❦ Chapitre 21 ❧

Philippe-Charles, second fils que m'avait donné Marie-Thérèse se mourrait d'une infection à la poitrine qui avait emporté sa sœur six ans auparavant. Malgré tout, il demeurait encore de l'espoir, n'avais-je point survécu à tant de maux qui d'ordinaire balayaient enfants comme adultes ? J'espérais que mon petit dernier avait hérité de ma constitution, mais je craignais le pire.

En cet été à la chaleur éprouvante, je rejoignis mon épouse qui était déjà auprès de notre enfant. Ce dernier était gardé en quarantaine dans une aile excentrée du palais de Versailles, où des nuages de poussière de plâtre s'envolaient à chacun de nos pas. Cette aile était encore en chantier bien que nous avions commencé à y loger du monde. Bontemps avait dû s'accommoder de tous ces paramètres afin d'isoler le malade et ainsi, avait dû reloger certains courtisans à peine s'étaient-ils installés en leurs nouveaux appartements.

Je n'avais que faire de ces aménagements, tout ce qui me souciait était la santé fragile de mon fils. Ce n'était pas le premier dont la vie était menacée, à dire vrai, j'avais déjà perdu bien des enfants, bâtards pour la plupart, mais ce n'était pas pour autant que je n'avais pleuré amèrement chacun d'eux. Aussi insistai-je pour être à son chevet, luttant contre le protocole sanitaire qui voulait que je me tienne éloigné de toute personne malade. Je l'avais bafoué pour Henriette, je réitérais l'exploit, mais dus leur concéder de ne pas toucher le petit prince mourant.

Les larmes avaient tant coulé sur le visage de mon épouse qu'elles avaient creusé un sillon dans son maquillage. Lorsque je pris sa main, j'eus l'impression de tenir mon enfant à travers elle, même si ce n'était suffisant.

Les médecins se succédèrent sans parvenir à vaincre le mal qui rongeait le pauvre petit corps. L'entendre respirer si difficilement me déchirait le cœur. Les larmes ne tardèrent à couler sur mes joues. Lorsque je croisais le regard de Bontemps, j'y lus la même tristesse, le même déchirement.

Par mesure de précaution, nos autres enfants avaient été écartés, comme mon frère l'avait été quand la fièvre avait manqué de m'emporter. Je les savais affectés et passais les voir aussi régulièrement que possible pour les tenir informés de la situation. Cependant, n'ayant aucune amélioration à leur apporter, je me contentais de les embrasser tous les deux en retenant mes larmes, ne souhaitant les inquiéter avec mon désarroi.

La nuit venue, je refusai de quitter le chevet de mon fils malade. La Reine non plus ne voulait l'abandonner. De sorte que Bontemps, de guerre lasse, nous laissa dormir auprès du petit Prince. Ne désirant rompre à ses devoirs, il s'installa lui-même en cette chambre dont l'air pouvait être contaminé.

Tous ces dangers insolents que nous prîmes, nous le fîmes par amour de notre enfant. Marie-Thérèse avait la coutume d'être familière avec nos enfants comme le fut ma mère. Et je confesse, l'avoir été tout autant, n'hésitant pas à leur montrer mon affection en public et même à jouer avec eux, ne souhaitant être le père distant que le mien avait été. Pourtant cela n'était courant en la noblesse encore moins chez les rois et les reines d'Europe.

Quand la maladie emporta mon père, j'avais quatre ans et demi, autant dire que sa figure m'était inconnu. D'autant plus inconnu que mes parents ne s'étaient jamais entendus, il préférait chasser, visiter ses favoris ou faire la guerre plutôt que tenir compagnie à son épouse et à ses enfants. Longtemps, j'avais vécu dans le souvenir de ce père qui m'avait effrayé, frustré de ne l'avoir connu. C'est sans doute pour cela que j'ai gardé près de moi ceux lui ayant été fidèles, l'ayant accompagné à la guerre comme en politique.

Désirant ne rien faire comme lui sur le plan de l'intime, j'avais essayé d'aimer Marie-Thérèse et j'essayais autant que possible de passer un peu de temps avec elle, pas juste pour accomplir mon devoir. Je crains de n'avoir pas toujours été un époux aimant ni très attentionné, à mon grand regret. Néanmoins, en cet instant douloureux, je restais auprès d'elle.

Lorsque la nuit survint, je ne parvins à dormir. Gardant l'œil ouvert, je veillais sur le sommeil agité de mon enfant, redoutant que les fées ne vinssent l'emporter. Colbert en reportant les superstitions avait enfoncé cette idée si profondément en moi qu'elle ne me quittait plus. Je craignais de m'éveiller et de trouver le lit vide. Cela me paraissait d'autant plus vraisemblable que le mal frappant mon fils rappelait celui qui m'avait touché enfant, durant lequel j'avais vu des créatures penchées sur mon lit.

Une nuit, je m'assoupis dans un rare instant de fatigue et je me mis à rêver des fées. M'apparut une créature pareille à celle de mes souvenirs. Elle était en apparence fluette, d'une beauté étrange, sa peau diaphane comportait des entrelacs comme des tatouages de guerrier barbare et ses longs cheveux semblaient se refermer sur mon enfant malade. Ses mains étaient anormalement longues et ses doigts qui paraissaient avoir tous la même taille s'étendirent comme pour toucher mon fils.

Je m'éveillais alors en sursaut, hurlant :

— Laissez-le tranquille !

Bontemps fut aussitôt réveillé par mon hurlement. Le pauvre était par trop habitué à mes agitations nocturnes qui raccourcissaient ses nuits. Et il n'était pas le seul, mon cri avait également alarmé les gardes qui furent bientôt là.

— Sire ! Que se passe-t-il ? Vous êtes blessé ?

J'étais baigné de sueur, le corps et les muscles tendus, prêts à occire toute menace, mes doigts encore serrés comme si je tordais le cou à quelque créature. Seulement, il n'y avait rien ici, rien d'autre que mon enfant me regardant avec terreur, ne comprenant ce qu'il se passait. Bontemps se leva et mon épouse ouvrit doucement les yeux. Mon frère arrivant de Saint-Cloud entra dans la chambre et compléta ce triste tableau.

Je me sentis coupable de les avoir tous tirés de leur sommeil et plus encore d'avoir terrifié mon fils que la maladie faisait bien assez souffrir. Ces créatures étaient-elles seulement réelles ? Avaient-elles été présentes pour s'évanouir à mon éveil ? À moins que je ne sois tout bonnement pas capable de les voir, que seuls les enfants le puissent ? Les enfants mourants ? Je repoussai l'idée. J'avais probablement projeté mes craintes dans mes songes.

— Louis, faut-il qu'on réveille les médecins ?

Mon frère s'approcha, inquiet à mon sujet et plus encore au sujet de mon fils. Pourtant, il n'était pas de ces hommes qui aimaient la présence des enfants, avant le trépas d'Henriette je ne l'avais guère vu avec les siens, nonobstant fort nombreux.

La Reine, penchée sur notre fils dont elle caressait le front brûlant, secoua doucement la tête.

— Il est encore en vie, mais il souffre, murmura-t-elle.

Philippe me prit à part.

— Louis, pourquoi as-tu hurlé ainsi ? Tu as vu quelqu'un ?

Je ne pus lui mentir à cet instant et j'opinai tristement du chef, les larmes roulaient alors sur mes joues sans que j'arrive à les arrêter.

— Elles vont l'enlever et je ne pourrais rien y faire, murmurai-je, comme pris de folie en évoquant à voix haute de mes craintes dont je n'avais aucune preuve.

Au jour, elles me paraissaient chimères, mais cette nuit-là, dans la chambre de mon enfant agonisant, j'avais l'impression qu'elles complotaient contre moi, cherchant à me l'arracher. N'était-il pas dit que les fées prenaient les êtres que vous aimiez lorsque vous empiétiez sur leur territoire ? J'avais fait bénir le bassin, mais cela n'avait suffi, le mal était bien plus enraciné réalisai-je. J'aurais voulu connaître le moyen de les tuer, de les détruire, je refusais de laisser mon fils périr par leur faute !

Mon frère me voyant presque délirant pensa que j'avais été touché par le mal à mon tour. Les maladies se transmettaient si facilement et j'étais si souvent affecté par celles-ci que je ne pouvais lui tenir rigueur d'être inquiet à ce sujet.

— Louis, vous êtes brûlant. Un médecin, vite !

Bontemps s'en alla en quérir un et une foule d'habits noirs envahit bientôt la pièce. Naturellement, je fus emporté dans l'antichambre où un lit fut installé à ma demande. Les meubles bougeaient à la vitesse des ordres de Bontemps.

Bientôt tout le château fut éveillé et la Cour se demanda ce qu'il se passait. La mort d'un enfant royal était un sujet de ragot, l'héritage de la couronne avait toujours été un sujet passionnant les courtisans. Je ne pouvais le leur reprocher, ils étaient restés au palais alors que le risque de propagation du mal était important. Ils bravaient la maladie et l'inconfort, car nous devions faire des fumigations dans tout le palais.

Après un long examen, les médecins ne trouvèrent rien susceptible d'agiter mes humeurs et je fus exempt de saignée. Ce qui me rassura, car j'avais besoin de toutes mes forces pour veiller à ce que les fées n'emportassent mon fils. Malgré ces conclusions positives sur ma santé, Bontemps comme mon frère refusa que j'entrasse à nouveau dans la chambre, mon frère se proposa pour veiller au côté de la Reine. J'eus beau menacer, flatter, rien n'y fit, je demeurais à la porte.

La journée, je tournais comme un lion en cage. Aucun conseil de ministres, même celui de guerre sur la stratégie pour la Hollande ne parvint à m'empêcher de songer à son pauvre petit corps secoué de frissons. Et bien que je me refusais à m'éloigner de trop, je ne fus point à ses côtés quand la faucheuse me l'arracha.

Philippe vint m'en avertir, il me serra dans ses bras. Dans ses longs cheveux bruns rendus soyeux par tous les baumes et crèmes qu'il utilisait, je versais des larmes que personne ne vit hormis lui et mon épouse qui en distingua les traces sur mes joues.

Contrairement à ce que la rumeur disait, je pleurais, mais uniquement en privé. Les rois ne font pas de démonstration de leur tristesse, mais notre mère nous avait élevés différemment. Quoi qu'il en soit, nous restâmes enlacés un moment jusqu'à ce que nos yeux s'assèchent.

Marie-Thérèse fut inconsolable cette nuit-là. Je demeurais à ses côtés jusqu'à ce que le sommeil l'emporte. Redoutant mes propres songes, je luttais contre l'envie de dormir et l'illusion d'un repos réparateur. Je ne savais que trop bien ce qui m'y attendait. Mais mes paupières étaient si lourdes et mes yeux si fatigués, comme si on y avait jeté du sable que je finis par sombrer dans un paysage austère et rustique.

Je me trouvais devant une forêt imposante, si grande et si touffue que je me demandai si les rayons du soleil parvenaient à y pénétrer. À sa lisière m'attendait une horrible mansarde, de celles qui semblent accueillir toute la misère du monde. Un terrible hurlement d'enfant en jaillit et provoqua un frisson jusqu'au plus profond de mes entrailles. Même si je devinais qu'il s'agissait là d'une sorcellerie cherchant à m'attirer, je ne pus y résister et accourais au secours du nourrisson, espérant qu'il ne fût le mien.

Son âme pure n'avait pu que s'envoler vers Dieu, songeais-je avant de réaliser avec effroi que nous devions baptiser mon fils, mais n'avions eu le temps de le faire.

Comme je l'avais deviné, un spectacle épouvantable m'attendait : un bébé vagissant et remuant criait à plein poumon de terreur face aux créatures ailées avec de grandes oreilles pointues et des yeux brillants qui l'entouraient. En m'avançant, je constatais qu'il ne s'agissait peut-être pas de terreur, l'enfant semblait rire devant ce spectacle grotesque. Mais ce rire n'avait cependant rien de joyeux, si ces fées pouvaient l'amuser, elles l'effrayaient davantage ! Le pauvre bambin ne pouvait s'en défaire et personne ne pouvait l'en délivrer.

À la simple idée qu'il puisse être le mien, je pénétrai dans la mansarde et tentai de l'arracher aux mains de ces horribles créatures, mais sitôt qu'elles me virent, leur apparence changea, et d'adorables fées elles se transformèrent en abomination sans nom. Leurs mains devinrent des serres et leur bouche le bec d'un oiseau, mais leur corps conservait les marques de leur féminité, une poitrine usée par le temps se balançait à chacun de leurs mouvements.

L'horreur de la scène me stupéfia, mais un seul hurlement suffit à me redonner la rage de me battre, je dégainai l'épée que j'avais à ma ceinture dont je ne questionnais la présence et je fis des grands moulinets pour écarter ces harpies. Ces gardiennes monstrueuses tentèrent de me faire reculer, mais mon épée tranchait les griffes qui s'approchaient trop de moi. Leurs cris aigus vrillèrent mes tympans pour autant je ne faiblis, convaincu de pouvoir sauver l'enfant. Mais c'était sans compter sur leurs ailes devenues gigantesques, elles saisirent du bambin et s'envolèrent au loin, laissant quelques-unes de leurs sœurs s'occuper de moi. J'embrochai l'une d'elles, mais cela parut ne rien lui faire, elle vivait encore la garce !

Je m'éveillai en hurlant ce mot : garce. Mes yeux s'ouvrirent et constatèrent que j'avais embroché non pas une créature, mais un buisson taillé du jardin. Autour de moi, des laquais et gardes effrayés se tenaient à une distance raisonnable. Bontemps, à la figure aussi fatiguée qu'inquiète, me regardait. Le pauvre avait sa chemise déchirée, visiblement d'un coup d'épée j'avais tranché le tissu et s'il n'avait esquivé, j'aurais pu le pourfendre lui. Je jetai l'épée à terre de colère, comment ces abominations avaient pu ainsi berner mon esprit, tromper ma raison et mes sens, me pousser à faire une aussi cruelle erreur ?

— Sire, vous n'allez pas bien, constata Bontemps affligé.

Je devais admettre que j'étais inquiet, d'avoir pu manquer de le tuer sans m'en rendre compte, qu'avais-je pu faire d'autre sans le savoir ? Pire encore, la terrible peur que mon fils soit entre leurs griffes me taraudait tant que je laissais Bontemps me guider jusqu'en mes appartements.

— Bontemps, c'était affreux, murmurai-je, j'étais en leur monde et il y avait cet enfant qui y est prisonnier...

— Majesté, votre fils est entre les bras de Dieu.

— Peut-être pas, nous n'avons eu le temps de le baptiser...

— La Reine a demandé à Bossuet de s'en charger quand elle a réalisé qu'il n'allait peut-être pas survivre, vous étiez... vous aviez eu cet accès de fièvre et nous avons paré au plus pressé...

Je ne pouvais lui en vouloir alors qu'il me rassurait en cet instant douloureux. Les joues baignés de larmes, je le remerciais.

— Ne vous excusez pas, vous avez sauvé son âme !

Bontemps était inquiet, il m'obligea à voir les médecins qu'on réveilla en pleine nuit, mais une fois encore, ils ne purent que constater que hormis une certaine fatigue s'accumulant, j'étais en pleine forme et n'étais nullement sous le joug d'une quelconque fièvre.

— Très bien, puisque ignorer le problème ne fonctionne pas nous allons procéder autrement, marmonna-t-il avec agacement. Majesté, je vais demander à ce qu'on mette des croix tout autour de votre lit, qu'on bénisse votre chambre, et... nous allons peut-être devoir fermer les portes à clé.

— Bontemps, vous n'allez pas non plus enlever toutes les épées m'entourant, pourtant j'ai bien failli vous estropier ou pire encore ! fis-je, pleinement réveillé. Je suis d'accord pour les croix, nous nous en remettrons à Bossuet pour cela. Et nous ferons dire une bénédiction au soir, en espérant que cela suffise.

Mais j'en doutais, hélas. Je ne voyais comment je pouvais me défaire de ces fées autrement qu'en les combattant.

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