11 ♕︎
On toqua deux coups hésitants à la porte du bureau de Lorne.
Le second se leva et ouvrit, mais à sa grande surprise, ce ne fut pas sur le roi qu’il tomba.
— Puis-je ? Je ne voudrais pas vous déranger.
— Jihal ?
Lorne resta interdit un instant avant de se reprendre.
Il était encore très tôt, l’aube franchissait à peine les bas nuages dehors.
— Oui, oui, bien sûr. Entrez donc.
— Merci, souffla Jihal.
Les deux hommes s’assirent côte à côte sur le divan. Lorne servit un thé à son invité, qui le remercia d’un signe de tête. Il semblait épuisé.
— Vous n’avez pas dormi non plus, je me trompe ?
— Pas vraiment, fit le second Anhli. Pas du tout. Vous aussi, donc ?
L’aîné soupira et lui offrit un sourire entendu.
— J’ai repensé à notre discussion d’hier soir. Je ne suis plus très sûr que ce soit une bonne idée de m’envoyer à l’Est. A vrai dire, je m’inquièterai trop pour Esol si je partais. Il a besoin de moi ici, pas de l’autre côté du fleuve.
Jihal fronça légèrement les sourcils. Il souffla sur son breuvage pour le rendre buvable sans s’ébouillanter.
— Je ne suis pas tout à fait d’accord. Le roi a besoin de vous en tant que second, pas en tant qu’objet de sécurité sur lequel se reposer. Il s’est déjà, inconsciemment, trop reposé sur vous. Cette mission vous redonnerait un peu de mérite à ses yeux.
— J’en ai déjà.
— Ce n’est pas ce qui ressort de votre relation.
Lorne chassa immédiatement ces mots de ses oreilles.
Il agissait dans le profond déni de celui qui refusait de voir le changement autour de lui. Esol était légèrement différent, mais jamais leur relation n’en avait été altérée.
— Cependant… Jihal changea de sujet tout aussi vite. Je doute que cette idée de contre-espion tordue fonctionne. C’est ce que j’appellerais entretenir l’illusion du roi, et de ce fait le pousser dans la folie qu’on lui prétend déjà.
Lorne acquiesça. Messire Anhli marquait un point. Tout le monde savait que jouer le jeu d’Esol était une erreur, et personne ne souhaitait y participer.
— D’ailleurs… Je ne devrais sûrement pas être celui qui vous en parle, mais…
Cette fois, deux coups résonnèrent dans la pièce.
— Entrez !
Une tête familière passa l’embrasure de la porte.
— Je vois que nous sommes tous du matin ici. Bonjour Sire.
Le roi ne fixait que Jihal. Il hésita avant de refermer la porte.
— Je vous dérange peut-être ? demanda-t-il, soucieux.
Lorne lui répondit d’un geste vague de la main.
— Pas du tout. Un thé ?
— Volontiers.
La porte se cala dans son encadrement avec un grincement discret. Esol avança pour aller s’asseoir dans un fauteuil face aux deux autres hommes, en attrapant au passage la tasse qu’on lui tendit. Derrière lui s’envolèrent les pans irréguliers d’une longue chemise argentée sur lesquels il se reposa comme sur un nuage.
Pendant quelques secondes semblables à de minuscules éternités, le silence fut roi.
Jihal fuyait instinctivement le regard d’Esol, qui oscillait entre sa tasse et le second Anhli de temps à autres. Il ne cessait de se demander ce à quoi il pensait, quelle idée il s’était fait du roi Odell après une nuit de réflexion. Avait-il comprit le message des roses de la même manière que lui ?
Personne ne savait qui allait ouvrir la bouche en premier, mais chacun était sûr que ce ne serait pas lui. Et ils n’eurent pas le temps de prononcer un mot qu’on toqua à nouveau.
— Je vais finir par laisser cette porte ouverte, plaisanta Lorne. C’est un vrai moulin ici.
Cette fois-ci, il déposa sa tasse presque vide et se leva pour ouvrir.
Sa surprise dépassa un nouveau sommet lorsqu’il tomba nez-à-nez avec trois gardes en armures complètes, tâchées aux jambes par la boue. La nuit avait été pluvieuse, et ces étonnants arrivants venaient de la route.
L’un deux pris finalement la parole, le souffle saccadé :
— Messire Dyrne, nous avons un problème.
Lorne fronça les sourcils.
— De quelle envergure ?
— Conséquente.
— Entrez, dites-nous tout.
En avançant dans le bureau, les trois gardes s’aperçurent de la présence du roi et de l’invité de l’Est. Ils les saluèrent simultanément.
— Dahlia, dis-leur ce que tu as vu.
La prénommée Dahlia passa devant ses coéquipiers et se plaça de sorte à ce que tous l’entendent distinctement.
— Nous sommes des frontaliers, et nous étions à notre poste de nuit pour surveiller le pont entre Mizar et Alioth. Un convoi important est passé, deux caravanes remplies de bijoux très précieux et quatorze personnes pour l’accompagner. Pour raccourcir la route jusqu’à la capitale, ils ont coupé comme à leur habitude par les bois. La traversée prend une demi-heure tout au plus, et ils y sont coincés depuis bientôt trois heures.
Esol se redressa dans son siège, le corps subitement tendu par l’annonce des soldats. Son second lui avait mentionné un apport important de bijoux quelques jours plus tôt, et il savait pertinemment que ce n’était pas le genre de convoi qu’on prenait le risque de perdre.
— Par quoi sont-ils coincés ?
Dahlia et les deux autres semblèrent embarrassés par la question.
— On ne sait pas. La seule chose qu’on peut ajouter, c’est que les oiseaux du bois se sont tous précipitamment envolés quelques minutes après leur entrée. C’est souvent signe de combat, mais les arbres coupent toute opportunité d’entendre quoique ce soit.
— Je ne comprends pas… fit le roi. Personne n’est allé voir ? Vous n’avez pas envoyé une seule équipe ? Il peut se passer bien des choses en trois heures.
— Nous n’avons pas assez de monde à la frontière pour se permettre une expédition comme celle-ci, et le peu d’hommes que nous avons pu placer autour des bois servent uniquement à surveiller n’importe quel mouvement repérable.
Lorne acquiesça.
— Ils ont raison. Les frontières sont bien mieux surveillées à l’Est, nous manquons de gardes.
Esol remarqua l’air de son second, il le connaissait par cœur. Il croisait les bras sur son torse tandis que les doigts d’une main jouaient autour de son menton et de ses lèvres. Un plan germait dans son esprit.
— Que suggérez-vous ?
— C’est intelligent d’avoir placé des soldats tout autour, car si menace humaine il y a, elle est prise au piège. Mais en attendant, le transfert d’Est en Ouest est ralenti et le convoi voit ses risques augmenter. L’agitation va réveiller la curiosité, et du monde va affluer autour de la zone…
Dahlia le coupa avant que sa réflexion n’aille plus loin.
— Les villages voisins nous ont déjà vus. Le peuple commençait à approcher lorsque nous sommes partis, et il va continuer d’augmenter avec le lever du soleil. Nos coéquipiers ne vont pas pouvoir contenir et la foule et la menace invisible des bois bien longtemps.
— Vous avez besoin de renforts, ajouta simplement Jihal, sorti de sa réflexion.
— Oui Messire.
Le second de l’Est se tourna vers le roi, une idée derrière la tête.
— Sire ? Puis-je me permettre une proposition ?
Esol se contenta de hocher la tête, attentif.
— Il s’agirait d’envoyer des soldats de la capitale à la frontière, au moins une quarantaine pour réguler les flux de départs et d’arrivées. Parmi le nombre final, nous pourrions ensuite en sélectionner une part suffisante pour monter rapidement une expédition de secours dans les bois, pour venir en aide au convoi.
Jihal se pinça la lèvre, comme s’il venait de s’empêcher de poursuivre son plan. Il jaugeait d’abord les réactions de son interlocuteur, pour s’assurer qu’il ne faisait pas de présomptions trop audacieuses sur les capacités de l’Ouest, ou encore la volonté du roi à entreprendre certaines mesures.
Esol devina assez rapidement son intention.
— Vous avez autre chose à ajouter.
D’un commun accord, le second ne se cacha plus derrière ses pincettes.
— Je pense qu’il serait préférable que vous accompagniez la troupe. Réfléchissez, ajouta-t-il en rencontrant une expression dubitative. Les soldats vous écouteront pour votre figure et vous récupérerez votre légitimité vis-à-vis d’eux. Avec le peuple autour pour en témoigner, vous gagnez tout.
Esol dissimula son visage dans ses mains, signe qu’il réfléchissait intensément. Il n’était pas certain de pouvoir se présenter si tôt, après tant de temps d’absence, devant un peuple et une armée qui s’était fait un avis plus que clair sur son compte. S’il les avait tous déjà perdus, qui pouvait lui assurer sans ciller qu’il les récupérerait si aisément ?
Il releva la tête, prêt à proposer une nouvelle solution, une alternative. Une fuite.
Mais des yeux l’empêchèrent même d’y penser.
Ceux de Jihal, emplis d’espoir. Ceux de Lorne, flagrants de confiance. Et les regards des trois soldats, rassurés.
Un roi, une reine, était la personne du royaume sur laquelle on pouvait reposer ses doutes, ses peurs, mais aussi et surtout ses idéaux, ses rêves et ses croyances. Et cette image de sécurité ne devait pas se perdre sous prétexte qu’un moment de faiblesse prenait le dessus.
— C’est d’accord, annonça paisiblement le roi. Mais je vous veux tous les deux avec moi.
Esol crut entendre les frontaliers soupirer de soulagement, et il distingua une once délicieuse de fierté dans le sourire en coin de son second.
— Il va vous falloir autre chose, Sire. Je reviens.
A ces mots, Lorne quitta son propre bureau dans un trottinement enjoué. Le roi put deviner son sourire s’élargir à mesure qu’il s’éloignait.
En attendant son retour, les cinq personnes restantes discutèrent d’un plan précis, et en liant leurs avis respectifs, une idée fut vite construite. En premier lieu, ils allaient quérir le plus de soldats disponibles au château et dans la capitale, faisant en sorte d’en laisser suffisamment pour ne pas se rendre vulnérables depuis le cœur. Un frontalier du nom d’Ildas se chargea de cela.
Pendant cette quête, les trois membres du gouvernement se pareraient d’une armure légère mais protectrice pour rejoindre la troupe. Une fois arrivés à destination après une heure de cheval, les soldats seraient divisés entre la sécurisation de la frontière et l’équipe de secours du convoi sous les ordres d’Esol, qui devrait préparer son discours. Vingt-huit d’entre eux iraient finalement dans les bois, le roi et les deux seconds y compris.
Lorne fut instruit du plan final lorsqu’il revint dans le bureau, un sac en bandoulière sous le bras, serré près de sa poitrine comme s’il était son bien le plus précieux. Esol le questionna sur son contenu, mais le second lui dit de patienter.
Ce fut uniquement devant sa chambre, seuls, qu’il lui dévoila enfin l’intérieur de sa besace, rougeoyant sous les couleurs de l’aube.
— Je ne l’ai pas vue depuis…
— Je sais, prononça doucement Lorne. Et je pense qu’elle marquera votre retour de la meilleure des façons.
Esol acquiesça. Il venait de recevoir une vague de sérénité, de celles qu’on ressentait en retrouvant un ami cher, en revoyant ce qui lui appartenait.
Ses beaux jours lui avaient terriblement manqué.
— Allez donc vous préparer, on se rejoint dans la cour juste après. Je garde ceci précieusement, ne vous inquiétez pas.
Avant de s’en aller, Lorne lui pressa affectueusement l’épaule. Il lui disait qu’il en était capable, et le roi voulait essayer de le croire malgré l’angoisse que la foule lui donnait juste en l’imaginant.
Il pénétra ensuite ses appartements, ferma la porte, ses yeux. Il expira ses frayeurs et tenta de reprendre le dessus sur elles en s’habillant. Son armure était enfermée dans un large et haut coffre en bois verrouillé d’un cadenas dont lui seul avait la clef. Il la sortit et prit une minute pour la contempler, pour apprécier sa brillance et son parfum, pour l’imaginer sur lui, son poids réconfortant sur ses épaules. Il se pensait déjà plus puissant avec elle, prêt à parer l’attaque des lames et des mots. Il s’espérait grandi dans son étreinte, impressionnant dans son allure.
Lorsque finalement il la porta, ses impressions précédentes furent réduites à néant. Il s’observa dans le miroir, et tout ce qu’il vit fut lui. Lui, mis à nu, face à des responsabilités qu’il n’avait fait que fuir. Il se regarda et tout ce qu’il s’inspira fut de la prétention, cachée derrière une côte de mailles bien plus résistante que lui tout entier. Il n’était pas même l’ombre de ce qu’il avait un jour sans doute représenté. Sa tête émergeait d’un buste trop grand, ses jambes lui semblaient faibles sous le rembourrage de son pantalon, ses bras ne dépeignaient que leur manque de muscles à cause de manches serrées qui pourtant devaient lui seoir.
Il tâcha de ne pas se laisser abattre par sa fulgurante déception, et s’empara de la dernière pièce du puzzle, son épée, déterminé à se battre contre sa propre image si nécessaire.
Il sortit de sa chambre la tête haute, le regard acéré et la mâchoire contractée. Il fit en sorte de se grandir pour lui avant de le faire pour l’image qu’il renverrait, et cette idée le poussa à avancer.
Il descendit les marches de l’escalier principal dans un bruit métallique familier qui lui rendit une vision de ce à quoi il aspirait désormais. Une vision de soldat.
Des sons provenaient déjà de l’extérieur, et le hall était vide lors de son passage.
Il poussa de ses deux mains la porte principale qui s’écarta dans un air de salut.
Dehors, les voix se turent.
Le roi Priam descendit les dernières marches, parvint à la même hauteur que ses guerriers et de ce fait minuscule parmi eux.
Pourtant, on ne voyait que lui.
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02/07 ;;
Pardon je suis en retard, le chapitre aurait dû être posté hier mais j'ai commencé à travailler et je n'ai pas eu le temps d'y toucher x)
Normalement j'aurai du temps libre le soir donc je pourrai continuer à poster le vendredi, mais pour info je travaille jusqu'au 19 août donc si jusque là des chapitres arrivent le samedi ce sera pas étonnant :')
Après hormis cela, je n'ai plus trop d'avance dans fallen et avec l'entrée à la fac en septembre.. je doute de pouvoir continuer de poster chaque semaine
On n'y est pas encore alors on verra, pour l'instant cet été je suis à peu près tranquille et j'essaie d'avancer mais c'est pas évident :')
Take care, always ♡
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