14 ♕︎
Lorne inspira profondément avant d'expirer plus fort encore. Il suivait le rythme imposé par le doigt de son roi à chaque respiration, et cela lui avait bien servi. Il se sentait apaisé, serein, confiant. Sa douleur à la jambe était toujours présente, elle nécessiterait un temps de guérison, mais il ne la sentait plus autant qu'à sa fulgurante descente des hauteurs.
Comme pour accompagner la fin des combats, le retour de ce calme tant désiré, une pluie symbolique et fraîche s'abattit en lourdes gouttes dans les bois. Elle réduisit considérablement l'impact de l'air ambiant qui pesait si lourd dans les cages thoraciques. Tous furent étonnés lorsqu'ils sentirent l'eau blanchâtre s'échouer sur leurs crânes, tant les arbres les coupaient du monde extérieur. On aurait aisément pensé qu'aucune condition météorologique ne puisse passer au travers de ce rempart feuillu.
Personne ici ne craignait la maladie, aussi ils restèrent tous sous les gouttes, profitant de cette douce récompense méritée. Les soldats qui tenaient encore debout s'occupaient de ceux que le combat n'avait pas épargnés. Jihal avait couru rejoindre l'entrée des bois pour prévenir les frontaliers qu'ils avaient besoin de bras pour porter les corps hors d'ici, tandis que les deux autres figures de tête se reposaient sur un tronc d'arbre abattu.
- Comment va votre jambe ? s'enquit Esol en abaissant son doigt, mettant fin à l'exercice de son second.
- Toujours fracturée.
Le roi roula des yeux.
- Vous ne vous lasserez jamais de vous jouer de moi, n'est-ce pas ?
- C'est un privilège auquel je tiens, affirma Lorne en souriant franchement.
- Le contraire m'aurait étonné.
Esol jouait également de la situation, répondant avec amusement aux répliques salées de son ami blessé. En vérité, il s'était tellement inquiété de ne plus le voir durant la bataille qu'il profitait désormais de le savoir bien en vie, à ses côtés, certes blessé mais plus en danger mortel. Il ne supporterait jamais de perdre un allié si précieux, un homme qui avait tout vu de lui, qui le connaissait mieux que lui-même n'y parviendrait jamais. Il ne le réalisa pas immédiatement, mais un bonheur tel venait du fait que jamais ils n'avaient connu de combats réels, de duels quelconques et encore moins de guerres.
Polaris avait prospéré dans l'entente globale depuis sa fondation, et même si des tensions étaient déjà nées, le peuple se savait trop fragile et minuscule pour se permettre de se déchirer seul. Les seuls combats que la petite planète avait connus étaient restés entre les dirigeants de plus petites villes, et ils s'en étaient souvent tenus à des tacles au niveau économique. Au final, chacun parvenait toujours à régler ses conflits et si nécessaire, le roi de l'hémisphère s'en mêlait et l'ordre s'imposait de lui-même. Rien d'alarmant, donc.
Lorne toussota pour s'éclaircir la voix. Il avait quelque chose d'important à dire, cela se lisait sur son visage tourmenté par les questionnements.
- Sire, j'ai découvert quelque chose en montant là-haut, annonça-t-il doucement.
- Quoi donc ? répondit Esol en fronçant les sourcils.
- Quelqu'un, plutôt. J'ai distrait les voleurs pour lui permettre de descendre, et je lui ai dit de se cacher en bas, que nous reviendrions pour elle lorsque tout serait fini.
L'expression concernée du roi se changea en un visage ébahi. Une survivante du convoi. Leur unique et précieuse source d'informations quant à ceux qui l'avaient attaqué. La récompense de toutes ces pertes. Il n'y avait pas une seconde à perdre.
Esol se leva d'un seul coup.
- Nous devons aller la chercher, et vite, décida-t-il alors. Vous sentez-vous capable de me montrer où vous l'avez trouvée ?
Lorne serra les dents.
- Je n'ai pas trop le choix, puisque je ne peux pas vous décrire l'endroit avec précision.
Son supérieur compatit à sa peine. L'air désolé, il lui tendit une main que le second saisit non sans mal.
- Courage, Lorne. Nous rentrons bientôt.
Ce dernier sourit dans sa souffrance, avant de soulever son corps d'une poigne ferme.
Ils partirent ensemble à la recherche de l'inconnue, le roi soutenant le poids de l'acrobate en se servant de son bras autour de ses épaules. Il n'était pas bien lourd et faisait de son mieux pour avancer seul, mais il eut parfois besoin d'une pause pour reprendre son souffle et détendre sa jambe meurtrie. Il souffrait plus qu'il ne l'admettait, et il était pressé de rentrer au château, qui ne semblait plus aussi étouffant du point de vue de ces bois.
- Ce doit être ici. Je me souviens l'avoir vue descendre de cet arbre, fit-il en le désignant du doigt. Une grimpeuse habile, assez jeune pourtant. Cherchez des cheveux de feu, bouclés, c'est assez reconnaissable.
- Avec une telle couleur, elle a dû les couvrir lorsqu'elle s'est cachée.
- Sans doute.
Ils fouillèrent ensemble, ne se baissant que si nécessaire au vu des capacités diminuées d'un des deux hommes. Au bout de dix minutes de recherche active cependant, ils n'avaient toujours rien trouvé sur un périmètre assez large autour de l'arbre d'où la jeune femme avait été vue pour la dernière fois. Le roi se frotta le crâne, subjugué par l'intelligence et la subtilité de cette personne qu'il ne connaissait pas encore. Qu'il doutait de connaître à mesure que les minutes s'écoulaient.
- Ici, un renfoncement ! s'exclama Lorne en pointant un creux anormal dans un tronc.
- Il est presque indétectable... Ingénieux.
- Madame ?
Aucune réponse, mais l'ombre d'un mouvement. Ils avaient trouvé.
Le second fit signe à son soutien de le lâcher et de s'écarter pour essayer de convaincre lui-même la jeune femme qu'elle était en sécurité avec eux. Il s'approcha de l'arbre en boitillant et en laissant échapper quelques phrases emplies d'une douceur que peu possédaient. Il répéta que tout allait bien, que le combat était fini, mais il eut vite l'impression de parler dans le vent. Il semblait que personne ne l'écoutait, pourtant il était certain d'avoir visé juste.
Il avança une main hésitante vers les feuillages qui cachaient le renfoncement, mais ce ne furent pas des branches qu'il attrapa. Au contraire, une main sortit comme d'un trou noir et s'empara fermement de son bras, le faisant basculer vers l'avant dans un mouvement net et douloureux pour celui qui était déjà blessé. Il poussa un cri assez aigu et le roi s'empressa de le rattraper avant qu'il n'atterrisse la tête la première dans le creux duquel une forme humaine venait de surgir. Esol n'eut que le temps de retenir son ami par le bas de son armure, avant de se faire stopper par une lame sur son cou. Un mouvement de travers, et c'en était fini de son règne. Il ricana imperceptiblement en songeant à une personne en particulier, que la nouvelle ravirait sûrement.
- Madame ! s'étouffa Lorne.
Il essaya de se retourner pour faire face à celle qu'il interpellait, mais ses appuis étaient absents, et seule la poigne de son roi le retenait de chuter vers l'avant. Ses mains ne pouvaient rien attraper de tangible, et sa jambe commençait doucement à se tordre dans une position qui lui déplaisait fortement. Il grogna et parvint à reprendre contenance. Il devait se faire reconnaître par la jeune femme pour les tirer de cet inconfort.
- Je suis celui qui vous a aidé à vous échapper des arbres, ne me reconnaissez-vous donc pas ? Je vous ai promis de revenir vous chercher, et si je ne suis pas seul, c'est parce que je suis blessé.
Aucun mouvement, aucune parole. Lorne expira sa souffrance un grand coup.
- Pourriez-vous nous relâcher, que nous parlions enfin ?
Sans un bruit, la gorge d'Esol fut libérée du poignard. Ce dernier souffla profondément avant de tirer son second hors du trou dans lequel il pendait à moitié. Les deux hommes s'assirent dans les feuilles pour vérifier que la fracture du blessé n'avait subi aucun dommage supplémentaire. Ils levèrent ensuite tous deux des prunelles curieuses sur la personne qui les tenait sous son emprise.
La jeune femme était telle que Lorne l'avait décrite. Les cheveux enflammés jusqu'aux coudes, le corps fin et agile, d'une petite taille qui n'enlevait rien à sa vivacité ou à l'ampleur de ses mouvements. Les yeux noirs, perçants, analytiques, puissants. Ils scrutèrent leurs proies et les dévorèrent sans ménagement.
- Je suis trop jeune pour être appelée madame, déclara finalement une voix cristalline mais néanmoins forte et posée, sans appel. Vos noms, à tous les deux. Un mensonge, et vous ne me reverrez plus.
Elle leur tirait le regard le plus méfiant qu'Esol n'avait jamais vu, même dans ses propres iris.
- Je m'appelle Lorne.
Le second s'exécuta sans tergiverser, alors le roi suivit le mouvement. Il ne fallait surtout pas risquer de braquer la jeune femme.
- Esol, se présenta-t-il simplement.
- Combien êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
Ses questions étaient concises, claires, et ne laissaient pas la place aux enjolivures. Lorne prit les devants, et Esol sut qu'il était pour le mieux de le laisser gérer ce problème. Il était bon avec les mots, doué pour parler aux gens. Il inspirait une confiance que son supérieur doutait d'avoir.
- Nous ne sommes plus que huit, et nous sommes venus porter secours au convoi disparu.
Leur miracle plaça une main devant sa bouche, qui s'ouvrit dans une expression faussement surprise et confuse.
- Oh, pardon, je ne voulais pas menacer mes sauveurs de la sorte ! Quelle idiote je fais, c'est bien grâce à vous que je suis encore en vie !
Sa voix était partie dans les aigus, et son ton sonnait moqueur au possible lorsqu'on en discernait le sarcasme. Son regard se ternit brutalement, et elle abandonna le visage de petite fille choquée. Sa main levée rejoignit la seconde sur le manche de son poignard, qu'elle serra fermement à l'instar de sa mâchoire.
- Vous arrivez trop tard. Vos compagnons sont morts pour rien, juste comme les miens.
- Je suis désolé.
- Ça me fait une belle jambe.
Esol vit son second grincer des dents. Il devait souffrir énormément de sa blessure, et plus ils discutaient, plus sa salvation s'éloignait. Il devait lui venir en aide, sinon la jeune femme ne leur donnerait jamais ce qu'ils attendaient.
- Ecoutez, madame... commença le roi.
- Denae, le coupa-t-elle. Ça vous évitera de me vieillir encore une fois.
- Denae. Nous avons reçu l'alerte trop tard, et le temps de chevaucher jusqu'ici, il y a de grandes chances que vos amis avaient déjà péri.
Elle fronça les sourcils. Esol ne lui mentait pas, et le fait qu'il ait touché dans le vrai semblait la vexer profondément. Elle refusait la perte des autres marchands, ainsi que son unique survie.
- Vous avez survécu grâce à votre ingéniosité, c'est assez impressionnant. Vous semblez réellement jeune, je me demande ce que vous faisiez dans une expédition si risquée.
- Seize ans, à la rue, besoin de manger. Tout ce que je possède est avec moi ici même.
Elle avait sans doute dû apprendre à se débrouiller seule depuis son jeune âge, ça expliquait beaucoup de choses. Esol espéra que sa vie passée dans les villes les aiderait à pêcher quelques informations sur l'identité des attaquants.
- Que savez-vous de ces voleurs ?
Elle souleva un sourcil sincèrement surpris.
- La question, c'est plutôt qu'est-ce que vous ne savez pas sur eux ? Il s'agit évidemment des Pillards, la réponse est dans le nom.
Le roi et son second se tournèrent l'un vers l'autre. Aucun ne sut en dire plus.
- Les Pillards ? tenta enfin Esol.
- Vous vous moquez de moi, c'est ça ? s'offusqua Denae. Un groupe de voleurs qui s'en prend aux convois isolés... Probablement le vingtième depuis le temps... Non, rien ne connecte dans vos cerveaux ?
- J'apprécie les devinettes, mais non, nous n'en savons rien.
- Je commence à douter que vous êtes des soldats royaux. Quoique, si le roi lui-même n'était pas au courant de ça, je ne tomberai pas de bien haut. Quel ignare.
Cette fois-ci, ce fut au tour de l'insulté lui-même de grimacer. Vingt attaques de la sorte ? Impossible de passer à côté, surtout si tout le monde connaissait déjà l'identité exacte de ceux qui les perpétraient.
- Si je résume, une organisation se faisant appeler les Pillards s'en prennent aux convois comme celui-ci depuis un moment. C'est cela ?
- Touché, détective. Sans rire, tu n'en savais rien ? Toi non plus ?
La deuxième question était adressée à Lorne, qui secoua la tête, abattu.
- Alors là... Vous êtes les comiques de ma journée.
Elle laissa échapper un rire rauque. Il venait du cœur, de l'estomac, de ses tripes qui refoulaient la douleur de sa mission ratée. Les deux hommes se taisaient, confus dans leur propre réflexion. Lorne se demandait ce qu'il avait pu manquer, à quel instant avait-il négligé des attaques si conséquentes s'il y en avait eu d'autres. Esol se retrouvait une nouvelle fois confronté à son absence dans les affaires de son pays, de son peuple qu'il avait laissé de côté. Ils s'en voulaient.
Denae rangea d'un claquement sec sa lame dans une ceinture probablement faite de ses mains pour cette unique utilité.
- Sans vouloir vous vexer, j'ai du pain à voler. Puisque je ne recevrai rien pour cette mission foirée en beauté... Il faut bien manger. Merci de me permettre de sortir en paix, je suppose.
Elle leur tourna le dos sans un mot de plus et commença une marche rapide pour sortir de la forêt.
- Attendez !
La voix du roi retentit alors que Denae venait d'accélérer le pas. Pressée mais néanmoins curieuse, elle se retourna et avança de quelques mètres vers l'homme qui l'avait interpellée, désormais debout.
- Ecoute, si tu as encore des questions, pourquoi ne pas demander au gérant de Caph ? Je suis sûre que...
Il la coupa d'un geste de la main. Elle le trouva impertinent, puis se souvint de son propre comportement envers les inconnus et se ravisa.
- Ce n'est pas ce que je veux. Vous avez un talent assez remarquable pour les acrobaties et très probablement le vol. Et puis, je ne peux pas vous laisser repartir vivre à la rue sachant ce que vous venez de vivre...
- Ce que je viens de vivre ? Je me fiche pas mal des pleutres avec qui je voyageais, tout ce que je voulais c'est être payée !
C'était un mensonge, et il se flairait à des kilomètres. Elle cachait son implication émotionnelle envers ses récents camarades pour se concentrer sur l'essentiel : trouver de quoi se nourrir et passer la nuit. Elle avait des priorités où le sentiment ne trouvait pas sa place.
- Votre détachement pourrait bien être utile.
De cette manière, Esol répondait à son mensonge en le rendant serviable. Pour le bien de l'idée qui venait de germer dans son esprit, la flatterie faisait son affaire.
- Utile ? Viens-en au fait, s'impatienta la jeune femme.
- Je peux vous intégrer en tant que soldate. La nouvelle génération manque de votre cran, au château.
La vérité étant que la nouvelle génération n'existait pratiquement pas actuellement. Les formations de jeunes soldats en devenir existaient toujours, mais elles ne se tenaient plus vraiment au château et il y avait fort longtemps que le roi ne les rencontrait plus. Denae venait de relancer cette envie en lui, l'envie de se réunir avec ses alliés.
- Non merci, répondit-elle le plus naturellement possible. Je n'ai pas envie d'être au service de qui que ce soit, et surtout pas un roi qui n'a pas conscience que le peuple dépend de lui. La royauté et le luxe, très peu pour moi.
- Et si je vous disais que vous ne dépendriez de personne ? On n'engage pas de soldat sous contrat, sur Polaris n'importe qui défend les siens. La formation pour cette fonction coûte son nombre de pièces, mais nous pourrions vous la fournir gratuitement. Vous auriez un logement, à manger, des tenues de combat... Une vraie liberté, mais plus de stabilité.
Denae fit mine de réfléchir. Elle était tentée, pourtant quelque chose la dérangeait encore dans les arguments du roi.
- Tu peux déjà arrêter de me vouvoyer, je dois avoir la moitié de ton âge.
- Ce qui ne te pousse pas à me vouvoyer en retour, sourit Esol.
- C'est une autre question, je n'aime pas les formalités inutiles, fit-elle en haussant les épaules. Mais passons, comment comptes-tu me faire entrer dans un milieu si riche et proche du roi ? Je ne vois pas en quoi la voix d'un soldat qui aura pris une adolescente de pitié pourrait compter.
Il sourit à nouveau, cette fois plus prononcé.
- Suis-nous.
Il tendit son bras à Lorne, qui assistait à cet échange invraisemblable en spectateur depuis le début. Le second s'en aida pour se relever et s'appuya de nouveau sur le dos du roi, qu'il fut plus ou moins contraint de suivre, dépassant Denae qui resta interdite un instant.
Finalement, elle renonça à résoudre l'énigme et se contenta de suivre les deux hommes sans en rajouter. Ils revinrent tous les trois au centre des bois où les autres soldats attendaient toujours les ordres en se soignant au mieux. Tous cherchèrent un signe de ce dernier lorsqu'il passa, et la jeune femme commença à comprendre quelle influence il possédait à la vue de ces regards appuyés.
Esol laissa Lorne se reposer sur une souche où il put tendre sa jambe pour apaiser la douleur, puis il fit quelques pas de plus, les yeux rivés sur le sol. Il cherchait quelque chose.
- Besoin d'aide ? demanda Denae, impatiente de comprendre.
Il secoua à peine la tête avant de se baisser soudainement, heureux de sa trouvaille.
- Oh.
La couronne brilla sur son front, et son rire devant la mine effarée de Denae déchira la cime des arbres.
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24/07 ;;
Pardon du retard, j'ai eu une semaine chargée au boulot et ce weekend j'étais aussi occupée par l'anniversaire de ma mère :')
(C'était l'instant racontage de vie, je crois que je me trouve des excuses pour être tjr en retard sur cette histoire)
Anyway big crush sur Denae
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