03 ♕︎
Le repas, et donc le moment où Esol serait de nouveau confronté à Jihal, arriva bien vite.
Les diners se passaient la plupart du temps dans une salle à manger conviviale, composée d'une table en chêne à dix places et d'un mobilier de la même couleur. Les moulures parsemées de dorures du plafond blanc étaient récemment rénovées, et le papier peint bleu roi se démarquait par ses délicats reliefs entremêlés.
La cheminée réchauffait constamment la pièce, à défaut de présence humaine pour le faire. Seuls le roi et son second y mangeaient encore, minuscules sur cette longue table.
Ce soir-là, ils étaient trois, et cela ne changeait pas grand chose à la solitude de la pièce. Dehors, derrière trois hautes fenêtres, la nuit était claire. Quelques nuages brouillaient la danse des étoiles sans pour autant l'interrompre. Le calme régnait, la soirée était propice à de simples et douces conversations.
Les entrées froides venaient d'être servies quand quelqu'un osa enfin ouvrir la bouche et briser la glace.
— Alors, Jihal… commença Esol.
Lorne grinça des dents. Connaissant son roi, il s'attendait au pire. Récemment, il ne parlait que quand il avait quelque chose qu'il jugeait intéressant à dire, et envers l'Est, ce n'était que pour des remarques cinglantes. Il n'avait plus une once de sympathie pour ce qui provenait de cette région, si bien qu'on se demandait parfois si ce n'était pas lui, qui voulait secrètement sa perdition.
— Qu'avez-vous fait, depuis votre arrivée ?
La question étonna Lorne, mais son inquiétude diminua nettement. Le roi avait décidé de lancer un sujet banal et agréable, il comptait en profiter.
Jihal ne sembla pas comprendre à quel point il fut chanceux, aussi il répondit naturellement :
— A vrai dire, peu de choses. Pas autant que je l'aurais voulu, du moins. J'ai défait mes bagages, exploré quelques couloirs dans chaque aile du château sans autre but que celui de me promener, puis je suis retourné m'allonger jusqu'au repas. La chambre que vous m'avez attribuée est très belle, et spacieuse en prime. J'apprécie le bureau en particulier, il va beaucoup me servir.
Esol avait choisi personnellement l'endroit où allait séjourner le second de l'Est. Il avait mûrement réfléchi à ce choix, et il s'était avéré évident. Dans la tour nord-ouest du château se trouvait une chambre, similaire aux autres, à une différence près. Deux portes permettaient d'accéder à cette pièce. L'une d'entre elles se trouvait naturellement dans le couloir des appartements, et la seconde était située au bout de celui des bureaux.
L'histoire voulait que cette deuxième porte soit condamnée, puisque la clef en était perdue depuis des générations. La vérité disait cependant autre chose. Esol conservait précieusement la clef de cette entrée, pour s'assurer un accès libre dans la chambre de Jihal si jamais il devait s'assurer de sa parfaite innocence. Il possédait encore moins de confiance envers le second de l'Est que de respect pour du détail comme son droit à l'intimité. Tant qu'il n'était pas assuré de ses bonnes intentions, il conserverait ce malsain privilège.
— Pour vos comptes-rendus à Andor, j'imagine, railla Esol.
— En particulier, mais pas seulement.
Le roi haussa un sourcil en sa direction.
— Vous écrivez ?
Jihal acquiesça avant de replonger son attention dans le contenu de son assiette.
Esol n'eut pas l'occasion d'en demander davantage que déjà le second changeait de sujet.
— Alors dites-moi, Sire, à quoi ressemble le quotidien typique du roi de l'Ouest ?
Il eut envie de répondre qu’il ressemblait à peu de choses en ce moment, mais il réfréna sa pensée. Jihal se rendrait assez vite compte de cela lui-même, il était inutile d'afficher publiquement son récent échec.
— Il ne doit pas être bien différent de celui de votre empereur.
— J'espère que si.
Jihal ponctua cette phrase d'un rire qu'il dissimula dans un souffle.
Le roi fronça les sourcils.
— Et pourquoi cela ?
— Rien de personnel, évidemment. Mais j'espérais ralentir ma cadence de course quotidienne en venant ici.
— Parce que vous pensez qu'on ne fait rien de nos journées, j'imagine ? Que vu tout ce qui circule, nous ne fournissons plus aucun effort pour faire prospérer Polaris ?
— Ça, je me réserve le droit de le juger en vous observant à la tâche. Mais là n'était pas mon sous-entendu. Vous savez certainement que l'on peut fournir un très bon, voire meilleur travail, simplement en ralentissant le rythme. C'est une chose que j'essaie d'apprendre à mon roi. J'espérais vous constater meilleur que lui dans ce domaine.
Entendre Jihal énoncer les lacunes de son roi, mieux, avouer qu'Esol était supérieur à lui dans ce domaine, le rassura quelque peu. Secrètement, et il ne se l'avouait pas entièrement, il ressentait ce besoin d'être placé au-dessus de quelqu'un d'autre pour constater la moindre de ses compétences. Alors quand ce quelqu'un était le roi de l'Est, il admettait plus aisément ses qualités. Sinon, il ne se trouvait pas assez bon et se poussait à bout pour faire ses preuves, jusqu'au moment où il craquait. Alors, effectuer la moindre tâche devenait un calvaire.
Les plats furent servis, brûlants, et Lorne raviva la conversation qui s'éteignait.
— Il me semble que vous ne nous avez jamais raconté votre histoire, même par le passé, Messire Anhli. Comment êtes-vous devenu second ?
— Oh, vous ne l'avez jamais entendue ? s'étonna Jihal. Je pensais qu'en sept ans, la conversation sur nos histoires respectives serait remontée.
— Il est vrai que les rares fois où nous nous sommes vus, il y avait des affaires importantes à régler. Se reposer ne s'entend que très peu avec nos rôles, ajouta Lorne, un sourire au coin des lèvres.
— Bien, alors je vais vous raconter cela.
Il déposa ses couverts et lia de nouveau ses doigts, coudes sur la table.
Sceller ses mains de cette manière semblait être une habitude chez lui. Esol avait une position similaire qu'il utilisait pour se redonner contenance, et s'assurer de ne pas trembler ou se perdre lors d'une conversation ou d'un discours importants. Peut-être que Jihal, derrière son sourire insolent et confiant, cachait une faiblesse similaire.
— Sire Odell et moi nous connaissons depuis treize ans. J'en avais donc quatorze à l'époque, et lui…
Il réfléchit brièvement. Sur Polaris, on ne prêtait attention à l'âge que lorsqu'il était synonyme de mort imminente. La durée de vie, même dans la richesse, n'excédait que rarement la cinquantaine d'années. Soixante, si on était chanceux.
— Il avait seize ans. Je suis arrivé de ma pauvre campagne, et d'une manière ou d'une autre, j'ai réussi à devenir écuyer au service de quelques chevaliers. Un travail au château était déjà un honneur pour moi. J'étais nourri, logé, et on me donnait même quelques leçons avec d'autres jeunes lorsque j'avais du temps libre.
— Et vos parents, que faisaient-ils ? s'enquit Lorne.
— Je n'ai jamais connu mon père, et ma mère travaillait dans une auberge pour nous offrir un toit et une vie un peu moins rude. Je me suis rendu au château peu après son décès.
Le second de l'Ouest acquiesça simplement. Jihal n'était pas homme à recevoir des condoléances, surtout si longtemps après un événement. Il avait su avancer et brillamment réussir, lui seul savait à quel point sa mère serait fière.
— Un jour, l'écuyer du prince n'a pas pu assurer ses fonctions, alors on m'a demandé de le remplacer pour la journée. J'ai accompagné Andor dans ses déplacements, et on a sympathisé. Je pense qu'il m'a apprécié, il semblait définitivement plus enjoué qu'avec son ancien écuyer. Il faut dire que c’était un homme assez mûr et… Rabougri. Enfin, après cela, tout a été très vite. J'ai pris mon rôle exclusivement auprès du roi, et ses parents ont souhaité m'éduquer au même titre que lui et que les autres enfants du château.
Il se permit une courte pause pour échapper un sourire.
— J'étais comblé. Moi qui désirais tellement apprendre, voilà que je me retrouvais dans les meilleures classes d'histoire, de langue, d'économie, mais également de maniement des armes. Et tout ça aux côtés de grands hommes, Andor en tête de liste. Non pas pour son rôle, mais pour l'admirable personne qu'il était déjà à l'époque.
Esol fit la moue une fraction de seconde. Il s'était détaché du récit à la seconde où Jihal avait fait l'éloge de son roi. Pour lui, un traître n'avait rien d'admirable, si ce n'était sa capacité à cacher ses réelles intentions. Comme il ne répondait pas, Lorne se chargea de rebondir une nouvelle fois :
— Alors, si je ne m'abuse, il vous a demandé à ses côtés à son arrivée au trône ?
A ces mots, Jihal échappa un rire frais. Le son, coloré et entraînant, resta quelques secondes en suspend dans la pièce avant de s'évaporer.
— C'était probablement la pire période de sa vie, poursuivit le second de l'Est. Sincèrement, je ne l'avais jamais vu si mal en point. Non seulement il devait faire le deuil de ses parents, partis presque en même temps, mais il était surtout trop borné pour demander de l'aide dans ses fonctions. Sans parler d'un second, il voulait juste tout faire lui-même, ne pas faillir à ses parents.
— Qu'avez-vous fait, alors ?
— Ce qu'un ami ferait, j'imagine ? J'étais assez impuissant, et même si j'étais familier au deuil, il devait le vivre à sa manière, puisqu'il n'en existe qu'une pour le faire et c'est la nôtre. Pour ce qui est de son nouveau rôle de roi, je suis entré dans son bureau un jour, et je lui ai dit ce que tous pensaient. Qu’il allait se tuer à la tâche avant trois mois, et que plus personne ne serait là pour sauver son royaume une fois sa perte.
Jihal se remémorait la scène à mesure qu'il la décrivait, et on voyait ses yeux verts prendre en profondeur lorsqu'il s'enfonçait un peu plus dans son histoire. Il repassait sans doute un des moments les plus intenses et essentiels de sa vie. Et, au vu de l'affection qu'il portait envers Andor, son rôle de second ne comptait pas autant que la confiance que lui avait offerte son ami.
Confiance.
Esol chassa ce mot de sa tête.
Il sonnait faux.
— Alors il s'est levé de son bureau, et sans un mot de plus, m'a nommé second. Sur un coup de tête, on ne peut mentir. Mais il ne l'a pas regretté, je présume, sinon je ne serais pas à cette table maintenant.
— Sauf s'il cherche à se débarrasser de vous définitivement, intervint soudainement le roi. Quoi de mieux pour cela que de vous jeter dans les entrailles du fou ?
— Il faudra que vous me le présentiez, d'ailleurs, reprit Jihal sans hésiter.
Esol souleva un sourcil.
— Présenter qui ?
— Ce fou que vous ne cessez d'évoquer. Je vais être jaloux, si je suis le seul ici à ne jamais le rencontrer.
La réplique laissa le roi bouche-bée. Rares étaient les gens qui ne jouaient pas sur les rumeurs pour créer des blagues évidentes dont il était habitué. A force, il offrait lui-même les occasions de rire de sa prétendue condition. Jihal aurait pu répondre n'importe quoi, et pourtant Esol était persuadé que pas un instant l'idée de plaisanter sur son cas ne lui avait traversé l'esprit. Il pensait sa réponse, et il ne pensait que celle-ci.
Tout criait le naturel et la sincérité chez le second de l'Est, malgré tout le roi ne croyait pas ce qu'il constatait. Les répliques de Jihal n'étaient là que pour tester ses limites, pour le pousser à s'emporter, à commettre l'erreur qui lui coûterait sa place. Son histoire servait à détourner l'attention, à le rendre plus humain alors qu'il n'était ici qu'une machine programmée pour sa mission, tout faire imploser jusqu'à ce qu'il ne reste que l'utile à ramasser.
Une règle d'or circulait toujours dans la tête d'Esol. Dans tous les cas, ce qui venait de l'Est ne pouvait et ne pourrait jamais être bon, spécialement lorsqu'il s'agissait d'un humain. L'homme possédait un pouvoir d'éloquence, une langue de serpent prête à ensorceler ses ennemis, à les attaquer lorsqu'ils devenaient faibles à ses côtés. L'homme vous étreignait, vous rassurait pour mieux atteindre votre cœur de sa dague pointue. Il se détournait ensuite sans un regard pour votre pauvre carcasse, brisé de l'intérieur avant de rejoindre la terre dans ces mêmes morceaux éparpillés.
L'homme n'était pas bon.
Jihal l'était encore moins.
Le repas se poursuivit et se conclut sur la conversation tranquille des deux seconds.
Le roi ne s'exprima pas une seule fois.
—— ♔︎ ——
Le lendemain matin, Esol se réveilla en sueur, bouillant. Il sortait tout juste d'un nouveau cauchemar, sans doute ravivé par la présence de Jihal au château. Il ragea intérieurement de se trouver si faible par rapport à la simple vision de son aîné. Il ravala son ressentiment et glissa dans un bain rapide avant de descendre pour son habituel vol aux cuisines.
Il était tôt, sans doute plus que la veille. Lorne ne devait pas être réveillé, et dans tous les cas Esol n'osait pas le déranger ou poser un pied dans son bureau depuis le dernier incident. Il opta donc pour un déjeuner en plein air, dans la fraîcheur et la beauté insaisissable des jardins à l'approche de l'aube.
Il sortit à l'arrière du château, salua les dernières étoiles de la nuit, et marcha discrètement vers le centre des jardins, où étaient regroupés en cercle la plupart des bancs. Il ne visait pas cet espace ouvert, où tout le monde avait l'occasion de scruter son voisin. Il ne fit qu'y passer, et traversa encore deux allées avant de…
… tomber sur Jihal, un livre à la main, assis à l'endroit exact où il souhaitait s'installer.
Le roi fit quelques pas en arrière, se cacha derrière un épais buisson, et observa le second Anhli. Il cessa presque de respirer pour s'assurer qu'il ne le remarquerait pas. Heureusement pour lui, l'homme était plongé dans sa lecture, profitant de la lueur d'une lanterne à huile en attendant le soleil.
Esol passa au moins une bonne dizaine de minutes dans l'herbe, protégé par un épais bosquet de la vue de Jihal. Le soleil le sortit de sa torpeur en apparaissant brutalement à l'horizon. Il s'éleva de toute sa majesté au-dessus des fleurs trop timides pour s'ouvrir, caressa le feuillage rond des buissons, dévoila la cime des arbres creusée par les cicatrices du temps. Pour finir, il fit scintiller la terre dans laquelle toutes ces douceurs verdoyantes prenaient racines, cette terre blanche, pâle comme un sourire qui s'éteint.
Enfin, au même titre que cette nature qui s'éveillait, Jihal s'échappa de l'univers de l'ouvrage épais et abîmé entre ses mains. Il le referma délicatement, éteignit sa lampe, lança un regard indéchiffrable au soleil, et se leva. Lorsqu'il s'approcha du recoin où patientait Esol, ce dernier recula de quelques mètres, la respiration étouffée par sa main. Il tenta de disparaître dans la haie, mais n'en eut pas besoin. Jihal le dépassa sans un regard pour sa personne, il ne l'avait pas vu.
Esol attendit deux minutes supplémentaires, et reprit la place qu'on lui avait dérobé une fois certain de ne pas être repéré dans son acte de voyeurisme.
Il déjeuna en tête-à-tête avec une aube accusatrice.
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06/05 ;;
Ahh revoir les premières interactions avec Jihal ça me fait bizarre, maintenant que j'ai avancé de 10 chapitres en + :')
C'est agréable de les voir évoluer, j'ai hâte de vous en montrer plus ici aussi ~
Take care ♡
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