❦Chapitre 24 ❧
Le dîner que donna mon frère à Saint-Cloud fut assez fabuleux, il avait prévu des festivités destinées à célébrer ses fiançailles tout autant que le retour du chevalier de Lorraine. D'innombrables candélabres éclairaient les dorures et le marbre, permettant aux invités de découvrir les splendides tableaux que mon frère collectionnait avec une certaine apprêtée laissant les autres mécènes sur leur faim. Les courtisans se pressaient dans la galerie pour mirer le fastueux ballet qu'avait orchestré Lully.
Voir les danseurs virevolter sur scène me rappelait notre jeunesse, lorsque nous dansions ensemble, mon frère, Henriette, Athénaïs et même Bontemps qui à l'époque était mon ami et non mon valet. Ce fût durant ces bals que je tombais sous le charme de Louise. Ils étaient le symbole de mes amours de jeunesse, de la douceur de vivre qui nous étreignait alors. La Fronde était finie et nous avions un pays à reconstruire, mais nous avions l'avenir devant nous et tout nous souriait.
Mon frère devinant l'envie presque nostalgique que réveillerait le spectacle l'avait fait suivre d'un bal. Je fis la première danse avec mon épouse, Marie-Thérèse me paraissait d'autant plus belle qu'elle était à nouveau enceinte, du moins, les médecins le pensaient. Au matin, elle était prise de nausée, son appétit avait fortement grandi, enfin elle avait des envies de fruits des bois qui m'amusaient toujours. J'en étais naturellement ravi. Souhaitant la ménager, la danse que je fis avec elle était délicate, douce, des petits pas sans grand mouvement, toute dans l'élégance et la finesse.
— Merci mon époux pour cette danse.
Les joues rouges, le souffle court, elle avait l'air exténuée par ces quelques pas de danse, et au vu de son ventre rond, je n'insistai point.
— Ma mie, vous avez l'air épuisée, constatai-je.
— Je m'excuse de cette petite forme...
— Ne vous excusez point, je vous sais gré d'être venue malgré votre état. Je vais vous raccompagner en vos appartements.
J'avais demandé à mon frère à ce que les siens fussent aménagés. Les grossesses pouvaient vite devenir compliquées et j'avoue que j'étais inquiet. Si elle perdait cet enfant, je ne sais dans quel état elle se retrouverait. Le dauphin était heureusement en parfaite santé, mais nous en avions déjà perdu deux. De telles disparitions affectaient toujours le moral et parfois la santé.
— Merci mon époux, me répéta-t-elle à la porte de sa chambre.
Ses dames de compagnie l'attendaient pour jouer aux cartes ou lire des poèmes. Ces activités de boudoir convenaient parfaitement à une femme enceinte. Je glissais ma main sur son ventre que je percevais à peine à travers le corset.
— Faites-moi un garçon, ma Reine.
Elle me sourit, un voile de tristesse parut sur ses traits, je tentais de l'atténuer en l'embrassant.
Après cela, je traversai la galerie d'Apollon où la marquise éclipsait les sculptures d'albâtre par ses pas de danse gracieux et sa beauté solaire, mais aussi divine fût-elle, je ne le rejoignis préférant gagner la terrasse où se trouvait Philippe. Celle-ci dominait la somptueuse cascade. Bien que je fus soulagé de n'y distinguer aucune forme voluptueuse de créature mutine, je ne pouvais m'empêcher d'admirer l'insolente beauté des jardins et bassins s'achevant sur la Seine et d'en jalouser leur splendeur. Mon frère y avait fait un admirable travail, je devais l'admettre.
— Ta fête est magnifique, mon frère, le félicitai-je.
Il n'y répondit que d'un petit sourire quelque peu contrit.
— Qu'y a-t-il, Philippe ? Qu'est-ce qui te chagrine ?
Ma demande le surprit, il leva un regard qui révélait plus de choses qu'il ne l'aurait voulu. Il n'avait ma capacité à masquer ses émotions, Mère l'avait gardé plus longtemps auprès d'elle sans chercher à lui inculquer quelques manières d'être utile en politique, au contraire, elle avait voulu qu'il me fasse le moins d'ombre possible, le rendant plus sensible à la langueur, plus fragile. Mais mon frère possédait toutefois son caractère et sa fierté.
— Tu as choisi mon épouse, sans me consulter, vas-tu également ignorer ma demande de t'accompagner à la guerre que tu prépares ? répliqua-t-il avec une virulence qui me prit par surprise tant elle contrastait avec le cadre bucolique.
— Mon frère, nous avons besoin de l'alliance avec le Palatinat. Tu sais que nous n'avons voix au chapitre de nos mariages du fait de notre rang. Mais la princesse est un esprit libre, je suis persuadé qu'elle te plaira, de plus, j'ai entendu qu'elle raffole de la chasse, lui expliquais-je.
Philippe n'avait le goût pour les chevauchées à l'air libre, mais j'espérais que sa promise le ferait changer d'avis, après tout, il était un Bourbon, et nous avions cela dans le sang.
— J'accepte ce mariage, j'ai conscience de mes devoirs, mais j'aimerais que tu me laisses t'accompagner en campagne. Je t'ai déjà prouvé ma valeur sur le champ de bataille. L'as-tu déjà oublié ?
Je lui avais promis qu'il viendrait, pour le convaincre de ce mariage et le distraire de son deuil. Mais je devais bien avouer avoir négligé de le tenir informé des avancées sur ce point. À dire vrai, je le savais bon combattant. Trop bon, même. Je craignais tout autant de le perdre que les soldats préférassent le suivre. Louvois me conseillait de laisser mon frère à la Cour pour seconder mon épouse en sa régence durant notre absence. Mais pouvais-je lui causer une si déplaisante déception ?
— Je me souviens surtout de la Grande Mademoiselle tirant le canon sur nous. Nous avions bien manqué d'en mourir ce jour-là, répondis-je en souriant, sourire qui disparut devant le regard si sérieux de mon frère.
— Je n'ai pas tremblé ce jour-là, je ne tremblerai pas plus demain si tu m'emmènes avec toi. Je t'en prie, tu veux que nous soyons proches, que je te seconde, alors laisse-moi le faire à l'endroit où je te serais le plus utile.
Philippe en était capable. Fin stratège et raisonnable, il n'emporterait les hommes dans une bataille perdue d'avance pas plus qu'il ne se laisserait griser par la victoire. C'était d'autant plus difficile, en sachant cela, de suivre les conseils de Louvois.
— J'y réfléchirai, lui répondis-je.
Mon frère poussa un soupir de frustration. Je lui pris le bras pour nous en retourner vers le bal.
— Je t'ai dit que j'y réfléchirai, n'y vois point une manière polie de te le refuser. Tu sais que je prends toujours le temps de la réflexion. Il faut que je m'entretienne avec mon ministre avant toute chose, mais je te promets que je n'oublierai pas ta demande.
Philippe garda le silence, mais son visage se referma. Je le vis rejoindre le chevalier de Lorraine qui me prouva, une fois de plus, qu'il était le seul capable d'accomplir ce miracle : chasser cette tristesse des traits de mon frère.
J'en étais jaloux, je dois bien l'avouer, mais je ne dis rien, supportant en silence la distance qui se creusait entre nous. Les suppliques de notre mère me revinrent en tête, restez des frères et pardonnez-vous l'un à l'autre. Philippe avait juré en pleurant qu'il respecterait toujours sa volonté. Pourtant à cet instant, il me semblait qu'il la trahissait.
La seule manière de le garder auprès de moi était de combler ses désirs, mais jamais trop, de lui laisser croire que moi seul pouvais le satisfaire et répondre aux moindres de ses caprices et de ceux de ses amants. Mais en le conservant ainsi sous ma coupe, je l'empêchais de se réaliser et j'en étais chagriné. Mais je n'avais le choix.
En me voyant venir vers elle, Athénaïs abandonna aussitôt ses partenaires. Je souris en la voyant tendre ses mains vers moi. Je la laissais m'entraîner dans le flot des danseurs. Évidemment, elle m'en voulait un peu de la délaisser au profit de la Reine, ce n'était pas une critique ouverte, simplement un air boudeur qui m'indiquait son humeur.
Je n'ai rencontré personne qui fut si peu enclin à cacher ses sentiments qu'elle exprimait avec une telle liberté si ce n'est bien sûr, la princesse Palatine que Philippe devait épouser. Cette fête ressemblait par trop à la dernière du célibataire qu'il était devenu.
— Ton frère est en beauté, me dit-elle lorsque nos corps s'effleuraient.
Nos mains glissaient les unes contre les autres, nos hanches se frôlaient, le tissu de sa robe m'entoura un bref instant, nos regards se crochetèrent, tandis que nos lèvres se relevèrent à l'unisson dans un délicieux sourire.
— Toi aussi, lui répondis-je.
— Votre Majesté nous a terriblement manqué, tout comme ses célébrations et ses ballets. Je suis bien aise de profiter des magnificences du palais de ton frère, mais aucun palais ne brille plus que Versailles, quand y retournerions-nous ?
Les travaux pour Versailles avançaient à bon train, mais la guerre pour la Hollande allait les mettre sur pause en privant le chantier de ses travailleurs.
— Bientôt, j'y ferai des festivités pour le mariage de Philippe.
Je parlais peu de la guerre, surtout peu à Athénaïs. Je l'adorais, mais ma belle marquise n'avait pas sa langue dans sa poche et se livrait trop souvent aux bruits de corridors. Je souhaitais conserver secrets nos préparatifs pour la Hollande même si les rumeurs enflaient déjà.
Lionne et son fils s'affairaient à la stratégie pendant que Colbert se démenait pour pourvoir aux besoins de l'armée, Vauban continuait ses fortifications sur les villes du nord-est afin d'assurer la sécurité de nos bastions pris lors de la guerre de dévolution. Ces ballets étaient une bonne manière de déguiser mes véritables intentions.
Guillaume d'Orange surveillait mes moindres faits et gestes. En donnant bals et réjouissances, je n'aurais l'air de me préparer à la guerre, bien que mes visites des avancées de Vauban puissent donner une impression différente. Je ne pourrais lui cacher bien longtemps mes véritables intentions, mais je pouvais retarder l'instant où Guillaume en prendrait conscience.
Mais en cet instant, il n'y avait nulle feinte. Après l'échange avec mon frère, j'avais besoin de distraction que ma tendre marquise m'offrit sans retenue. Athénaïs et moi tourbillonnions de plus en plus vite, nous nous laissions griser par le rythme plus rapide de la musique, riant lorsque nos corps se rencontraient, donnant libre cours à notre excitation de nous retrouver tous les deux enfin.
Le nombre des danseurs s'était réduit avec l'heure avancée et les regards pleins de curiosités à notre endroit étaient moins nombreux. Nous pûmes nous toucher, échanger de plus longues œillades, caresser nos peaux, effleurer nos lèvres. Rien n'est plus sensuel qu'une danse, rien n'est plus brûlant qu'une œillade. Nos pieds frappaient le parquet, nos mains se cherchaient, se frôlaient, nos âmes s'épuisaient en quête de l'autre.
Cependant, au sein de nos tourbillons colorés, il me sembla percevoir des silhouettes étranges. Le scintillement d'une peau, des prunelles aux couleurs impossibles, des chevelures si longues et aux reflets si vifs que ce ne pouvait qu'être d'exubérantes perruques, une allure si différente des autres danseurs. Ils étaient l'incarnation de la beauté et de l'élégance, mais il y avait quelque chose de sombre en eux.
Je remarquais qu'ils évoluaient au milieu de nous sans que personne ne parût remarquer leur présence. Mon regard s'accrocha à eux et ne put s'en défaire. Peu à peu, je cessais mes mouvements. J'étais effrayé, c'était les créatures que j'avais vues enfant et au-dessus de mon fils mourant. Ni féminine ni masculine, c'était quelque chose entre les deux, des androgynes à la beauté troublante.
Athénaïs remarquant mon inattention me secoua doucement.
— Louis, que t'arrive-t-il ? Tu te sens mal ? De l'eau pour le roi ! s'exclama-t-elle.
— Ne les vois-tu pas ? lui demandai-je en tendant la main vers les étranges danseurs.
Athénaïs jeta un rapide coup d'œil, mais elle ne se souciait que de moi et ne regarda pas vraiment.
— Louis, je ne vois rien du tout. Philippe m'a raconté que tu t'étais senti mal dans la chambre de ton fils, serais-tu malade, Louis ?
J'étais agacé qu'elle me pensât elle aussi malade, mais ce qui me mettait hors de moi c'était de voir ces créatures continuer à danser sans que qui que ce soit ne remarquât leur présence. Plus encore que ni les bassins bénits ni le rite des écrouelles ne fussent parvenus à les tenir éloignés de ma Cour. Leurs sourires carnassiers me glaçaient d'horreur. Je fermais les paupières et les rouvrais, mais elles étaient toujours là, inquiétantes.
— Louis ! répéta-t-elle en me saisissant par les épaules.
Son regard se posa néanmoins sur les danseurs, elle tenta de voir ce que j'essayais de lui montrer. Malgré sa volonté de croire, elle ne sembla pas les voir. Un serviteur arriva, une cruche d'eau dans une main, un verre dans l'autre. Athénaïs glissa le verre entre mes lèvres. J'en bus une gorgée avant de saisir son poignet et la forcer à se tourner pour observer ces danseurs étranges que je lui désignais d'un doigt tendu.
— Tu ne les vois donc pas ? Les créatures dont je te parlais sont là, juste devant nos yeux.
Elles virevoltaient, aspirant la vie à chaque mortel auquel elles étaient accrochées. Leurs parures et leur beauté fabuleuse m'effrayaient d'autant plus qu'autour d'elles, les lumières des candélabres semblaient vaciller. Un danseur se sentant mal tenta de leur échapper, mais la créature le maintint contre elle. Cette vision me terrifia. Sans la marquise serrant mon bras et élevant la voix, je n'aurais pu en décrocher mes yeux.
— Allons prendre l'air extérieur, veux-tu ? me demanda-t-elle.
Ce n'était pas vraiment une question appelant à une réponse puisqu'elle m'entraîna de force dehors. Même elle doutait de moi à cet instant. Je les inquiétais tous avec mes histoires de fées que personne ne parvenait à voir. Un voyant, un véritable voyant, me serait plus utile, mais où trouverais-je pareille personne ?
Je frôlais la crise, et tous en étaient témoins. J'étais nerveux sans raison et tenais des propos insensés. La France avait déjà eu des rois fous, mais je refusais d'en devenir un. Je tenais encore les rênes, mais pour combien de temps si je me livrais à de telles élucubrations ?
Je devais considérer ces fées comme n'importe quel autre problème qui surviendrait. Je devais garder la tête froide, céder à la folie reviendrait à entrer dans leur jeu. Je n'étais certain qu'elles eussent le pouvoir se faire voir de moi, mais j'avais beau retourner le problème en tous sens, c'était l'unique possibilité qui s'offrait à mes réflexions. Durant des années je n'en avais point vu, à présent, elles apparaissaient chez mon frère, auprès de mon fils, s'introduisaient jusqu'en mes songes. N'était-ce pas le moyen le plus efficace de me nuire en me faisant passer pour dément ?
Je soupirai, en reprenant de l'eau, feignant une faiblesse passagère.
— Je crains que vous n'ayez raison, je dois être souffrant, c'est peut-être la danse...
Ma belle marquise me caressa la joue tendrement.
— Je vais vous soigner, mon Roi, dès demain vous serez prêt à reprendre du service
Mais dès qu'elle esquissa un mouvement en direction de ses appartements, un hurlement retentit dans la salle de bal.
Un des danseurs venait de tomber raide mort.
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