12
Jimin
Il me faut plus de dix minutes pour comprendre que l'ascenseur de mon immeuble ne démarrera pas tant que je n'aurai pas appuyé sur le bouton.
J'ai aussi besoin de cinq minutes supplémentaires pour me souvenir que l'ascenseur en question ne fonctionne plus depuis que mes nouveaux voisins en ont bloqué le mécanisme avec leurs cartons d'emménagement.
Je hais mes voisins. Ils sont bruyants, jeunes et en couple.
Je hais les couples. Ils sont imbus de leur bonheur et dénigrent les célibataires.
Ce n'est pas parce que tu es seul que tu es malheureux ou déprimé. Rien à voir. Et si tu bois comme un trou au point de louper une marche, ce n'est pas pour oublier tes problèmes.
Je masse mon genou endolori, et reprends péniblement l'ascension de l'escalier. Je pourrais dire que je ne boirai plus jamais autant, mais ce serait un mensonge ; l'alcool est fidèle, lui.
Quand tu passes un moment en sa compagnie, tu es assuré de finir torché. L'alcool ne t'abandonne jamais. Il reste le même. Il n'embrasse pas des grognasses devant toi. Il ne vend pas de drogue. Il ne te donne pas l'impression d'avoir été éviscérée. Quoique.
J'atteins mon étage au bout d'un périple interminable. S'ensuit la recherche de mes clés, leur trouvaille, puis les innombrables tentatives afin d'introduire correctement la bonne dans la serrure.
— Bordel de...
J'entame une guerre sans précédent, voyant double et lâchant une panoplie de jurons distingués.
— Mais merde à la fin ! C'est un trou ! Rentre dans le trou !
Ma clé, très désobéissante, finit par rester bloquée. Je tire de toutes mes forces, redouble d'injures, puis réalise que rien ne va comme je le voudrais.
Ma vie craint complètement. J'en suis venu à m'alcooliser au volant de ma voiture, sur un parking délabré. C'est terrible. Si j'avais des amis avec qui me démonter la tête, passe encore... Mais là, j'ai juste l'air d'un alcoolique dépravé.
— Le dramatique de cette scène est magistral !
La pénombre m'empêche de distinguer l'intrus. Il quitte le radiateur sur lequel il était appuyé et s'avance calmement ; me défendre ne me vient même pas à l'esprit.
À vrai dire, je n'en ai plus rien à faire de rien. Alors, autant qu'on me dépouille, ça clôturera cette journée désastreuse en beauté.
Sans un mot de ma part, il s'empare de la clé récalcitrante, qui me trahit : un simple tour de poignet, et la porte est ouverte.
— C'est toujours plus facile quand on est sobre, dit-il à voix basse.
Les yeux marron de Jungkook semblent me sourire. Embrumé par l'alcool, je n'ai pas la présence d'esprit de paraître choqué.
— Comment fais-tu pour entrer constamment dans mon immeuble ? demandé-je avec un mélange de curiosité et d'irritation.
— Je soudoie le gardien.
— Il n'y a pas de gardien...
— Tu en es sûr ?
Son aplomb me fait douter.
— S'il existe, je lui en toucherai deux mots. Va-t'en, JK. Je pense avoir été assez sympa avec toi, alors disparais de ma vue. Et de ma vie. De partout. Pars. Tu n'as rien à faire là.
Il se poste devant la porte de mon appartement, l'air déterminé à me tenir tête.
— J'ai failli asphyxier l'un de tes employés avec un seul coude, et même dans un état second, je te promets que j'en suis encore capable, le préviens-je.
— On m'a rapporté l'incident. Il aurait pu te blesser.
— Non, il n'aurait pas pu. D'abord, parce que tu as obligé tes hommes à me ménager, ensuite, parce que je peux démolir n'importe qui quand ça me chante.
— J'en suis certain, acquiesce-t-il. Tu sais taper là où ça fait mal.
Il met la main dans la poche de son jean, puis la tend entre nous, paume ouverte. Je fronce les sourcils à la vue de mon bracelet.
— Tu l'as oublié, murmure-t-il.
— Sa place est à la poubelle, comme à peu près tout ce qui te concerne.
Je le bouscule afin de passer, mais ma stabilité laisse franchement à désirer. Il me rattrape avant que mon front ne fasse connaissance avec le chambranle de la porte.
— C'est étonnant que tu aies réussi à conduire jusqu'ici sans t'encastrer dans un poteau, lance-t-il.
— Je ne suis pas d'humeur à écouter tes blagues. Lâche-moi !
— C'est toi qui me tiens, Jimin.
Je peste en remarquant qu'effectivement, je suis à moitié avachi sur lui. Une brûlure intense se propage soudain en moi, conséquence de cette foutue proximité ; un peu de bon sens me ferait reculer, sauf que je n'ai plus un seul gramme de jugeote à disposition.
— Tu étais jaloux, pas vrai ?
Là encore, si j'étais plein de discernement, je la fermerais.
— Non.
— Sois honnête.
— Non.
Les images de ce baiser immonde me reviennent en mémoire, et je ne parviens
pas à refréner mon ricanement.
— Tu sais ce qui m'embête le plus ? Que tu n'aies aucun respect envers moi.
— C'est-à-dire ?
— Amuse-toi autant que tu le veux, fourre ta langue dans la bouche de n'importe qui, je m'en contrefous. Mais pas quand je suis là.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est un manque de respect, je viens de te le dire !
Je m'écarte tant bien que mal et trouve son regard. Entre l'alcool et la frustration, je ressens le besoin d'extérioriser : ce qui me pèse sur le cœur commence à devenir trop lourd.
— Tu m'as vu arriver dans ce couloir, Jungkook. Tu savais que je te regardais, et tu as emballé cette plante verte comme si ta salive pouvait la sauver de la déshydratation !
— On n'est pas ensemble, toi et moi.
Bam. Effet coup de poing.
— Et alors ? Ça ne se fait pas !
— Je ne te dois rien.
— Je te demande pardon ?
Je plisse les yeux de colère.
— « Tu ne me dois rien » ? répété-je. Pendant six ans, je me suis occupé de toi. Tu n'étais pas seulement mon ami, tu étais le centre de mon attention ! Je pensais à toi avant d'aller en cours, parce que j'avais peur qu'il te soit arrivé quelque chose pendant la nuit ! J'étais mort d'inquiétude quand tu ne me
donnais pas de nouvelles, craignant qu'on t'ait battu à mort ! Je passais le plus clair de mon temps à me poser des questions : « Qu'est-ce qu'il est en train de faire ? », « Est-ce qu'il va bien ? », « Il viendra ce soir ? », « Pourquoi il n'est pas là ? ».
Les émotions me nouent la gorge à l'extrême.
— Je me suis disputé avec mon père pour toi ! J'ai pleuré pour toi ! Tu m'as embrassé et tu n'es jamais revenu ! Je suis devenu flic, même pas par vocation, mais parce qu'il fallait absolument que je te retrouve !
Je fais un pas maladroit en arrière. Ma tête se met à tourner au rythme de mes révélations. Une vanne vient de s'ouvrir, et il est déjà trop tard pour réparer les dégâts. Alors, je m'enfonce.
— Tu es en moi depuis le jour où tu m'as regardé. À partir du moment où tu es entré dans ma vie, elle s'est mise à tourner autour de toi. Jungkook, Jungkook, Jungkook et encore Jungkook, il n'y avait rien d'autre qui comptait.
Je réalise à peine l'horreur de cette vérité. Lui continue de m'observer avec impassibilité, alors que je m'effondre.
— J'aurais dû te le dire, mais je n'en ai pas eu le temps. JK a transformé Jungkook. Et, maintenant, je suis en guerre contre moi-même pour refouler toute cette merde émotionnelle !
Ma voix se met à trembler.
— Je ne peux pas ressentir tout ça parce que tu es un monstre ! Je me le répète à chaque rêve où tu apparais : oublie-le, c'est impossible. Ce n'est pas Jungkook. C'est une autre histoire. Le passé ne doit pas interférer avec le présent. Mais tu embrasses des potiches devant mes yeux et ça me rend complètement dingue !
Cette fois, je le bouscule. Il ne répond pas à mon attaque et pénètre de fait dans l'entrée de mon appartement.
— Je suis JALOUX !
Un poing dans son torse.
— Cette femme ne devrait pas avoir le droit de te toucher !
Un poing dans son épaule.
— Personne ne devrait pouvoir t'approcher, si c'est impossible pour moi de le faire !
Je parle si fort que mes mots deviennent des hurlements. Ma violence le pousse encore et encore en arrière et il ne cherche pas à se défendre ; ma colère se déverse sur lui après onze ans de macération.
— Je te hais, Jungkook ! Sors de ma tête !
Je le frappe à nouveau et sans contrôle. J'ai tout essayé pour l'effacer, mais le lien que nous avons créé est si résistant que le briser est irréalisable. Dès que je crois m'éloigner, mon cœur me ramène inexorablement vers lui. Je me fais souffrir comme un masochiste. J'ai honte d'admettre qu'il est ma faiblesse.
Il m'intercepte avant de prendre un autre coup. Aussitôt, des larmes silencieuses inondent mes joues.
Ses yeux ne quittent pas les miens, telles deux billes fascinées par mes excès.
J'ai encore tant de choses à lui révéler, des dizaines de cicatrices impossibles à lui montrer, puisqu'elles se trouvent sur mon cœur. J'aimerais qu'il me comprenne, ou du moins qu'il sache combien ces larmes me sont douloureuses.
Il abaisse doucement mon poignet, puis le lâche. Je n'essaie pas d'engager de nouvelle bagarre, étant détruit aussi bien physiquement que moralement ; seuls
des soubresauts ridicules agitent mes épaules.
— Cette femme n'a aucune importance à mes yeux.
J'aurais préféré qu'on évoque ma déclaration d'amour tardive et maladroite, mais soit. Parlons de ses plans cul, c'est bien plus intéressant.
— Super.
— Au fond de toi, tu le sais, Jimin. Je l'ai embrassée devant toi pour te faire mal, comme tu me frappes pour me blesser. Moi aussi, je rêve de t'oublier, je n'attends que ça.
J'ai l'impression d'avoir mal entendu.
— Ne te fais pas passer pour la victime de l'histoire, dis-je en tremblant.
— Alors, trouve le bon mot pour définir ce que je vis.
Il penche la tête sur le côté, l'air contrarié.
— Je t'en prie, ajoute-t-il. À ton avis, comment appelle-t-on un mec en kiff sur le même garçon depuis une petite vingtaine d'années ?
Ma gorge se serre. Je n'ai pas envie qu'il s'embarque sur ce terrain-là ; je refuse qu'il me laisse espérer quoi que ce soit.
— Comment nommerais-tu le fait qu'un garçon de huit ans épie un mec de presque son âge parce qu'il le trouve tellement beau qu'il n'arrive pas à s'en empêcher ? Un idiot ? Un fou ?
— Tais-toi.
Il fait un pas en avant.
— Quel nom donne-t-on au gros con qui fantasme sur son ami tous les soirs ? À l'imbécile qui n'arrive pas à faire le premier pas ? À l'enfoiré qui pense à ce garçon avant tout le reste ? À celui qui sait que c'est impossible, mais qui espère quand même ?
— Tu ne m'aimes pas, Jungkook.
Mes yeux s'embuent pour la seconde fois.
— Si tu m'aimais, tu ne m'aurais pas laissé tomber devant chez moi. Tu n'aurais pas pris le chemin de la
délinquance. Tu aurais fait d'autres choix.
— J'ai voulu venger mon frère. Ce pan de ma vie n'est pas en rapport avec toi : j'ai pris une décision nécessaire, à la suite d'un imprévu.
— Et tu t'es perdu.
— Tu n'as pas le droit de m'en vouloir pour ça.
— Tu as tout gâché, comment veux-tu que je t'excuse ? Ce n'est même pas pour moi que je dis ça, mais pour tes
parents ! Pour ceux qui te soutenaient ! Ceux qui t'estimaient ! Tu nous as tous abandonnés !
— Si c'était le cas, je ne serais pas dans ton appartement, en train de violer toutes les règles que je me suis imposées !
Sa voix, grave et puissante, pénètre violemment dans mes entrailles.
— Je devais rester loin de toi, Jimin, et regarde le résultat ! J'en ai marre d'être obsédé, de te voir même quand tu n'es pas là, de me remettre tout le temps en question et d'aboutir à la même conclusion : je ne peux pas t'aimer !
La rage qui l'inonde fait écho à la mienne.
— Je ne peux pas t'avoir et ça me tue ! Je retourne le problème dans tous les sens depuis des semaines, et on en revient toujours à ce bordel de putain de point de départ de merde : tu es inaccessible !
— Tu n'avais qu'à réfléchir avant de faire n'importe quoi ! Jungkook avait mon
amour, lui !
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