Chapitre III - Où de nouvelles étoiles naissent par notre faute

Dans les contes de pouponnières, les guérisseurs ont rarement le meilleur rôle.

Amour tragique de la douce héroïne ou du courageux héros, élément du décor qui sert accessoirement à soigner, traître pernicieux qui fourre de jolies baies rouges dans des proies appétissantes, ou matou acariâtre qui ne voulait pas devenir guérisseur et qui fait peur aux chatons, on pourrait se demander comment ces derniers voudraient encore se détourner de la voie de guerrier ou de stratège.

Et pourtant, c'était la profession que Poil de Castor s'était choisi. Son histoire préférée, ce n'était pas Étoile de la Colombe, bénie par le Clan des Étoiles, qui revenait sur terre pour secourir la veuve et l'orphelin, ni même Poussière de Roc, le puissant matou dont on dit qu'il a jeté une montagne sur un Long-Croc qui trouvait son clan un peu trop appétissant.

C'était le Grand Mythe de son clan, celui du Monstre Marin, au premier œil d'une teinte aussi profonde que les abysses, et un autre rougeoyant comme un corail,  et aux crocs aussi gros qu'un pinacle de pierre marine. On disait qu'à cette funeste époque, la créature borgne dévorait les chats imprudents, qui auraient osés pénétré le territoire de la bête. Seulement, celle-ci avait commencé à se rapprocher un peu trop près des côtes, et le clan, ne pouvant plus ni se nourrir ni se soigner, commença à tomber dans la famine, quand un humble guérisseur, Nuage de Dauphin, conclut un pacte avec le Peuple des Loutres qui lui donna le Trident-Coquillage, et pourfenda l'œil restant de la Bête.

On dit que celle-ci, s'étant couverte de honte, partit loin, si loin, si profond, qu'on ne la revit plus jamais. On dit que des restes de son œil de corail se seraient forgées les étoiles de mer, petits animaux à 5 pattes rampant dans les fonds marins, reflets des étoiles du ciel où siégeaient les ancêtres de jadis.

La proximité du mystérieux océan rendaient ceux qui habitaient près de lui plutôt mystérieux, et Poil de Castor était un paranoïaque né dans un clan de paranoïaques. Du coup, tuer involontairement quelqu'un et devenir un paria pour son clan, en ayant pour seuls amis un ancien domestique excentrique, une tortue marine et une novice qu'il aurait du mal à canaliser, venant lui-même de sortir de l'apprentissage, n'était pas vraiment au programme, et pourtant...

Quand il était sorti de l'assemblée ce soir-là, alors qu'il était hué par tout les clans pour devenir le nouveau guérisseur après la retraite de Gueule de Phoque, une petite apprentie gris perle tigrée, Nuage de Mouette, était venue en pleurs, claironnant que son mentor, Bec de Goéland, était pris d'une infection inconnue, certainement causé par un animal des sables.

Ensuite, c'était le brouillard : il n'avait aucune idée de ce qu'il avait fait précisément. Anxieux au possible, la peur lui brouillait les idées, il ne savait ni que faire, ni que dire. Et même si il imaginait Gueule de Phoque assister à la scène avec un sourire narquois, celui-ci était juste trop faible pour pouvoir sortir de la tanière des anciens. Il savait son mal incurable et son heure bientôt venue, et ayant un défaut de prononciation dû à sa mâchoire tordue, le vieux guérisseur blanc crème n'aurait pu venir aider Poil de Castor. Ce dernier, perdant totalement ses moyens, rétorquant intérieurement qu'il préférait la théorie à la pratique, avait dû croire bien faire en fourrant des graines de pavot sur la langue du malade, qui les avala avec difficulté.

Sauf que ce n'était pas des graines de pavot.

Le vétéran blanc et doré était mort.

Et quand on a tué involontairement quelqu'un, l'excuse "oups, zut, désolé, pas fait exprès, je ferais attention la prochaine fois" n'est pas vraiment redevable, surtout quand ce n'est d'autre que la deuxième fois, et indirectement la troisième.

Il faut pour cela préciser qu'auparavant, si Poil de Castor avait toujours voulu être guérisseur, il n'avait pas toujours eu envie de disparaître dans les profondeurs de la Mère Terre dès qu'il était le centre de l'attention.

Tout comme son père, qui n'avait pas toujours été un pauvre matou taciturne, maussade, morose et chagriné.

C'était alors un jour plutôt calme au Clan de la Plage. Le soleil brillait intensément, les apprentis se divertissaient dans l'eau, leurs mentors leurs intimant de reprendre leur leçon de chasse, les mouettes lustraient leur plumage noir et blanc, le bec plein d'un poisson qui jadis avait appartenu à une guerrière mécontente, qui essayait par tout les moyens de reprendre son bien, avant que l'oiseau ne reparte vers l'horizon lointain, l'océan infini, là où aucun chat n'avait le droit d'aller, même si les guérisseurs pouvaient franchir la limite de quelques pas.

C'était d'abord pour cette raison, et pour une bonne centaine d'autres, que le petit chaton brun trépignait à l'idée de devenir d'ici peu l'apprenti du vieux félin à la mâchoire tordue. Pour montrer ses bien faibles connaissances en la matière à son frère, Petit Coquillage, et pour ainsi exposer au monde entier son précieux talent, Petit Castor l'avait emmené près du tas de gibier, où se tenait un cabillaud  assez peu appétissant du fait de l'odeur infecte qui s'en dégageait. La guerrière qui l'avait ramenée, Brin de Lavande, souffrait d'anosmie et n'avait pas vraiment pu détecter l'infection dont le poisson était accoutré.

Si tout le monde s'écartait du poisson avec dégout, sans pour autant avoir l'audace de le prendre et de le jeter aussi loin du camp qu'il était possible, et pourquoi pas dans une vieille cabane de Deux-Pattes, les deux chatons, enfin surtout le premier qui avait persuadé le second de la véracité de son raisonnement, étaient convaincus qu'il pouvait être soigné avec une herbe médicinale aux vertus correspondantes. Mais comme Petit Castor n'avait reçu de Gueule de Phoque rien d'autre qu'une pluie de crachats intempestive, il prit tout simplement une de ces herbes qui poussaient derrière la pouponnière, et que les constructeurs avaient la tâche de déterrer ( le Clan de la Plage portait beaucoup d'attention à la propreté de leur camp ), la fourra dans la gueule de la bête et proposa à son frère de l'avaler séance tenante.

Le jeune chat, crédule, en prit une bouchée, et ce n'est que lorsqu'il commença à respirer plus vite et plus fort qu'il n'en était coutume que Petit Castor commença à s'inquiéter. Il courut alors vers sa mère, Écaille de Dorade, un réflexe enfantin bien que stupide, car elle se mit à lécher son dernier-né avec une vigueur si pleine de véhémence qu'elle commença à tousser encore plus fort que son fils.

Bien qu'ils auraient pu être sauvés si le guérisseur serait intervenu dans la minute, le chaton ambitieux et entêté eut la fantastique idée de leur faire avaler un mélange de sa confection, qui ne fit qu'aggraver leur état.

Quand Petit Castor revint avec la moitié du clan, la respiration des deux chats s'était calmée.

Tellement calmée qu'ils ne respiraient plus.

C'est là aussi que son père, Cœur de Crabe, demanda à leur meneuse de se faire renommer Pince de Crabe, et il ne fut plus jamais ce chat droit, sincère, parfois trop sérieux et froid mais qui pouvait se montrer chaleureux et éloquent. Toute joie de vivre, tout enthousiasme disparut de son état d'esprit et il ressortit de cette épreuve avec bien d'autres choses qu'une haine viscérale des cabillauds, qu'il avait préalablement déchiqueté avec une énorme fureur, avant de sombrer dans une infinie tristesse.

Écaille de Dorade était la seule qui ait jamais pu l'ouvrir au monde, et c'était la seule qui ait pu le renfermer dans sa coquille de détresse.

Et, lui, Petit Castor, avait changé du tout au tout, car...

- Hé, Castor Angoissé, la cheffe t'appelle !

C'était Moustache de Homard. Un chat étrange dans un clan étrange, un ancien chat domestique qui était arrivé dans le clan vers ses six lunes, qui se désolait de "n'avoir jamais connu la pouponnière", avec sa mère, la matriarche du clan, Aile d'Hippocampe ( et si on lui avait longtemps dit que les hippocampes ne portaient pas réellement d'ailes, elle rétorquait qu'elle ne parlait pas des "minables hippocampes de vos contrées, mais des chevaux marins, enfin !", et personne n'avait vraiment osé la contredire, même par le fait que les chevaux ne portaient pas d'ailes non plus, car ils n'avaient jamais vu de chevaux marins, ce qui ne désapprouvaient pas réellement leur existence aux yeux de ce clan superstitieux ).

Moustache de Homard était aussi devenu le diplomate du clan, fusion des anciens grades de stratège et de messager, apposés à l'origine par le cinquième chef du Clan de la Plage, Étoile de Marsouin ( et le fait que Moustache de Homard et Graine de Nuit, le diplomate du Clan des Bourgeons, possédaient tout deux des origine fort peu claniques, et que la diplomate du Clan des Neiges, Plume de Lagopède, possédait certains préjugés en défaveur des chats qui ne venaient pas des clans, les relations inter-clans étaient parfois pour le moins...tendues ).

Et accessoirement, Moustache de Homard était aussi, à son grand regret, son seul ami, ou en tout cas le seul vétéran de son clan qui ne voulait pas l'étriper dès qu'il le croisait.

Ce n'était pas non plus le cas de la cheffe.

Leur camp était réparti sur la plage entière, la seule tanière séparée était celle des guérisseurs, disposée sur un petit ilot de sable, un palmier la surplombant, ce qui renforçait leur aura lointaine et qui ne les rendaient franchement pas plus populaires.  La tanière de la cheffe se tenait, haute et fière, sur une petite corniche, et possédait cinq étoiles de mer sur la devanture, deux sur le coté, et une, resplendissante, tout en haut. Elle montrait le haut grade qu'avait atteint son habitante, car la tanière des apprentis comptait une étoile, la tanière des guerriers, deux, la pouponnière, trois ( car le simple fait d'avoir réussi à naître était gratifiant, mais aussi parce que c'était un honneur pour les matriarches d'élever la future génération et d'aider les autres à choisir leur voie ), et la tanière des guérisseurs en comptait quatre.

Le chemin qui menait jusqu'à la tanière était parsemé de petits coquillages en tout genre, et les lianes sèches qui recouvraient l'entrée furent secoués par le passage de la gracieuse féline.

D'une brèche sur la roche perçait la sombre clarté de la lune, et baignait le pelage de la meneuse des reflets de l'aube naissante. Ses poils étaient comme des grains de sable grésillants, et ses yeux cuivrés, presque rubis si l'on aurait voulu souligner le contraste avec son éclatant pelage beige, presque doré.

- Moustache de Homard ?

- Ça va, j'ai compris.

A peine la dirigeante avait prononcée son nom que le diplomate carmin retournait sur ses talons, bougonnant dans ses vibrisses. C'était donc la première fois que Poil de Castor se retrouvait seul devant la meneuse. Elle n'avait pas la fourrure épaisse ni la fougue de la jeunesse d'Étoile Ailée, elle n'était pas aussi imposante, et n'avait pas la voix aussi grave et charismatique qu'Étoile de Lichen. elle était plutôt menue et dans la fleur de l'âge, sa voix était assez faible, presque éraillée.

Cependant, elle parvenait à diriger le clan par le respect qu'elle inspirait, et elle était connue pour sa grande sagesse.Même si son apparence laissait présager une grande beauté passée, jamais elle n'avait eu de compagnon. Sa seule famille restante étant son frère, Gueule de Phoque, rares étaient les chats qui avaient le privilège de parler avec elle en tête-à-tête, si ce n'était Croc de Requin, le lieutenant, et Moustache de Homard, ce dernier considérant, malgré son statut passé, personne comme réellement inférieur ni supérieur à lui sur le plan hiérarchique.

- Bonjour, Poil de Castor. Qu'un si jeune chat puisse être nommé unique guérisseur de son clan si tôt...c'est quelque chose de difficile, je le conçois. Cependant, et seulement si tu l'accepte, car je ne peux savoir si cela te peinera plus que ça ne t'aidera, mais je voudrais te proposer quelque chose. Sache que tu as le temps pour faire ce choix, et que j'aimerais t'éviter de donner une réponse sur un coup de tête. Tu est un bon chat, Poil de Castor, même si tu a peut-être commis plus de meurtres qu'il n'en faut pour un aller simple à la Plaine Obscure.

Voyant le visage de son interlocuteur se décomposer, elle rectifia, souriante :

- Mais vu toute la culpabilité que tu accumule au fil du temps, je doute que nos ancêtres aient besoin de faire part de leurs doutes au Grand Esprit. Tu serais incapable de faire du mal à un chat de ton propre gré, et c'est pour ça que tu préfère retenir le nom d'autant de plantes qu'il y a de grains de sables. Tu a peur de ressasser tes échecs. Tu ne veux plus rien tester. Mais je vais te dire une chose...Un incompétent pusillanime a autant de chances de réussir qu'un prodige égocentrique. Surtout quand il n'est pas seul. Tu ne sera jamais seul, Poil de Castor, et tu le sera encore moins si tu prends ma demande en compte.

Le jeune Petit Castor aurait pensé "allez, abrège, qu'on en finisse", mais Poil de Castor écoutait religieusement, timoré anxieux et à l'écoute, plus habitué à se faire charrier qu'à se faire complimenter.

- La mère de Nuage de Mouette, tu te le rappelle bien, est morte à la naissance. Son père était déjà mort, sur le champ de bataille, quelques lunes plus tôt. Si elle a pu être aidée par Reflet d'Anémone, la compagne de Croc de Requin, qui allaitait ses  chatons, jamais elle n'a pu la considérer comme une véritable mère. Les seuls qu'elle n'ait jamais considérée comme une véritable famille étaient sa tante, Truffe de Bélouga, et son mentor, Bec de Goéland. Dorénavant, elle n'a plus de mentors. Bien qu'elle fut guerrière, elle s'était dit toujours intéressée par le poste de guérisseur, mais elle n'avait jamais vraiment pu l'être, apeurée par Gueule de Phoque et désillusionnée par le fait qu'il possédait déjà un apprenti, toi. Le comble du destin serait que tu finisses par devenir son mentor. J'imagine que tu dois t'attendre à ma question, maintenant ? Voudrais-tu devenir le mentor de Nuage de Mouette ?

- Et bien, je...

Et c'est là qu'un œuf de tortue tomba du ciel.




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