❦ Chapitre 20 ❧
En rejoignant le palais, j'observais les jeux innocents menés par les courtisans dans les jardins, le bois de la balle frappant les quilles résonnait avec les éclats de rire. Ces mêmes éclats qui nous bercèrent hier soir pour se muer en cri d'angoisse au matin.
Il m'était impossible de savoir s'il fallait attribuer ce trépas à un malheureux accident ou à des assassins en dentelle, mais en observant le jaillissement de l'eau cristalline crachée par les statues de plomb et de cuivre, je crus distinguer une créature aussi adorable qu'inquiétante riant aux éclats.
Nul doute que cette vision était imputable au harassement me venant à l'idée d'affronter une nouvelle rébellion de robe. J'aurais été soulagé d'avoir des coupables à envoyer à la Question et ne plus éprouver de craintes à chaque fois qu'un courtisan aux sourires hypocrite s'approchait.
Céder à la peur serait plus déraisonnable encore que de croire en des créatures étranges se cachant au vu et au su de tous. Je ne pouvais me le permettre, je devais m'en remettre à mes hommes, fort capables sur le sujet. Mon front ridé sous l'effort de ces réflexions poussa la Reine à me suggérer :
— Mon Roi, laissez-moi vous aider. Je suis certaine qu'en travaillant de concert avec Bossuet nous pourrions soulager vos inquiétudes.
Je me tournais vers elle, surpris de ne plus lire la rancœur froide de tantôt en ses prunelles chocolatées.
— Bossuet ignore tout de ce qui me tracasse, murmurai-je.
— Je pourrais lui en parler, proposa-t-elle.
— Je préfère m'en charger.
J'acceptais cependant que la Reine l'invite à discuter avec moi à ce sujet. Ce dernier parut ravi de passer un instant en privé en notre compagnie. Mes craintes qu'il me fasse la morale sur ma relation avec la marquise s'étaient évanouies devant mes inquiétudes grandissantes pour ma Cour.
Une fois que nous fûmes suffisamment éloignés de la foule encore présente, je lui demandais de but en blanc si mon confesseur lui avait mentionné nos dernières conversations. Il me répondit qu'il était lui-même très inquiet de ces messes noires et de l'engouement de la noblesse pour les empoisonneurs, les sorcières et les voyants.
— Monseigneur, avez-vous entendu parler d'un endroit nommé le sanctuaire ? Il est à quelques lieues à peine, dans les bois jouxtant le château.
Bossuet fronça les sourcils et balbutia quelques excuses pour sa méconnaissance du lieu en question. Après lui avoir conté ma découverte, je lui expliquais que cet endroit était réputé pour des pratiques païennes. Je lui partageais ma crainte que des messes noires s'y déroulassent et que la dépouille trouvée fût la victime d'un sacrifice rituel. Tout cela l'effraya, mais à la différence de l'abbé du Bréau, il ne parut s'affaisser sous le poids de confessions qu'il aurait gardées pour lui.
— Sire, j'ignorais que de telles pratiques avaient lieu si près de nous. J'étais persuadé qu'ils allaient à Paris pour ces choses-là. J'aurais dû me méfier, après tout, Versailles était un petit coin de campagne avant que Votre Majesté n'y construise son palais.
Sa surprise paraissait tout aussi sincère que sa colère qui irradiait à l'idée qu'on puisse s'adonner à ces actes impies sous son nez. Nul doute que l'évêque allait prendre des mesures, enfin, je l'espérais. C'était le but de la manœuvre.
— Hélas, continua l'homme d'Église, les vieilles croyances sont encore très présentes dans les contrées reculées. Un de mes anciens séminaristes qui a été envoyé en Normandie m'a rapporté toutes les étrangetés que ses paroissiens lui content. Sire, vous n'en croyiez pas vos oreilles de ce que ces bonnes gens peuvent affirmer.
Je savais mon peuple superstitieux, cependant après ce que j'avais vu dans mes songes, je n'étais pas loin d'y prêter foi moi aussi, et devait confesser une curiosité grandissante au sujet de ces étrangetés rapportées par ces paroissiens normands.
— Votre séminariste vous a-t-il raconté ce que disaient ses gens ?
Ma question comme toutes les autres ayant précédé devait lui paraître des plus étonnantes venant du Roi. Heureusement, mon épouse appuya chacune de mes paroles d'un hochement de la tête.
— Sire, je n'ose prêter oreille à cet obscurantisme, mais puisque vous m'interrogez, eh bien oui, vos sujets sont persuadés que certains endroits sont habités par le petit peuple et qu'il serait impossible d'y construire quoi que ce soit, que si l'on insiste et ne tient compte des avertissements des anciens à ce sujet, alors la mort frappe autour de vous, vous arrache vos proches et tous ceux participant aux travaux, jusqu'à ce que vous renonciez à vos projets. Ils pensent que les malheureux ayant affaire à ces fées peuvent même finir par devenir fous.
Ces paroles résonnèrent étrangement en moi. La mort frappait régulièrement les ouvriers du chantier, elle avait été jusqu'à prendre un courtisan sous mes fenêtres ! Je ne pouvais m'empêcher d'y voir la confirmation de mes doutes même si un murmure ayant la tonalité de mon Valet me rappelait que les marécages avaient toujours charrié des maladies et que le chantier comportait suffisamment de danger pour n'avoir besoin d'accuser une malédiction ou des créatures.
Pourtant, je mourrais d'envie d'inviter cet abbé normand à la Cour, ne serait-ce que pour l'interroger et confronter ce mysticisme paysan avec mes songes. Je n'eus besoin de formuler cette curieuse demande à voix haute, la Reine le fit à ma place.
— Pensez-vous que votre ami pourrait venir à la Cour ? Nous aimerions l'entretenir de ces superstitions.
J'en fus quelque peu étonné, la Reine n'était pas habituellement conciliante avec les antiques croyances, pensant qu'il s'agissait là de l'œuvre du démon. En l'observant à la dérobée, je me demandai si l'envie de m'aider ne surpassait pas ses propres convictions.
L'évêque hocha la tête et fit une courbette.
— Votre Majesté, il sera honoré de venir ici.
Gardant encore un instant les lèvres closes, j'hésitais à lui demander de bénir le bassin où l'incident avait eu lieu. Cette idée m'était venue en écoutant son sermon du matin, mais j'ignorais comment elle serait perçue ni même si elle aurait le moindre effet positif.
— Seriez-vous disposé à bénir la fontaine où le malheureux a été retrouvé ? demandai-je.
Bossuet hocha la tête, sans même montrer la moindre hésitation. Après tout, il m'avait ouvertement incité à agir afin de protéger la Cour, et comme je refusais d'arrêter les célébrations et les jeux qui divertissaient la noblesse, cette bénédiction semblait être un bon moyen de contenter tout le monde et de calmer mes angoisses.
Elle fut orchestrée rapidement, dès le lendemain matin. Conformément à ma demande, toute la Cour s'était réunie pour y assister. L'événement se devait d'être sacré et officialisé. Toute cette mise en scène visait à lui donner suffisamment d'importance pour qu'on ne puisse questionner son existence. C'était à mon sens le meilleur moyen d'éviter les rumeurs. Et je tenais à ce que les courtisans soient présents, dans l'espoir que cela leur inspirerait plus de prudence. Que ce trépas soit accidentel ou non, il était manifeste qu'une grande insouciance en était la cause.
Un silence solennel nous entourait. De nombreux courtisans arboraient un air affecté même s'ils ne connaissaient que peu la victime. Beaucoup portaient cette couleur sombre que j'avais proscrite à la Cour, détestant le port du deuil qui pouvait s'éterniser des mois durant. Cependant pour la bénédiction, je permis de revêtir cette couleur. Pour ma part, mes habits étaient dénués de couleur et d'ornements hormis un ruban violet qui symbolisait le deuil royal.
Alors que l'évêque énonçait sa prière en latin, Marie-Thérèse et moi échangeâmes un long regard. Je soupçonnai qu'elle eut compris le but de la manœuvre, de changer l'eau s'y écoulant en eau bénite. J'escomptais que créatures comme apostats redouteraient cette réserve d'eau rendue sacrée.
Le triste spectacle de cette cérémonie endeuillée réveilla des souvenirs de la fête ayant connu une si tragique fin. Je me rappelais de cette sensation de tranquillité que j'avais alors éprouvée au bras de la marquise. N'était-ce point ce qu'on qualifiait de calme avant la tempête en marine ? Cette même sensation m'avait étreinte quand la Fronde avait éclaté, ce petit bonheur fragile que nous avions avant que nos oncles nous trahissent. N'avait-ce été le cas lorsqu'Henriette était revenue d'Angleterre, épuisée, mais heureuse ? Juste avant que la mort ne l'emporte, j'avais cru que le couple de mon frère parviendrait enfin trouver l'équilibre.
Mes pensées continuèrent en ce sombre sillon.
Ce château de Versailles était mon obsession, je voulais le léguer à mes descendants et l'offrir à la France. Mais déjà la mort s'y enracinait : les travailleurs sur le chantier, cet homme dans le bassin, sans parler du sacrifice dans les bois, des nobles volés sur les routes... La liste semblait s'allonger à chaque instant et les dangers se rassembler autour de moi. Les paroles de ma mère me revinrent : il arrive des choses terribles aux rois. Mon épouse y avait ajouté : plus vous vous élèverez plus vos ennemis seront nombreux. Comment ne pas éprouver une effroyable terreur à l'idée de provoquer un tel massacre à la seule fin de la grandeur de la France ?
Après le conseil, je pus discuter avec Colbert qui avait enfin réussi à mettre la main sur les informations écossaises que je désirais. De ce qu'il m'en contait, elles avaient été délicates à obtenir, car le procès avait eu lieu au moment où Charles II avait été nommé roi d'Écosse. Il semblait évident que cette chasse aux sorcières avait été lancée afin de plaire à leur nouveau monarque et elle continuait sans qu'une véritable justice soit accordée à ces pauvres femmes.
— Isobel Gowdie a été accusée de sorcellerie en 1662, elle est passée aux aveux sans qu'il y eût nécessité de faire intervenir la Question. Ses confessions au nombre de quatre se sont déroulées sur six semaines, manifestement, elle était très bavarde et a donné quantité détails, me conta Colbert lisant le rapport qui lui avait été envoyé.
— Partagez-moi ses aveux, qu'a-t-elle confessé aux jurés, le coupai-je pressé d'en arriver aux faits m'intéressant.
Colbert était un homme de précision et si je n'accélérais pas le processus, nous pourrions bien en avoir pour toute l'après-midi. Je me doutais bien du contexte malheureux de ce procès, de la famine déchirant le pays, de la guerre précédente, ce qui me préoccupait était ses croyances.
— Majesté, elle a prétendu avoir eu des relations sexuelles avec le diable. Elle a raconté ses participations à des sabbats avec d'autres sorcières, qu'elles volaient la nourriture chez les bonnes gens endormis et empoisonnaient les enfants. Elle s'est également vantée d'avoir rencontré la Reine des fées, ainsi que leur roi.
J'interrompis mon ministre.
— La Reine des fées et son roi ?
Colbert fouilla son document en quête de détails supplémentaires.
— Je lis le nom d'Elphame, Sire. La sorcière prétend qu'elle l'a invité à sa table et a dansé avec ses fées. Malheureusement, Majesté, je n'ai pas plus d'informations à ce sujet, les inquisiteurs n'ont pas jugé utile d'approfondir le sujet. J'imagine que la confession de pacte avec le diable leur a suffi comme preuve ?
Mon ministre continua de fouiller ses papiers puis il releva le nez.
— Plusieurs témoignages et aveux abondent dans ce sens. En 1558, Alison Pearson prétendit avoir été enlevée pour servir cette reine fée. En 1598, Andro Man raconta qu'Elphame était l'épouse du diable. En 1576, Bessie Dunlup confia que cette mauvaise reine lui a enlevé son enfant et tué son époux...
Mon ministre releva le nez de ses feuillets en soupirant.
— Sire, je pense que ces témoignages sont basés sur des légendes. Je n'y connais pas grand-chose, mais mon épouse, comme vous le savez, s'est occupée de nombreux enfants et les histoires qu'elle leur conte sont remplies de fées se montrant cruelles avec les malheureux qu'elles croisent.
Les souvenirs de mes dernières conversations avec Perrette me revenaient, mais ces contes manquaient terriblement de détails. J'espérais que l'ancien séminariste de l'évêque pourrait m'en donner plus.
— Ces fées enlèvent-elles des enfants ? demandais-je.
Colbert fronça un sourcil, il s'étonnait de me voir poser tant de questions sur un sujet qui autrefois m'aurait fait sourire.
— Je crois, Sire, que les gens mettent sur le dos des fées tout ce qu'ils ne peuvent expliquer : la mort de leur nourrisson, la disparition de leur enfant dévoré par les loups dans une forêt dangereuse ou d'une fièvre emportant leur dernier-né.
Je demeurais pensif un bref instant. Évidemment, mon ministre n'y prêtait nulle foi, comment cela aurait-il pu en être autrement ? Colbert était quelqu'un de très droit aimant les chiffres, la précision et l'ordre. Il n'y avait rien de plus intangible que ces histoires de fées si ce n'est peut-être, les croyances y étant liées. Moi-même, je n'y aurais cru si je n'étais tombé sur le Sanctuaire.
Pourtant, plus j'en apprenais sur leur compte, plus le doute s'insinuait en moi. J'avais cru voir des fées se pencher sur moi enfant, voulaient-elles m'enlever ? Avais-je rêvé des contes de Perrette ou bien était-ce la réalité ? Comment en être certain ? C'est ce qui me rendait fou : lutter contre un ennemi invisible et n'avoir aucune trace de sa présence. J'ignorais si leur existence était aussi réelle que cette table en bois où étaient posés de multiples parchemins. Ce dont j'étais certain c'est ces créatures de légende était liée aux messes noires, à la sorcellerie et au sacrifice dans les bois.
— Sire, je crois deviner ce que vous cherchez à faire, vous voulez mettre fin aux anciennes superstitions et à la pratique de la sorcellerie. J'admire votre désir de connaître votre ennemi, mais ne lutteriez-vous pas mieux contre en continuant ce que vous avez commencé ? En apportant la lumière au peuple, en les instruisant, en changeant les mentalités, la société et en modernisant le pays ?
Je pensais effectivement que mes sujets devenaient de plus en plus éclairés. Peut-être que effroyables messes noires n'étaient que les derniers sursauts d'obscurantisme. Mais nous ne pouvions négliger l'importance de cette menace pesant si lourdement sur ma Cour.
— J'étais de votre avis, Colbert, avant de découvrir un sacrifice humain durant ma chasse ! Tout concourt à me pousser à croire que ces superstitions sont plus tenaces et plus dangereuses que je ne le pensais. Trouvez-moi une sorcière bretonne ou berrichonne, je veux l'entendre à ce sujet.
Je lus dans ses yeux qu'il ne comprenait mes ordres, mais il s'exécuterait sans poser de questions. Contrairement à Bontemps, il ne chercherait à me surveiller ou à me restreindre. Colbert s'était toujours dévoué à mes moindres demandes, certaines étaient, je le reconnais, capricieuses. Peut-être même que celle que je formulais à cet instant l'était également. Mais c'était la seule façon d'en avoir le cœur net.
Lorsque mon ministre eut disparu, je croisais le regard de Bontemps qui m'attendait, il n'avait rien perdu de l'échange.
— Sire... commença-t-il.
— Je sais, Bontemps, je prends bien trop au sérieux ces vieilles croyances. Colbert est d'accord avec vous. Cependant, des nobles s'adonnent à des messes noires et mes sujets sont sacrifiés dans les bois où je compte étendre mes jardins. Je ne peux laisser de telles choses se produire. N'est-ce point vous qui me disiez qu'il faut connaître son ennemi ? Je sais, vous parliez de Guillaume d'Orange, mais cela se vaut également dans ce cas précis. Ignorer le problème ne le résoudra pas...
Je m'interrompis, car Bontemps ne semblait pas vouloir me contredire, en vérité il me parut alarmé.
— Majesté, votre fils Philippe-Charles de France est malade.
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