de penser qu'une maladie infantile était responsable de ces enfants agonisant plutôt que des fées venant les arracher à leurs parents pour les enlever dans leur royaume. En les écoutant, je comprenais mieux pourquoi le récit de mes songes avait paru invraisemblable à mon entourage.

Cependant, aucun ne put me dire quoi que ce soit sur le Seigneur des marais, pourtant, c'est à son sujet dont j'avais le plus besoin d'informations.

— Je n'ai jamais vu ce seigneur, tout le monde ici évite d'en parler et plus encore de chercher à le croiser. On raconte qu'il régnait avant, que des sacrifices lui étaient faits, que les sorcières pactisaient avec lui.

Le pauvre homme se signa en disant cela, plusieurs fois d'affilée comme si cela pouvait l'en protéger.

— Lorsqu'on cause de lui, c'est toujours effrayant, nous voulons tous que vous le tuiez lui et ses abominables gobelins ! ajouta-t-il avec une rage perceptible.

Je lui assurais que nous ferions tout mon possible.

Heureusement, une rebouteuse en fit une description plus détaillée.

— Seigneur, en chaque région, le petit peuple a son chef. Celui d'ici est le pire de tous. Il est jaloux de nous autres. Les sorcières savent qu'il est difficile de traiter avec lui et qu'il est aussi cruel que mauvais. Mon seigneur, il ne faut l'appeler même si ses pouvoirs sont forts nombreux.

— Quels sont-ils ? demandais-je.

— Oh noble sire, on dit qu'il guérit des fièvres que donne le marais, si ce n'est pas lui qui les donne. On dit aussi qu'il rentre dans les rêves des gens. Il aurait le pouvoir de se transformer et d'envoûter, comme tous ceux de son espèce. Certains prétendent qu'il peut aller chez les morts et que les sorcières pactisant avec lui font de la magie noire.

L'édifiant portrait inspirait la méfiance, hélas, je n'avais le choix, il me fallait le combattre.

— Pensez-vous qu'il existe un moyen de le faire ployer ?

— Personne n'a jamais terrassé l'horreur des marais, mais l'on dit qu'en lui offrant de l'or, du tabac ou une partie de sa pêche, il vous laisse la vie sauve. On dit aussi qu'il faut mettre une peau de bœuf sur son bateau pour traverser les marécages. C'est tout ce que je sais, mon beau seigneur.

Je doutais de pouvoir confronter le Seigneur desMarais, de ce que j'en comprenais, c'était une créature retorse et jalouse.Mais je m'y connaissais en noblesse rebelle, la Fronde m'avait suffisammentenseigné sur le sujet. Je dois bien avouer que cette créature abominable merappelait des souvenirs fort peu plaisants.

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