❦ Chapitre 1 ❧

C'était une belle journée, idéale pour la chasse.

Le sport préféré de ma famille et surtout de mon père. Nous avions si peu en commun, la chasse et notre amour pour Versailles. Ces bois regorgeaient de gibiers et je goûtais le plaisir d'arpenter les terres où mon père chassait. C'était l'un des rares endroits où je l'avais vu sourire et paraître heureux. Peut-être avais-je pensé que je le serais aussi ?

La bête que je traquais était un sanglier coriace, une créature dangereuse capable de charger et de faire tomber un excellent cavalier de sa monture. Traquer un gibier pareil n'était pas sans péril, mais c'était justement là tout le plaisir que j'y trouvais.

Peut-être me montrais-je trop audacieux ? Installer la Cour à Versailles l'était, décider de diriger seul, sans ministres, l'était, refuser d'abandonner mes visites nocturnes à mes maîtresses au risque de voir Mère s'enfermer au Val de Grâce l'était plus encore. Mais un monarque a besoin d'audace, comme il se doit d'avoir le goût pour la chasse et ne point redouter des proies trop dangereuses.

Le sang de la bête gouttait sur les feuilles des branchages, je la suivais à la trace. Cela faisait plusieurs mètres déjà que la végétation se faisait plus drue et le chemin moins praticable. Je n'avais besoin de tourner la tête pour savoir que j'étais désormais seul. Cette bête féroce m'avait isolé de ma troupe. J'aurais dû renoncer à cette folie. Bontemps allait être furieux ! Mon frère se réjouissait peut-être déjà.

J'étais cruel en disant cela, toutefois il est naturel pour le frère d'un roi de s'enhardir lorsque son aîné encourt un danger mortel. Mais je ne lui souhaitais guère pareille aventure. Le poids de la couronne écraserait sa tête bien trop précieuse pour être assez solide. Ne croyiez point que je me moquasse, Philippe avait d'innombrables qualités, mais très peu d'entre elles étaient suffisantes pour régner.

J'aurais dû rebrousser chemin. Les branchages étaient plus resserrés ici et plus je m'aventurais dans ces bois, moins j'étais certain de pouvoir faire demi-tour. Ma monture éprouvait des difficultés à avancer. Il me fallait renoncer. La vie d'un roi est trop précieuse pour être mise en danger, m'avait-on répété toute mon enfance. Pourtant un boulet de canon m'avait frôlé à mes quatorze ans, avant cela j'avais attrapé la fièvre pourpre en vivant avec les soldats. Tous ces dangers qui m'avaient amené si près de la tombe m'avaient assuré l'amour de mon peuple. Je voulais être comme mon père qui avait toujours accompagné l'armée. Et cependant, on attendait de moi que je restasse confiné au Palais.

Un roi doit pouvoir prendre des risques. Celui-ci était-il calculé ? Hélas non, la sagesse aurait voulu que j'abandonnasse la traque de cet animal et lui reconnusse sa victoire. Malheureusement, c'était là mon plus grand défaut, je n'arrivais point à renoncer. Surtout pas à la grande faucheuse. Je devais cela à ma trop grande fierté, à ce besoin de m'exprimer différemment de ceux m'ayant précédé. Je gouvernais seul, je m'étais lancé en bien des batailles que j'aurais pu éviter et j'avais tendance à vouloir tout vérifier par mes propres soins, des détails architecturaux de mon palais aux décomptes des impôts. Peut-être n'était-ce pas seulement la fougue de la jeunesse, mais aussi un manque de confiance.

Revenons à la chasse, ce sanglier que j'avais blessé me guidait Dieu seul savait où. J'attachais ma monture à un arbre, Bontemps aurait eu une attaque s'il avait vu mon cheval revenir seul. Et puis, je n'étais pas certain de pouvoir rentrer à pied, je m'étais considérablement éloigné. Je redoutais les terres marécageuses qui engloutissaient ceux qui passaient dessus, mais ces bois et les racines des arbres devraient m'en protéger. Le plus grand danger était l'animal traqué, d'autant plus périlleux qu'il était blessé. J'empoignai mon pistolet. Je ne pouvais décemment pas tenter de tuer une bête de cette taille avec une simple lame.

Le feuillage que j'écartais se refermait derrière moi comme les portes du palais quand je claquais mes talons rouges contre le parquet. J'aimais cela. Cette chorégraphie qui s'orchestrait autour de moi. Beaucoup s'étonnaient que mon existence fût devenue théâtrale, que chacun de mes gestes fût l'occasion d'une représentation scrutée par la noblesse que j'invitais à m'admirer. C'était peut-être de l'orgueil, plus sûrement de la vengeance, mais également une nécessité. Cette noblesse que j'avilissais avait cherché à me tuer lors de la Fronde.

Tous les Rois doivent renoncer à leur vie intime, pourquoi en aurait-il été autrement pour moi ? Quant à son caractère théâtral, j'avoue avoir toujours eu le goût pour les représentations et le spectacle. Mieux vaut un bon divertissement à un délétère ennui.

Un grognement se fit entendre, et je le suivis, sans méfiance, mais sans impatience. Père n'eus guère le temps de me l'enseigner, hélas il nous a quittés bien trop tôt, et le cardinal Mazarin n'avait le goût pour ces choses-là. Ce sont mes oncles qui m'apprirent d'attendre que l'animal vienne à vous, qu'il se croit hors de danger, qu'il oublie jusqu'à votre présence et plus encore la menace que vous représentez.

Toutefois, le cardinal m'avait transmis une leçon d'égale importance, la patience est une vertu pour un roi. Il faut observer la situation dans leur état naturel afin d'en comprendre la complexité et trouver une solution qui s'accommode au mieux de tous les paramètres. Parfois cela consiste à ne rien faire ou, simplement, à flatter et à contenter.

Je m'avançai d'un pas prudent, mais assuré, remarquai le sang perlant sur le feuillage et en sentis sa tiédeur sur le bout de mes doigts. Nul sourire pourtant ourla mes lèvres. M'approcher de la bête ne signifiait en rien que j'allais la vaincre.

Autre leçon durement apprise : ne point croire qu'être au contact du danger vous rendra victorieux, au contraire, faites preuve d'autant plus de méfiance et de prudence, car l'ennemi se sentant acculé n'en devient que plus périlleux.

Repoussant le feuillage dru, je réalisais où le gibier m'avait mené. Un ancien sanctuaire. Les pierres grossières semblaient tenir ensemble par je ne sais quelle magie. Il n'y avait rien de saint en ces lieux, tout ici était païen, obscur et mystique. Ces ruines aux formes étranges s'élevaient vers le ciel avant de s'effondrer en un gouffre de ténèbres. Selon la légende, c'était là que se tenaient les sabbats des sorcières si l'on croyait en ces choses-là. Le Roi tout chrétien que je suis ne prêtait foi en ces superstitions d'un autre temps contre lesquelles j'avais lutté durant une bonne partie de mon règne. Cependant, face à ces pierres à la surface lissées par la pluie, un frisson m'assaillit.

Car s'il y avait Dieu, il y avait aussi le Démon, s'il y avait la lumière, il y avait également l'obscurité. Les récits de magie noire et de sorcellerie faisaient frémir autant que jaser mes sujets. Mère pourtant si fervente catholique, avait consulté un astrologue à ma naissance. Pour ma part, j'ai toujours refusé leurs conseils, préférant prendre mes décisions guidées uniquement par ma raison et par Dieu. Néanmoins, je me sentais peu à mon aise en cet endroit qui me parut d'emblée maudit. Il me semblait que j'avais atteint les limites du royaume de Dieu et des hommes.

En m'approchant, je distinguais une silhouette pour le moins étrange. L'ombrage du feuillage mouvant au gré du vent devait, sans nul doute, créer l'illusion d'une forme humanoïde dotée d'une proéminence curieuse au-dessus de sa tête. Malgré l'effroi que m'inspirait cette apparition, je m'avançais mon arme à la main, prêt à faire feu. Ce n'était assurément pas la bête que je traquais.

Quand le soleil parvint enfin à percer la canopée, je réalisais mon erreur. Sous mes yeux se trouvait un homme suspendu par une jambe, ayant la tête en bas comme le pendu sur les cartes de tarot qu'affectionnait tant la marquise. Sa chair était décharnée, dévorée par les bêtes et la mousse tenait à peine les os ensemble. Ce n'était qu'une dépouille attendant que quelqu'un la trouvât afin d'acquérir un refuge pour l'éternité. Je reculai d'un pas prudent et appelai à l'aide.

Je devais laisser mes mousquetaires s'en charger. Ce pauvre hère avait probablement croisé la route des bandits de grand chemin qui en dépit des efforts de La Reynie continuaient de rôder autour de Versailles. D'ailleurs, le simple fait de m'être éloigné de la troupe me mettait en danger. Je pourrais croiser l'un d'eux, ne disait-on pas qu'un meurtrier revenait toujours sur les lieux du crime ?

Mes compagnons de chasse ne tardèrent guère à me rejoindre. En voyant cette masse humaine piétiner ces lieux, ce feuillage, j'eus envie de hurler. Je me retins néanmoins, d'autant plus que mon Valet me foudroyait déjà du regard.

— Vous vous êtes mis en danger, majesté, me reprocha-t-il.

Son regard noir s'accordait aux couleurs de sa surveste de velours. Sa bonhomie s'envolait lorsque des plis sévères creusaient son visage d'une expression chagrinée.

— Je vous assure que je ne l'étais point, Bontemps, vous étiez juste à côté avec une bonne dizaine de mousquetaires, je ne risquais rien du tout.

En tant que mon intendant, il était en charge de la bonne tenue de mes palais, de l'organisation de ma journée, de mes entrevues, mais également de ma sécurité. Je lui étais reconnaissant de veiller ainsi sur moi, mais parfois cette protection devenait pesante.

— J'aimerais savoir qui était cet homme et comment il est mort, ajoutai-je.

Un froncement de sourcil fut sa réaction. Lui comme moi savions qu'un simple cadavre n'aurait dû m'émouvoir de la sorte.

J'avais déjà été confronté à la mort, peut-être plus que la plupart des gens. Pas uniquement sur le champ de bataille, mais aussi dans l'intimité d'une chambre. Celle de mon père qui agonisa durant ma tendre enfance ou celle de ma mère, dont le cancer détruisit tout autant sa beauté que sa poitrine. J'avais vu la mort de près plus souvent que je ne l'aurais voulu.

Ce n'était donc pas la vue d'un pauvre homme assassiné par une bande de voleurs qui aurait dû me troubler. Quelque chose dans sa tenue, dans sa silhouette, dans la manière dont le corps était disposé me dérangeait.

— Ce pauvre bougre a été la victime de bandits à l'évidence, Sire, conclut Bontemps.

— Je préférais m'en assurer moi-même, assurez vous qu'une enquête soit menée, répliquai-je un peu sèchement.

Je regrettais ce ton acerbe avec l'homme qui était pareil à mon ombre, présent en chaque instant, me secondant en tout, d'une loyauté sans faille. Malheureusement, avec sa fonction, il devait aussi supporter mon méchant caractère.

Mon valet baissa les yeux et me répondit de sa voix grave que je chérissais tant :

— J'en avertirais monsieur de La Reynie.

Comme pour me faire pardonner, ma main vint se poser sur son épaule, éprouvant le contact du tissu rendu rèche par l'usure. Lui qui s'assurait que mes tenues rivalisent de beauté et de richesses s'obstinait avec ce pourpoint à la triste mine.

— Je vous en remercie mon cher Bontemps, j'adoucis ma voix avant de lancer à la cantonade, rentrons à Versailles.

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