❦ Chapitre 2 ❧

Bontemps ne fut guère le seul à m'accorder ce regard sombre. Les beaux yeux verts de mon frère me foudroyèrent lorsque nous chevauchâmes pour rentrer. J'imaginais que c'était de bonne guerre, d'ordinaire c'était moi qui lui faisais la morale, sur les hommes qu'il mettait dans sa couche, ceux qui allaient dans celle de son épouse ou encore sur les robes qu'il portait et ce maquillage outrancier qui était le sien. Philippe accentuait sa taille fine et sa silhouette élancée avec des parures féminines. Tant de courtisans le raillaient, ce qui m'attristait. Mère avait laissé faire, pensant qu'un héritier ainsi fardé serait moins dangereux.

Le spectre de Gaston avait toujours plané sur Philippe. Être frère de roi était la position la plus délicate qui fût. Chaque soupirant lui tournant autour voyait en lui l'héritier si je mourais avant l'heure, bien que j'eusse déjà donné un dauphin à la France et quelques bâtards, je l'avoue. Depuis bien longtemps, Philippe attirait les mécontents et les comploteurs. J'étais d'autant plus inquiet qu'il ne paraissait se rendre compte que ces flatteurs ne venaient à lui que pour sa position et son argent.

Cependant, malgré nos disputes, il restait à mes côtés et je pouvais compter sur lui quoi qu'il advînt. Même à la chasse alors qu'il ne partageait mon goût ni pour les chevauchées ni pour ce grand air. Aussi avait-il été témoin de ma découverte au sanctuaire. Et tout comme Bontemps, il s'était inquiété de me voir seul à un endroit où des bandits avaient visiblement déjà réglé son compte à quelqu'un.

— Louis, tu ne devrais pas te mettre ainsi en danger, me rappela-t-il.

— C'est gentil de t'inquiéter pour moi, mais tu devrais plutôt te soucier de la réussite de nos célébrations, j'ai cru comprendre que Lully était mécontent.

Mon frère était un homme de goût. Il avait déniché les meilleurs artistes pour la troupe royale et savait organiser des soirées mémorables, c'est pour cela que je lui laissais s'assurer du succès de ce nouveau ballet même si cela signifiait aussi composer avec le tempérament de mon compositeur favori qui s'accentuait avec le temps.

— Lully est exigeant, mais rien n'est impossible lorsqu'on dispose du budget nécessaire et celui que tu alloues aux fêtes l'est largement.

— Bien, fis-je, ravi d'avoir changé si aisément de sujet.

Nous pénétrions les fastueux jardins qu'avait créés Le Nôtre. Les allées de verdures menaient à des bosquets où les traits d'esprit, poèmes et discussions enflammées pouvaient se déclamer, où les statues d'albâtres observaient les visiteurs, où le parfum des fleurs d'orange et palmiers que j'avais fait venir d'Espagne embaumait l'air, où le jeu de l'eau dans les bassins se disputait à celui du feu lors des festivités comme celles qui nous attendaient et pour qui j'aurais dû me concentrer.

Au loin résonnait le claquement des talons sur les planches de la scène placée au cœur de cet écrin de verdure et de marbre serti de sculptures mythologiques. Les danseurs répétaient sous l'œil acéré de mon compositeur préféré. Pendant qu'ils affinaient leurs pas et leurs gestes, des serviteurs en livrées disposaient les candélabres illuminant les courtisans qui s'y pressaient avec ferveur.

— Louis, qu'est-ce qui te tracasse ?

Philippe était trop fin observateur pour ne pas voir l'expression songeuse sur mes traits.

— N'as-tu point trouvé étrange que nous trouvions une dépouille en cet endroit ? lui demandai-je.

Philippe me scrutait de ses grandes opales de jade. Nous nous ressemblions beaucoup, avec notre chevelure auburn abondante et bouclée, notre nez typique des bourbons, droit et élancé, presque menaçant. Mais il avait les lèvres plus pulpeuses que les miennes, les traits plus fins également et quand il portait corset et robe, je devais admettre qu'il s'apparentait à une très belle femme.

— Ce n'est pas si étrange en vérité. Les routes jusqu'à Versailles ne sont pas sécurisées, chacun le sait. Tu devrais nommer quelqu'un pour s'en charger, Lionne a d'autres choses à faire surtout depuis que tu t'es décidé à conquérir l'Europe.

Je lui renvoyais un regard tout aussi sombre que le sien. Mon frère n'avait pas tort, mais je détestais qu'il me donnât des conseils, surtout des bons.

— Je ne veux guère ton avis sur la gestion des affaires du pays, je le veux à propos de cette macabre découverte... tu n'as rien ressenti là-bas ?

Philippe s'approcha d'un pas et me scrutant comme s'il désirait y lire quelque chose.

— De quoi parles-tu ?


L'intensité de ce regard me mit mal à l'aise. Je ne parvenais à trouver les mots juste, dès que je tentais de focaliser le flux de mes pensées sur ce que j'avais pu éprouver dans le sous-bois, la sensation de tension s'alourdissait. Le silence s'épaississait alors que Philippe attendait ma réponse. Ne pouvais-je admettre qu'il avait raison, que les bandits de grand chemin avaient fait de ces bois leur domaine avec d'autant plus de ferveur depuis que Le Nôtre avait rendu possible ma vision d'un jardin d'Eden ? N'était-ce point cela, au fond, la vraie raison de ma gêne ? Qu'on puisse vouloir souiller ce Paradis ?

Tout d'un coup, je sentis la lourdeur de mon habit de lumière, le poids de ces pierres précieuses cousues à fil d'or sur mon gilet, de la perruque aux épaisses boucles que j'avais enfilée pour ce soir, jusqu'au ruban doré sur mes souliers, tout cela me paraissait aussi chargé que mon esprit.

— Rien, je me demande si tu as prévu assez pour nos invités. Je veux que cette fête soit inoubliable pour faire taire les médisants et éblouir nos ennemis, répliquai-je un peu trop sèchement.

Philippe me sourit, était-ce l'évocation de nos ennemis ou de la fête, mais son visage devint radieux. Je ne doutais de ses capacités sur le sujet. À Saint-Cloud, il organisait des réceptions courues par le Tout-Paris, si bien que j'en étais un peu jaloux.

— Elle le sera mon frère, même Guillaume d'Orange en entendra parler !

Et il avait raison, la soirée fut une réussite.

Sous nos yeux émerveillés débuta le spectacle. La Reine s'empara de ma main quand résonnèrent les trois coups, je perçus tout son enthousiasme tout en craignant qu'elle sente ma fébrilité. Cette nervosité qui agite tous les artistes en montant sur scène ne m'avait jamais quitté alors même que j'avais cessé de fouler les planches aménagées sur l'herbe dans ces incroyables jardins dessinés par Le Nôtre.

Mes pas n'étaient plus aussi agiles qu'autrefois, quand je dansais sous les ordres de Lully, entouré des femmes les plus belles de ma Cour, Henriette comptait parmi elles même si ce n'était guère elle vers qui mon cœur me portait. Mais bel et bien Louise. En ce temps-là, elle incarnait muse ou déesse, selon la pièce et j'en étais le soleil, mon symbole. C'était ma fée, ma muse, ma déesse. Je n'avais d'yeux que pour elle, si bien que la Reine finit par en devenir jalouse. Elle ne fut la raison de mon renoncement aux bals, mais bien le temps de plus en plus dispendieux qu'exigeaient mes pas maladroits en répétition.

J'éprouvais encore aujourd'hui une noueuse nostalgie en observant cette féérie. Les danseurs incarnaient des êtres imaginaires, dotés de talents dont nous mortels ne pouvions que rêver. Je les avais utilisés pendant des années à des fins politiques, afin d'illustrer que nous, membres de la Cour, de la Royauté, étions des êtres divins à notre manière, choisis par Dieu.

Pourtant, en cet instant, en observant les pas répétés des danseurs, se confondant en des ombres inquiétantes alors que les torches illuminant la scène vacillaient sous l'effet d'une brise glaciale, je dus réprimer un frisson. Ma vue se troubla à nouveau, me donnant l'impression que les masques portés prenaient vie et que de réelles créatures s'approchaient dangereusement de ma personne. Je résistais au pressant désir de fuir, pinçant mes paupières jusqu'à ce que la fantasmagorique daigne s'estomper. À chacun de mes mouvements, je sentais la prise de mon épouse s'affermir contre mon bras.

— Mon époux, vous avez froid ?

Je relevais des yeux vers elle, fulminant plus contre moi-même qu'à son encontre. J'avais encore laissé ce sentiment idiot me saisir, la gêne m'engourdissait et de peur qu'elle ne s'en rende compte, je la repoussais avec un peu trop de vigueur.

— Non, ma mie, ce n'est qu'un frisson. Nul besoin d'inquiéter Bontemps inutilement, répliquai-je froidement.

J'ignorais pourquoi je me montrais si dur à son égard. Voir son visage où s'attardaient les rondeurs de la jeunesse se friper sous l'effet du chagrin me fit éprouver plus de colère que de tendresse. Tout cet amour dont elle m'entourait m'agaçait, peut-être parce que j'étais incapable de lui en offrir autant en retour. Et plus la culpabilité me cinglait, plus je me montrais de méchante humeur. C'était un cercle vicieux.

— Les feux vont bientôt éclater, majestés, nous coupa Bontemps qui veillait sur notre couple comme sur la bonne tenue des palais.

Nous suivîmes le reste de la Cour qui gagna la terrasse qui surplombait les jardins. Ce fut là, en hauteur, entourée de tous ces riches bassins de rocailles, de marbre et d'or, où l'eau jaillissait à foison, que montèrent dans le ciel deux flèches de lumières qui s'épanouirent en deux L étincelants perçant la nuit noire, une création de Charles Perrault.

Je dois admettre que j'avais récupéré ces immenses talents aux mains baladeuses de mon ancien intendant des finances. Ce n'est au fond, qu'une juste rétribution pour ses multiples emprunts aux caisses de l'État. Les arabesques illuminèrent la nuit, éclipsant un instant l'éclat des étoiles, puis retombèrent en une pluie d'or devant une Cour émerveillée.

Une fois le spectacle achevé, celle-ci quitta les jardins qui se rafraîchissaient pour gagner les intérieurs où l'attendait une riche collation. Des mets aussi relevés que variés : macarons à la feuille d'or, pièces montées où les saveurs se disputaient, soufflets et autres préparations délicates du chef orchestrant ce festin pour les palais les plus exigeants. Le sucré comme le salé se mariaient avec adresse pour ravir les courtisans.

Somptueusement vêtue, la Reine suspendue à mon bras semblait avoir oublié ma rebuffade de tantôt et piochait dans ces douceurs avec un plaisir manifeste. En dépit de ses rondeurs, Marie-Thérèse demeurait une belle femme. Il y avait chez elle la noblesse d'un port altier qui, même lorsqu'elle se dépouillait de ces lourdes parures qu'elle faisait venir d'Espagne, ne laissait aucun doute sur son statut.

— Vos cuisiniers excellent, mon époux, leur mariage des saveurs est sans commune mesure, bientôt, je pense qu'ils éclipseront totalement ceux de mon frère.

Je savais qu'elle cherchait encore une fois à me plaire, à me rassurer, à chasser les ombres qui menaçaient notre couple. À peine Louise avait-elle quitté ma couche, songeant à gagner le couvent, qu'Athénaïs l'avait remplacé. Je me sentais coupable de n'arriver à résister à la tentation de toutes ces beautés. Ma pauvre reine en éprouvait une grande peine et pourtant, elle ne s'en scandalisait, ne paraissant m'en tenir rigueur.

Mes maigres efforts me poussaient à au moins la visiter le soir, souscrire à mes devoirs, être à ses côtés en chaque apparition officielle ou à la messe. Ce n'était assez à ses yeux, j'en avais conscience, mais je n'arrivais à être l'époux qu'elle attendait. En tout domaine, j'avais cherché l'excellence, et en de nombreux, je pensais la caresser excepté celui de notre mariage. Même mon sourire devait paraître bien faible, presque hypocrite.

— Vous me ferez goûter cela, ma chère, lui glissai-je, essayant d'être affectueux.

J'éprouvais tant de difficulté à trouver un quelconque sujet en dehors des affaires d'État et bien sûr de la guerre. La paix que notre mariage avait signée était à nouveau brisée. À croire que j'étais pareil à mon père, et que mon beau-frère était pareil à mon grand-oncle. Étions-nous incapables d'oublier nos différents comme l'Angleterre et les Valois ? Marie-Thérèse me sourit, ses dents pleines de chocolat lui donnaient un air ridicule. D'un doigt, j'essuyais ses lèvres. Tout cet amour que son regard me renvoyait me mettait mal à l'aise, si bien que je la laissais seule regagner ses appartements quand elle exprima sa fatigue.

Les remords pesèrent un instant sur mes épaules, mais dès qu'Athénaïs me rejoignit, s'accrochant à mon bras, elle les éclipsa avec tous les tracas de la journée. Ma belle marquise voulait danser et il était impossible d'y résister. Je l'accompagnais. Je n'avais plus mon pas agile d'autrefois, mais il m'arrivait de rêver de nouveaux ballets, d'imaginer de nouvelles chorégraphies, si bien que j'ouvrais encore les bals.

Sa taille fine contre la mienne, sa poitrine opulente contre mon torse, ses yeux bleus plongés dans les miens, ses boucles d'un blond vénitien caressant ma peau, la sienne à la douceur et à la volupté de la pêche me faisaient de l'œil. Mais je me contentais de tournoyer avec elle. La danse à laquelle nous nous adonnions exigeait que les partenaires ne se s'effleurent et changent de cavalier pour revenir l'un à l'autre.

Je n'avais d'yeux que pour elle, ma divine et délicieuse marquise de Montespan qui ne paraissait jamais épuisée, jamais lassée, toujours conquise. Désormais, c'était sa couche que je rejoignais en premier, elle était devenue peu à peu la seule que je voulais dans mon lit et je la croyais suffisamment jalouse de la pauvre Louise pour la pousser au couvent.

Il n'y avait rien de tel que la compagnie d'Athénaïs pour me faire oublier ce sordide sanctuaire et ce malheureux pendu. Philippe avait raison, ce n'était qu'un mauvais souvenir que je devais chasser. Je souris à ma maîtresse.

On la surnommait déjà la Reine de Versailles en raison de ses parures, de sa beauté, mais plus vraisemblablement parce que rien n'échappait à ses oreilles. Elle avait une divine manière de conter les faits et gestes de chacun avec ce qu'il fallait de fiel pour donner du piquant à l'ensemble. Cela lui valait aussi d'être détestée par beaucoup, admirée par les autres, crainte presque autant que moi. Je lui pardonnais, de bon cœur, de me ravir parfois l'attention des courtisans. Comme Henriette et Philippe, elle participait de beaucoup à l'illumination de la Cour. Personne ne s'y ennuyait grâce à elle.

Je glissai un baiser au creux de sa nuque, juste sous l'oreille et l'abandonnai pour boire un peu de champagne. Je voulus gagner la fraîcheur provenant des fenêtres et de la brise du soir qui les traversait. Cette vision merveilleuse de mes jardins éclairés par les torches flamboyantes, ponctuées par les jeux d'eau aux éclats d'or, je ne parvenais cependant à trouver l'apaisement que ce spectacle aurait dû m'inspirer. Il y avait comme une étrange mélodie dans le rire lointain des courtisans, dans le cri d'oiseaux de nuit et le son des fontaines.

Le sentiment d'effroi du sanctuaire me revient et le chassait d'un mouvement de tête. Je ne pouvais m'accorder un tel luxe que de me perdre en de sottes pensées. J'avais bien trop d'obligations. D'abord envers Dieu, avec la messe de dix heures, ensuite envers mon pays, avec le conseil vers onze heures. Le lever ne changeait jamais d'heure pas plus que le coucher, qu'il y eût une fête ou non. Mes journées étaient une suite de spectacles ritualisés à horaires fixes auxquels assistait une infime partie de la cour. Un théâtre supposait également des coulisses.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top