08 ♕︎
TW ;; Scène de suicide décrite dans ce chapitre.
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Récemment, tout ce que le roi Priam avait connu se résumait à des doutes et des insécurités mal dissimulées. Son unique source de stabilité et la seule en qui il croyait encore, c'était sa harpe, sa mélodie. Dans la petite pièce sombre où elle était renfermée, il trouvait quiétude et clairvoyance.
Mais voilà que le parfum du second de l'Est laissait une note douce-amère sur son passage. Il lui parlait comme personne n'avait osé le faire, il confiait son corps nu recouvert d'émotions aux yeux du roi, lui demandant la seule tâche de l'observer et d'en faire ce que bon lui semblait.
Il laissait multitude de choix, de possibilités à Esol, tout en n'en donnant qu'un ; celui de lui offrir, ou non, son bien le plus précieux. Une part de sa mélodie, de son harmonie, sa confiance.
Ce soir-là, en grattant les cordes une à une, plus délicatement et précautionneusement que jamais, Esol découvrit de nouveaux accords, une sonorité qui n'avait de particulière que l'apparence. Car à l'intérieur, elle chantait de simplicité et d'espoir.
A la manière de Jihal, elle exprimait un désir intense et unique.
Celui de guider l'homme égaré.
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- Jihal ?
Deux visages étonnés se tournèrent vers le roi, debout dans l'encadrement de la porte.
Ils s'apprêtaient à manger, mais Esol avait une toute autre chose en tête qui ne pouvait attendre.
- Vous avez besoin de quelque chose ?
- De vous.
Sans rien ajouter, il s'éloigna dans le couloir et entendit les deux seconds murmurer à son propos. Lorne était consterné par son étrange attitude, mais il poussa néanmoins Jihal vers la sortie pour répondre aux instructions du roi.
Le second de l'Est s'empressa alors de suivre Esol, qui le mena une nouvelle fois dans l'ancien bureau de son père. Rien n'avait changé depuis la veille, les bouts de verre et la tâche de poison n'avaient même pas été retirés. Quant aux rideaux, ils étaient toujours ouverts malgré le crépuscule qui baignait la pièce d'un orange apaisant, prêt à laisser la lune l'endormir.
Cette fois, le roi reprit sa place sur le fauteuil, et attendit que le second en fasse de même.
Ce fut seulement une fois installé et prêt qu'il parla, après quelques secondes de vide.
- Je suis sincèrement désolé.
Jihal l'observa en silence, curieux.
- Vous aviez raison sur bon nombre de choses, et je les réalise un peu tardivement. Je vous ai choisi comme l'ennemi parfait, la cible à toucher pour atteindre plus facilement Andor. Mais mon problème ne vient pas directement de vous, la menace qui plane ne vit pas dans mon château. Elle se terre à l'Est, et elle n'a qu'un nom qui n'est pas le vôtre. Soyons clairs, vous ne me convaincrez pas en quelques jours que je n'ai aucune raison de me méfier de votre roi. En revanche, vous pouvez me prouver que je n'en ai pas pour vous.
Son interlocuteur hocha la tête.
- C'est là mon objectif, pour l'heure, confirma-t-il ensuite.
Esol esquissa l'ombre d'un sourire, et aussitôt les yeux de Jihal s'illuminèrent de joie.
Il semblait réellement heureux, même honoré, de voir une porte s'ouvrir pour lui dans le petit monde secret et dangereux du roi. Ce dernier se demanda ce qui l'avait aveuglé au point de manquer cette évidente bienveillance chez le second Anhli. Cachait-elle aussi de la naïveté comme il l'avait décrite chez Lorne ?
- Je...
Sa voix se perdit en chemin. Il n'avait pas tiré Jihal jusqu'ici juste pour s'excuser, mais cet effort se trouvait mille fois plus simple que ce qu'il s'apprêtait à révéler. Pourtant, il avait réfléchi. Il sentait, au plus profond de son être, que le moment était bien choisi, qu'il pouvait raconter ce pan de son histoire sans plus en avoir honte ou que cela n'ait de conséquences. Il pouvait accorder cette parcelle de vérité, ce morceau de sa mémoire. Non seulement pour compenser avec ce que Jihal avait osé avouer, mais aussi pour lui, pour se libérer d'un poids qui ne faisait que le tirer vers le fond.
Et il s'enfonçait sans cesse, tourbillonnant dans un gouffre duquel des mots rassurants, une explication logique au moins, sauraient le sortir. Ou, peut-être simplement mettre en pause sa chute, quelques minutes.
- Vous n'êtes pas obligé de parler. J'ai eu la chance d'apprendre des leçons de beaucoup de gens, durant mon service auprès d'Andor. J'ai retenu que la parole n'était pas la seule manière de partager quelque chose, surtout quand cela nous était cher. Vous pouvez le montrer, le dessiner, le danser, le chanter... Même le jouer.
Sur ses doigts, Jihal listait le nombre de techniques qu'un humain pouvait utiliser pour s'exprimer. Il s'arrêta sur le cinquième et lança un regard complice à Esol.
- Votre harpe produit un son des plus élégants.
Le roi ne répondit pas, mais son teint rougissant le fit à sa place. En le constatant, Jihal souleva un sixième doigt, amusé.
- J'ai peut-être une idée, parce que c'est important que je vous le dise, je crois. Mais pour ça, pourrions-nous aller dans votre chambre ?
Si Messire Anhli retint un rire, il pouffa cependant.
- Sommes-nous partis sur le même terme de confiance, Sire ?
- Ne me faites pas vous haïr à nouveau, par pitié, soupira Esol, de plus en plus embarrassé.
- Ça ne me pose pas de problème, nous pouvons y aller. Du moment qu'il ne s'agit pas d'une tactique pour fouiller dans mes affaires, ou y mettre le feu.
- Vous ne faites pas dans la mesure, n'est-ce pas ?
Jihal souleva un sourcil.
- Vous êtes trop imprévisible pour parler de mesure.
A ces mots, il se mit en route pour ses appartements sans poser plus de questions.
Le roi fut étonné de ne pas le voir plus curieux que cela, puis il se rappela qu'il portait seul la couronne de ce défaut au château.
Pris dans son élan de légèreté, il manqua de passer par le couloir des bureaux où ils se trouvaient pour rejoindre la tour, avant de se souvenir au bon moment qu'il n'était pas supposé avoir la clef de cette entrée-ci. Il suivit alors tranquillement Jihal, sans dire mot.
Une immense vague de souvenirs et d'émotions le heurta de plein fouet en remontant les marches de la tour. Il ne l'avait pas fait depuis des mois, et cette dernière fois n'était pas la plus joyeuse d'entre elles.
- Puis-je demander ce que nous faisons ici ?
Esol resta bloqué devant la porte grande ouverte un instant. Son corps était de marbre, figé comme si un fantôme venait tout juste de le traverser. Peut-être était-ce le cas.
Jihal, qui avait avancé de quelques pas, entama un mouvement pour se rapprocher du roi, hésitant. Il n'avait pas encore bougé qu'il fut arrêté d'un geste net de la main. Il attendit simplement, une lumière de compréhension l'éclaira. Finalement, Esol entra.
- Vous êtes ordonné.
Astucieux, ou dans le déni, il n'évoqua d'aucune manière son interruption temporaire.
- Je n'ai surtout pas défait mes bagages, mais on peut parler d'une sorte d'ordre dans ce cas aussi.
Le roi sonda brièvement l'espace du regard. Presque rien n'avait changé, hormis la propreté des lieux et l'air frais qui y résidait. Jihal ne s'était néanmoins pas approprié la moindre part de ses appartements. Il vivait de la même manière qu'Esol l'avait décrit, comme un intrus.
Il espérait voir cela évoluer, avec le nouveau jugement de ses décisions. Il n'avait plus la moindre envie de traiter le second comme un paria à éviter, une maladie sur pattes à écraser.
D'une manière bien à lui, il avait été odieux.
- Je reviens toquer dans quelques semaines pour voir si la pile de linge est répartie aux quatre coins de la chambre, alors.
- Possible.
Voilà qui rassura quelque peu Esol.
Peut-être qu'un jour, il jetterait aussi la clef qui lui permettait encore de briser l'intimité de Jihal.
Pour l'heure, le second devait encore faire ses preuves et la sécurité restait primordiale chez le roi. Il ne dégainait plus l'épée, mais conservait l'armure.
- Alors, Sire... Que suis-je censé voir ?
- Avez-vous remarqué l'étendue de votre balcon ? Il tourne sur près de la moitié de la tour, c'est assez impressionnant. Le panorama y est fabuleux.
- J'y suis allé une fois seulement, en arrivant.
- Vous manquez un beau spectacle. Sortons.
Jihal allait faire remarquer au roi l'intensité de la pluie qui commençait à s'abattre sur la plateforme, mais celui-ci passa la porte-fenêtre sans attendre.
- Nous allons être trempés. Voire malades.
Esol secoua la tête. C'était parfait. Tout était naturellement parfait, dans ce scénario, ce décor spectaculaire qui s'étendait sous ses yeux. La pluie blanchâtre qui tombait droit sur eux, s'écrasant avec force et bruit sur le balcon, représentait tout ce qu'il s'apprêtait à raconter. Elle le rassura, et plus elle frappait, plus il se sentait bien.
L'orage grogna au loin. Le rouge du couchant apposait ses derniers rayons sur le courant tranquille du fleuve Rigel, la cime des arbres du bois de Sham ployait en harmonie avec le vent, rafales brusques qui chahutaient dans leur course contre la montre. Le froid piquait soudainement les bâtisses des villages tremblants, les corps des humains fragiles. Le soleil luttait pour réchauffer la planète blanche de son étreinte brûlante encore quelques minutes, mais bientôt la lune viendrait gouverner sur ce qui lui revenait de droit.
Jihal soufflait déjà dans ses mains pour ne pas les voir geler.
Esol sourit à la nuit, et commença à raconter.
- Nous sommes dans la chambre de ma mère. Ici, j'ai vécu mes plus beaux moments de réconfort, et ma plus grande épreuve. Voyez, il y a toujours une part de vrai, même infime, dans les rumeurs qui circulent de bouche en bouche. La reine n'allait pas bien, dans ses dernières années de vie, et elle l'a fait ressentir à de nombreuses reprises.
Aucun des deux hommes ne se regardait, ils fixaient l'horizon en essayant d'ignorer la pluie.
Le second se contentait d'écouter, attentif.
- Elle était sujette à des... Crises. L'une d'entre elle lui a fait perdre la vie, mais je pense qu'elle y songeait depuis un moment avant de passer à l'acte. Durant ses derniers jours, elle restait dans ses appartements, confinée loin du monde pour sa sécurité et la nôtre.
Il se permit une pause avant de sauter sans corde pour le retenir dans le vif de son récit.
- Une nuit orageuse au possible, comme celle qui arrive droit sur nous maintenant, elle s'est mise à hurler. Hurler si fort, tellement plus fort que les éclairs. Ils ne pouvaient rivaliser. Je ne dormais toujours pas, et puisque ma chambre est la plus proche, je l'ai entendue assez vite. Ses cris stridents auraient sans doute fini par réveiller la capitale entière...
Les images défilèrent dans les yeux du roi. Il revit les marches floues devant ses pieds distordus, la porte close et verrouillée, son corps propulsé contre elle, sa chute au beau milieu d'une chambre congelée par le temps...
- ... J'ai relevé la tête sur une fenêtre non pas ouverte, mais brisée par un objet lourd qu'on aurait propulsé dessus. Ma mère avait une jambe par-dessus la rambarde lorsqu'elle m'a entendu.
Sur lui s'était retourné un visage déformé par un mélange douloureux de peur, de culpabilité, et de dégoût. La grande dame qu'il avait connu n'existait plus, on l'aurait dit avalée par une entité qui séjournait désormais dans son corps.
- Je ne sais pas ce qui est pire. Son acte, ou ses mots. Vous savez, un coup peut blesser moins efficacement que des paroles, si l'on sait les manier. En tout cas, elle n'a pas hésité.
Il avait essayé de se relever, mais une menace bien placée l'avait laissé sur ses genoux, à mi-chemin entre l'abandon et la supplication. La reine avait passé sa deuxième jambe de l'autre côté du balcon, et seules ses mains qui manquaient de lâcher à tout instant la maintenaient encore sur terre. Son corps frêle basculait de droite à gauche au rythme du vent, et sa voix grogna dans la tempête, rauque et glaçante.
- J'étais faible, impuissant, vulnérable. Elle n'a pas réfléchi longtemps à ses derniers mots, je sais qu'elle les avait longuement pensés avant de me les cracher sans répit. Sans doute l'accomplissement de sa dernière volonté.
Sur les joues d'Esol ruisselèrent les gouttes de pluie, remplaçantes de larmes qui ne pouvaient plus couler. Son deuil était passé, seuls restaient les souvenirs, pendants dans le vide de sa vie.
Jihal l'observa enfin, et le soleil disparut.
- J'ai laissé tomber sur mon corps mille injures, encore plus d'injustices, et cent fois moins de gentillesse. Elle m'a fait comprendre à quel point je ne méritais pas ma place, combien je la décevais pour ne pas avoir été à la hauteur de ses plans. Elle m'a dit nombre de choses que je ne me sens pas capable de partager, que je ne peux pas donner, mais qui ont été les plus dures que je n'ai jamais eu à écouter. J'ai enregistré chacun de ses mots dans ma mémoire, et ce sont eux que j'aimerais effacer. Mais je ne peux pas, parce que la plupart sont malheureusement vrais, et font partie de moi que je le veuille ou non. Gravés dans mes gènes, grâce à elle.
Un éclair déchira la planète en deux. Sa lumière entraîna un mouvement de recul incontrôlable chez le second Anhli.
- J'ai vraiment cru que c'était fini, lorsqu'elle s'est tue. Naïf.
Il sourit tristement et se frotta vigoureusement le crâne.
- Elle a sauté. Sans un bruit, sans prévenir, en me fixant droit dans les yeux. Cette fois, je crois que c'est moi qui ai hurlé.
Jihal attendit que le roi se retourne vers lui pour abaisser sa tête, geste de gratitude.
Il laissa passer quelques secondes, remplies par le bruit du tonnerre et décorées par les éclairs.
- Vous m'avez offert un souvenir d'une telle envergure alors que je n'ai rien donné de si spécial en échange. En revanche... Je peux vous donner une technique personnelle, une aide particulière pour évacuer ses sentiments lorsqu'ils deviennent trop lourds à porter.
Curieux, Esol l'incita à poursuivre.
Jihal sourit et se pencha un peu plus sur la rambarde. Il scrutait l'horizon, dans l'attente de quelque chose que le roi ne parvenait pas à deviner. Il comprit vite.
Lorsque le tonnerre retentit une nouvelle fois, rugissant et encore plus proche, Jihal agrippa l'éclair lors de son explosion et le chevaucha d'un hurlement encore plus puissant. Sa voix se perdit dans le ciel une dizaine de mètres plus loin, tandis qu'Esol écarquillait les yeux jusqu'à les faire sortir de leur orbite.
- Le prochain est pour vous.
Sans plus d'explication, il se recula et encouragea le roi à s'avancer. Esol hésita un instant, très peu certain que cette méthode relâche quoi que ce soit d'autre qu'une extinction de voix.
Pourtant il s'approcha davantage des nuages et patienta à son tour, une vague impression de sombrer doucement dans la folie. Au moins, il n'était plus seul.
- Maintenant !
La lumière jaillit, ainsi qu'un cri plus proche de celui du chat que du lion. Esol draguait le ridicule, il en était certain. Il ne savait même pas pourquoi il avait suivi cette idée, elle était enfantine et plutôt déran...
Tel un loup appelant ses alliés, Jihal insista sur l'éclair suivant, comme pour montrer l'exemple au louveteau qu'il venait d'ajouter à sa meute.
- Répondez-lui avec tout ce que vous avez dans le ventre. Il faut que tout sorte, tout. Comme un écrivain ruine sa plume sur le papier, comme un musicien détruit son corps sur son instrument, comme un peintre vomit son âme sur son œuvre. Si le cri vous semble ridicule, voyez-le comme un chant ! Ode à la nature, Sire !
Il rugit profondément, passionnément, amoureusement.
- Et longue vie au roi !
Deux éclairs tranchèrent les cieux de leurs lames brillantes.
Sans plus réfléchir, le roi et le second l'imitèrent, parfaite combinaison pour le duel auquel ils participaient.
Esol laissa partir ses ressentis les plus intenses, les plus secrets et inconscients droit devant lui, au loin parmi les espoirs et les rêveries du peuple d'en bas.
Il n'avait pas la moindre idée de ce que Jihal relâchait, si furieusement.
Et il s'en moquait bien, car ils battirent l'orage ensemble.
Tandis que Polaris assistait à sa première réunion entre l'Est et l'Ouest, en complète harmonie avec son atmosphère étoilée.
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10/06 ;;
De loin mon chapitre préféré pour l'instant, j'adore cette interaction et j'adore Jihal *^*
J'en ai eu l'idée avec la jolie running with the wolves, et je l'ai écrit avec, et j'ai jamais eu autant de frissons en écrivant quoique ce soit
Take care ♡
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