❦ Chapitre 19 ❧
Hélas, au matin, un corps flottait dans les bassins. Le cri poussé par le jardinier faisant cette macabre découverte m'alerta. Nous échangeâmes un regard inquiet avec Bontemps. La fatigue se disputait à l'anxiété en ses traits et nul doute qu'un semblable spectacle devait s'observer en les miens. Je me levais pour gagner la fenêtre et l'ouvris pour voir ce qu'il se passait.
Le hurlement avait attiré d'autres employés ainsi que les courtisans se trouvant dans les parages. Bientôt il y eut une vive agitation autour de la dépouille baignant dans l'eau crachée par Apollon et ses faunes. Mon Valet donna des ordres aux gardes qui se chargèrent de tenir la foule éloignée pendant qu'on faisait venir l'Inspecteur général. Bontemps et moi eûmes le temps de nous interroger avant que La Reynie n'arrive.
— Pensez-vous que ce soit lié aux messes noires ? lui demandai-je.
Des réflexions plus folles que celles-ci m'avaient traversées, mais je me contentai de soupçons plus raisonnables à évoquer à voix haute de si bon matin.
— Sire, il y avait du monde lors de la fête, et ces embarcations sur le bassin ne sont pas des plus stables. Il est fort probable que l'une d'elles ait vacillé ou que quelqu'un soit simplement tombé à l'eau. Avec l'agitation et les feux d'artifice, personne n'a dû entendre ce malheureux appeler à l'aide.
C'était en effet des plus plausibles. Voulais-je y voir autre chose qu'un banal et tragique accident ? La mort de la voyante puis d'Henriette m'avait rendu soupçonneux, surtout après ce que m'avait conté La Reynie et l'Abbé. Mais après tout, la mort d'Henriette, aussi suspecte soit-elle, était naturelle.
Les gardes tirèrent la dépouille hors de l'eau et l'amenèrent à la morgue. Le Lever allant commencer, je ne pus assister aux suites des opérations, mais j'avais entièrement confiance en Bontemps pour s'en charger avec minutie. Accidentelle ou non, l'enquête devait être menée sur cette mort qui déjà déliait les langues.
En effet, au Lever je constatai que les courtisans ne parlaient que de la macabre découverte. Certains se mirent en tête de lister les décès ayant eu lieu durant des fêtes. À les écouter, la noyade était due à l'épuisement auxquels certains de mes courtisans semblaient succomber. Je ne pus m'empêcher de me demander combien de ces trépas étaient véritablement accidentels. Mourir d'épuisement quand les rides vous dévoraient le visage paraissait naturel, mais lorsqu'on était jeune et encore vif, il était plus aisé de soupçonner d'autres raisons à ces décès. Mais devions-nous pour autant conclure à un empoisonnement comme je pus l'entendre de la bouche d'un duc ?
À ma surprise, Molière ne parut au Lever, je savais qu'il ne ratait cela pour rien au monde, il adorait nos échanges matinaux où je n'hésitais pas à lui donner quelques conseils pour ses prochaines pièces ou à l'encourager quand il avait affaire à la censure ou à la critique qui pouvait parfois être cruelle. Me tournant vers Bontemps je lui demandais des nouvelles de l'artiste, il me répondit qu'il était souffrant, ne sachant rien de plus sur son état. Inquiet pour le père de mon filleul, j'envoyais un de mes médecins à son chevet.
Au déjeuner, je remarquais l'absence de mon frère également.
— Bontemps, que se passe-t-il ce matin ? Tout le monde est souffrant ? Où est Monsieur mon frère ?
Mon pauvre Valet qui n'était que le messager de mauvaises nouvelles s'attrista de m'annoncer :
— Sire, votre frère s'en est retourné à Saint-Cloud.
Quand l'avait-il fait telle était la question, je doutais qu'il se soit levé aux aurores, cela ne lui ressemblait guère.
— Quand est-il parti ?
— Je ne le sais, Sire, je vous transmets l'information qui m'a été donnée.
Je poussai un soupir d'agacement.
En me rendant à la chapelle pour la messe, je retrouvai la Reine vêtue d'une robe d'un rouge sombre qui contrastait avec son teint pâle. Ses cheveux blonds étaient relevés à la manière espagnole, c'était l'une des rares à ne point suivre la mode lancée par la marquise.
Depuis notre tribune nous entendîmes le sermon de Bossuet sur la dangerosité de mener une vie dédiée aux amusements. Je comprenais la sagacité de ces paroles après cette noyade, pourtant j'y vis un reproche à peine voilé sur ma manière d'organiser la vie à la Cour, surtout celle nocturne. Évidemment, mon épouse applaudissait en silence ces propos.
Ces derniers temps, elle ne se gênait pas pour fustiger la Marquise de Montespan dès qu'elle le pouvait. Par esprit de contradiction, j' honorais plus encore Athénaïs. La marquise était le seul sujet de dispute entre la Reine et moi. Je n'avais jamais vu mon épouse avoir autant de rage envers quelqu'un, malgré tout, je n'avais aucune envie de renoncer à Athénaïs.
Aussi je me demandais si elle n'avait pas inspiré son confesseur.
À la fin de la messe, j'allais à la rencontre de l'évêque et lui jetais un regard sombre.
— Monseigneur, vous devriez passer un peu moins de temps avec mon épouse et un peu plus dans le palais, vous constateriez que les divertissements qui y ont lieu n'empêchent nullement l'élévation spirituelle.
La Reine courut au secours de son confesseur.
— Mon époux, tout dépend du type de divertissement. Ceux que vous offrez à la Cour sont toujours somptueux, mais il arrive qu'en buvant trop à la source, on en absorbe la lie. Voyez le tragique accident en votre bassin.
Je n'aimais guère le ton de cette conversation et le lui indiquai d'un long regard sombre appuyé en son endroit, mais elle tint bon.
— Je m'inquiète pour vous, mon Roi, vous ne venez plus me voir et vous délaissez vos devoirs.
La journée aurait commencé autrement, j'aurais eu plus de patience, plus de tendresse également, mais à cet instant j'étais dans un tel état de nerf que la colère répondit à ma place.
— Je n'oublie aucunement mes devoirs, répliquai-je. D'ailleurs, je passerais vous voir ce soir et j'espère vous trouver de meilleure humeur.
Ma langue claquait contre mon palais, ma voix était froide et tranchante. La Reine en fut piquée, je feignis de n'en rien voir.
Comme si tout devait se liguer contre moi, j'appris au conseil des ministres qu'au moment de regagner leurs demeures, des courtisans avaient été attaqués par des brigands qui, étant avisés qu'une fête aurait lieu, avaient attendu que les invités repartent. Profitant de leur ivresse, ils les avaient dépouillés de leurs bijoux et de l'argent qu'ils avaient sur eux.
— Monsieur La Reynie doit venir au Palais, exigeai-je.
La mort semblant me poursuivre, le sujet suivant fut les accidents sur le chantier.
— Majesté, des ouvriers se plaignent des conditions de travail, commença Colbert.
— C'est bien pis que ça, ils font grève et la mère d'un ouvrier décédé harangue la foule passant devant le chantier, s'indigna Lionne.
— Et vous la laissez faire ? Qu'on la mette aux arrêts ! ordonnai-je agacé.
— Majesté, nous ne pouvons l'arrêter sans prendre le risque de voir la foule se rallier à sa cause. C'est que les morts commencent à être fort nombreux, nous en avons dénombré plus de deux cents décès pour l'assèchement des marécages.
La colère fit place à la stupeur, je savais que la mort venait frapper les pauvres hommes travaillant à nous protéger des maladies charriées par ces marais, mais je n'avais réalisé qu'ils étaient aussi nombreux à succomber. La pensée que la mort me pourchassait ne me quittait plus, j'avais l'impression qu'elle se penchait sur mon épaule.
— Très bien, soupirai-je. Faites paraître une lettre que je signerai afin de remercier leur travail qui évite à ma Cour de souffrir des maladies dues aux marais. Qu'on fasse éloge de leur héroïsme sans s'appesantir sur leur sacrifice. Et assurez-vous que les familles reçoivent également une large compensation financière.
Mieux valait que l'ensemble de la population ignore l'étendue du sacrifice en question. Le chantier de Versailles représentait déjà suffisamment de pertes humaines. En effet, leur ampleur exigeait des ouvriers qu'ils travaillent de jour comme de nuit, ce qui accentuait les risques d'incident. En me tournant vers Colbert, je lui donnais mes directives :
— Que les ingénieurs trouvent le moyen d'améliorer les conditions de travail. Les accidents doivent être réduits et pour les malheureux estropiés incapables de continuer, une pension doit être attribuée.
Colbert haussa les sourcils, je le voyais compter déjà combien tout ceci allait nous coûter. Je lui tapotais l'épaule.
— Je suis convaincu que vous trouverez de quoi les inspirer, moins d'accidents signifient moins de pensions à verser, soulignai-je avec un sourire encourageant aux lèvres.
Une fois le conseil terminé, je me tournai vers Bontemps et lui demandai où en était l'enquête.
— Le corps est en train d'être examiné par les médecins. L'Inspecteur général viendra ce soir.
Je hochai la tête admirant l'efficacité de Mon Valet qui parvenait à jongler avec l'emploi du temps afin qu'aucune de mes charges ne soit délaissée. Seul Molière comprenait, comme moi, l'importance d'un bon Valet. Il les jouait mieux que personne. Il faut dire qu'il avait sous les yeux le meilleur exemple qu'il soit.
— Qu'est-ce qui vous amuse, Sire ? me demanda Bontemps.
— Rien, je songeais à une réplique d'une pièce de Molière. Vous lui transmettrez mes attentions à son sujet.
Bontemps hocha la tête en signe que ce serait fait, à dire vrai, j'étais persuadé qu'il avait déjà envoyé un messager. Bontemps était prévenant et appréciait lui aussi le comédien.
Je dînais ensuite, sans mon épouse qui, vexée par notre échange matinal, s'enferma en ses appartements. Je l'imaginais se venger sur les chocolats et fruits confits comme à chaque fois qu'elle était contrariée. J'étais de trop méchante humeur pour être de bonne compagnie. L'absence de mon frère me pesait, il était parti sans même m'avertir alors que je lui avais pourtant annoncé le retour de son amant ! La journée m'avait paru désastreuse et rien ne semblait l'arranger.
En franchissant le seuil de cette petite bâtisse à l'odeur affreuse, je sentis la présence de la faucheuse, accueillante et infatigable. Ce fut comme si elle m'avait attendu patiemment. Je ressentais cette étrange impression que les défunts m'avaient appelé toute la journée, et qu'en cherchant à les ignorer, je n'avais fait que donner plus de poids à leur colère et rendu plus perceptible leur désespoir.
La Reynie m'attendait ainsi que le médecin. Bien sûr, j'étais accompagné de Bontemps, et de quelques gardes. La morgue étant un peu éloignée du palais pour des raisons évidentes, il était hors de question que je m'y rende seul. Où qu'il aille, un roi n'est seul. Cela ne m'avait jamais dérangé avant que je tombe sur le Sanctuaire, mais depuis cet instant, quelque chose avait changé en moi. C'était comme si une partie de moi-même que je pensais avoir abandonnée avec l'enfance s'était éveillée, une partie possédant encore la capacité à s'émerveiller, mais également à trembler de peur. Malheureusement, je n'avais pas le luxe de la laisser s'exprimer.
Le corps du courtisan reposait sur une table, sa chair boursouflée avait la teinte grise et l'odeur l'accompagnant était terrible.
— N'est-il point en très mauvais état pour quelqu'un ayant succombé dans la nuit ? demandai-je.
— Vous avez raison, sire, il est dans un état de décomposition trop avancé, c'est comme s'il avait passé plusieurs jours dans l'eau. Le médecin n'a encore jamais vu cela, moi non plus d'ailleurs.
Quelle étrangeté, songeai-je.
— Les morts liés à l'assèchement des marais sont également des noyés ?
La Reynie ne sut que répondre sur le sujet, mais le médecin le pouvait.
— Sire, la plupart sont affectés par les maladies dues aux marécages, mais certains se noient dans les sables mouvants ou la vase.
— Ceux qui se noient présentaient-ils, eux aussi, des signes de décomposition avancée ?
— Sire, leurs corps sont dans des états comparables quand on les trouve, mais ce n'est pas la même eau que celle se trouvant dans le bassin.
À dire vrai, ce n'était guère les maladies chargées par l'eau que j'avais en tête, mais plutôt mes courtisans pratiquant les messes noires. Cependant, les conclusions du médecin ne correspondaient pas à cette théorie. Les paroles d'Athénaïs me revenaient, lorsqu'il était impossible d'expliquer par le rationnel une situation, n'était-il pas logique de se tourner vers l'irrationnel ?
Ces créatures que je voyais en rêve s'amuser dans les fontaines auraient-elles pu prendre la vie de cet homme comme ils avaient tenté de s'emparer de la mienne lorsque j'étais enfant ? Et si tel était le cas, pourquoi ces créatures s'attachaient-elles à mes jardins ? Pourquoi s'échinaient-elles à s'en prendre à moi et à mes courtisans ? Devions-nous leur venue aux messes noires de ces apostats ?
Ma raison aurait dû s'enhardir face à de telles déductions, toutes plus folles les unes que les autres, mais elle me paraissait engourdie, comme assommée par toutes ces mauvaises nouvelles.
— Majesté ? me rappela à l'ordre Bontemps qui me connaissait suffisamment pour savoir que je pouvais rester plongé dans mes pensées un long moment.
— Je songeais aux rumeurs que j'ai pu entendre toute la journée, mes courtisans ont parlé de morts d'épuisement, je trouve cela fort étonnant, point vous ?
Le médecin réfléchit à cette question qui l'avait prise par surprise.
— Sire, il y a toujours des accidents, des personnes fragiles qui n'écoutent les conseils raisonnables et dansent jusqu'au harassement, mais ces choses-là sont rares, je puis vous l'assurer. Seulement quand la mort survient après de telles réjouissances, elle marque plus l'esprit que lorsqu'elle touche un jeune enfant ou une vieille personne en des conditions plus ordinaires.
Bontemps hocha la tête approuvant les dires du médecin, il voulait tant que je croie à la thèse de l'accident. Pour l'apaiser, je lui tus mes folles réflexions.
— Identifiez le malheureux et qu'on avertisse sa famille, je paierais les funérailles, et naturellement la Cour y paraîtra, d'ailleurs, je voudrais qu'elles soient célébrées ici, ordonnai-je.
— Majesté, je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, nuança Bontemps. Cela ferait bien trop de monde dans la chapelle et y assurer votre sécurité serait compliqué.
— Très bien, les funérailles auront lieu à Saint-Germain alors, que le corps y soit rapatrié une fois que vous en aurez fini, soupirai-je.
D'un signe discret, je demandai à La Reynie de me suivre au-dehors où nous pourrions discuter plus discrètement :
— Avez-vous avancé dans votre enquête sur les messes noires ?
— L'enquête s'avère compliquée, Sire. Il nous est difficile de porter de telles accusations sans preuve et celles-ci sont trop maigres, me répondit-il, gêné de ne m'offrir la réponse que j'espérais.
— Je vois, murmurais-je, mon confesseur viendra vous confier ce qu'il a entendu. En tant qu'homme d'Église, je suis persuadé qu'il saura vous aider quant à ces délicates affaires d'apostats. Je veux que vous me teniez au courant des avancées de vos enquêtes sur la mort de la voyante et la disparition de l'enfant et de sa nourrice.
Je lui en demandais beaucoup, mais il avait désormais assez d'hommes et de budget pour mener toutes ces enquêtes.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top