❦ Chapitre 26 ❧

Quand je quittais la marquise, tard dans la nuit, je n'eus le courage de retrouver la dans sa chambre Reine. J'aurais dû, mais la fatigue me gagnait. Ne pouvant repousser aucun conseil, surtout avec la guerre approchant, ne pouvant rater aucune messe, ni déroger à la tradition de la chasse, je devais creuser mon emploi du temps afin d'entendre les conclusions frustrantes des enquêtes que j'avais demandé. La conséquence la plus directe était l'épuisement qui me saisissait.

Mon sommeil fut agité. Je revis les créatures au bal de Saint-Cloud enlaçant le pauvre danseur qui se débattait encore, tendant une main presque squelettique dans une supplique silencieuse qui m'était adressée. Je pouvais constater que leurs baisers aspiraient la vie de ce pauvre homme, que leurs délicates embrassades et leurs délicieuses silhouettes aux pas gracieux l'entraînaient dans la mort, et que rien ne pouvait le sauver.

Dans mon songe, je tentais malgré tout de l'aider en brandissant ma foi, une croix à la main, hurlant des prières à Dieu, mais celles-ci n'eurent de réponse et les créatures se moquèrent.

— Pourquoi votre Dieu vous aiderait-il ? Vous le trahissez à chaque instant avec cette relation adultère ! Vous pensez pouvoir ignorer les enseignements de votre Église et l'appeler à vous lorsque vous avez besoin de son aide ?!

Les créatures ricanèrent cruellement en faisant tournoyer le malheureux tout à fait mort dans leurs bras. Alors que le désespoir me gagnait, je constatais que chaque fée avait une apparence effroyablement laide et terrifiante alors que leurs partenaires n'étaient que des spectres pris au piège. Ce n'était plus le somptueux palais de mon frère, mais un palais de glace où tout paraissait fatal.

Si les enfers ressemblaient à quelque chose comme cela, je n'en serais point étonné, en tant que catholique, j'en avais l'image d'un supplice rougeoyant, mais la froideur de cet endroit, son sinistre abandon et l'obscurité régnant sur ces lieux où le ciel n'était qu'un amoncellement de nuages sombres me paraissaient tout à fait adaptés à ces créatures. Que faisaient-elles de ces mortels qu'elles attiraient entre leurs griffes ?

Les malheureux danseurs spectraux continuaient à danser, prisonniers à jamais d'un bal éternel. Tous ces pauvres ères avaient l'air d'accepter de mauvais gré leur sort, les yeux hagards, les membres raides, ils faisaient de bien piètres danseurs comparés aux fées aux pas absolument parfaits que je ne pus m'empêcher de jalouser.

Leurs voix voluptueuses s'adressèrent de nouveau à moi, trompeuses :

— Ici, vous pourriez danser sans éprouver la roideur qui vous a atteinte avec l'âge. Votre corps ne faiblirait jamais si nous vous en donnions le don. Nous sommes des fées, nous pouvons offrir des dons merveilleux aux hommes...

Je reculai, effaré, ne souhaitant tomber dans leurs griffes, répondre à leurs suppliques, me laisser aveugler par leurs fausses promesses, je devinais sans en être certain qu'elles me garderaient captif comme ces pauvres ères si je les laissais faire. Je regrettais de n'avoir de souvenirs plus précis des histoires dont m'avait bercé Perrette, de n'avoir écouté plus longuement la voyante. J'aurais peut-être su quoi faire alors.

Je m'enfuis aussi loin que je le pus de ces créatures maudites et me mis à courir dans des bois sauvages remplis de dangers, passai devant une maisonnée à l'aspect lugubre où une pauvre femme aux portes de l'épuisement travaillait sans relâche, tissant et cousant de belles robes pour les danseurs. Autour d'elle des lutins s'activaient joyeusement, eux ne semblaient peiner à la tâche contrairement à elle.

Je continuais, sans m'arrêter, de peur que les lutins ne s'aperçoivent de ma présence et me force à travailler moi aussi. Ma course se poursuivit dans les bois, devenant au fur et à mesure plus imposants et plus sinistres. L'odeur était nauséabonde et le sol menaçait de se dérober sous mes pieds quand les racines crochetaient mes pas, je manquais plusieurs fois de tomber. J'entendais le hululement déchirant d'une chouette effraie qui me frôla. Je hâtais le pas, de plus en plus terrifié.

Hélas, je ne tardais guère à me retrouver devant le Sanctuaire. Je reconnus la crête édentée des ruines sinistres se dressant face à moi. J'eus envie de hurler de désespoir, pourquoi revenais-je encore et encore à ce maudit endroit. Qu'y avait-il de si important ici ? Le frêne ? Pourquoi l'abreuvait-on de sang ainsi ?

Mais quand je m'approchais, j'entendis le ricanement mauvais d'une fée. Relevant les yeux je la vis perchée sur les ruines, une énorme pierre dans les bras qu'elle jeta au sol. Des mauvaises herbes dévoraient le sol, y déplaçant les pierres et provoquèrent ma chute. Dès que je fus au sol des lianes m'entouraient les chevilles pour m'y retenir, cette fois-ci, ce fut moi qui hurlait de terreur.

— Non ! Laissez-moi ! Au nom de tous les anges, laissez-moi ! suppliais-je pris d'un soudain désespoir.

— Pourquoi donc te laisserions-nous ? Tu nous as échappé par le passé, mais à présent, nous te tenons, répliqua une autre créature à l'aspect sinistre s'approchant de moi.

Sa peau blême luisait dans la demi-obscurité, ses yeux étaient d'une noirceur absolue, ses lèvres bleutées, et ses mains griffues. Elle portait une cape sombre ainsi qu'une capuche tombant sur son visage et en masquant les traits.

— J'ai attendu dans l'ombre, toutes ces années. Toi et tes laquais m'avez enfermé, mais j'ai de nouveaux alliés qui m'aideront à prendre ta place.

Se penchant vers moi, elle dévoila son visage. Il n'avait rien d'infâme, c'était moi ou plutôt un reflet étrange de ma personne. Si ses traits étaient bien les miens, ses cheveux semblables aux miens, en revanche, ses yeux demeuraient vides et effrayants, ses mains griffues, et ses oreilles pointues comme celles d'un diable.

— Qui êtes-vous ?

La créature éclata d'un rire sinistre.

— Je suis toi et bientôt, je serais Roi à ta place !

— Tu mens ! répliquai-je.

Elle rit de plus belle en sautillant autour de moi.

— Pense ce que tu veux, mais si tu continues ainsi, ils t'enfermeront et c'est toi qui porteras le masque !

Je ne savais de quel masque il parlait, j'aurais voulu l'attraper, l'étrangler, mais les lianes me retenaient, elles avaient enlacé mes poignets et menaçaient de m'écarteler. J'en étais terrifié, mais plus encore, j'étais agacé par cette créature qui prétendait être moi.

— J'aurais dû te remplacer, j'aurais fait un bien meilleur travail, ricana-t-il avant de disparaître.

De colère, je voulu me réveiller pour arracher pierre par pierre ce maudit endroit, symbole du triomphe de ces créatures démoniaques sur mon esprit.

Cette pensée eut le mérite de me réveiller. Je tremblais aussitôt, réalisant qu'une fois encore, je m'étais levé. Cette fois-ci, Bontemps avait mis sa menace à exécution, les portes fermées à clé m'avaient empêché de me balader dans les jardins en robe de chambre. Peut-être aurions-nous dû faire ainsi depuis le début, songeais-je éreinté.

— Majesté, vous ne cessez de songer à ces créatures, n'est-ce pas ? me demanda mon Valet.

Bontemps était tout aussi désespéré que je l'étais. Nous avions cru que les croix, les bénédictions auraient suffi à les éloigner, que mes prières suffiraient, mais non seulement elles avaient tué sous mes yeux, mais de surcroît elles menaçaient à présent de m'emporter à tout jamais dans leur monde. Je ne pouvais plus feindre la normalité, ignorer le danger de plus en plus présent.

— Cette fois-ci, j'étais en leur monde. Il y avait des mortels qui y étaient prisonniers et ces maudites créatures ont tenté de m'y retenir. Je ne sais pas qui ils sont, mais ils ont un plan, ils veulent me remplacer.

— Sire, cela ne me paraît guère posséder le moindre sens...

C'était difficile de lui expliquer sans passer pour un dérangé méritant de finir à la Bastille, néanmoins, je lui contais tout. Cette fois-ci, je ne me déroberais point, je lui contais le rêve de cette nuit, mais aussi tous ceux que j'avais fait auparavant, je lui expliquais qu'enfant, je les avais déjà vu et qu'il m'était impossible de considérer cela comme de simples songes, il était clair à mes yeux qu'il s'agissait plutôt d'avertissements.

— Ainsi vous m'avez caché tout cela, murmura Bontemps avec une pointe de déception. Vous m'avez tenu éloigné alors que vous en parliez à la Reine ou à la marquise. Majesté, c'est mon travail de me soucier pour vous, et je ne peux faire correctement mon travail si vous m'en empêchez !

Je baissais la tête, reconnaissant qu'il avait raison. J'avais voulu fuir ses remontrances comme je l'avais fait autrefois avec Mère. Mais Bontemps n'en avait pas encore fini.

— J'ai eu tort, pour ma part, de ne pas prêter attention à vos cauchemars, de croire que ce n'était qu'illusions que tissait votre esprit pour vous distraire du deuil de votre fils, de la distance que met votre frère, et... des soucis de budget.

Je fus soulagé d'entendre cela. J'avais toujours considéré mon Valet comme mon meilleur ami et mon premier conseiller, devoir le tenir éloigné de ces tracas qui m'occupaient tant avait été des plus frustrant et difficile.

— Sire, pardonnez-moi de ne vous avoir cru.

Je levais une main d'apaisement.

— Vous ne pouviez les voir. Cessons de regretter le passé et concentrons-nous sur l'avenir. Ces créatures ne se contentent plus de peupler mes songes, elles m'apparaissent quand je suis éveillé, me poussent à marcher en pleine nuit jusqu'au Sanctuaire, nous devons agir !

— À quoi pensez-vous, Majesté ? me demanda-t-il.

— Madame Scudéry doit venir au Palais, la marquise me l'a suggéré. Je veux l'entendre au sujet des contes, je souhaite également en discuter avec Perette. Mais cela ne suffira, Bossuet et son séminariste m'aideront. Partir en campagne m'offrira, je l'espère, un peu de répit et surtout, du recul dont j'ai besoin pour réfléchir à une stratégie.

J'avais conscience que mon esprit restait encore le terrain de jeu de ces viles créatures, je ne pourrais les combattre seul. Il me fallait m'entourer de personnes connaissant ces fées, capables de m'aider à ne plus leur céder une parcelle de terrain !

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