É T O I L E

Éros descendit les marches deux par deux, s'agrippant parfois à la rambarde pour se donner plus d'élan. Le souffle quasiment coupé, il parvint enfin à la porte d'entrée après d'interminables escaliers. Elle fut tirée, et il continua son sprint jusqu'à un banc, retenant sa respiration pour paraître assuré.

Il vit deux adolescentes s'exclamer en brandissant leur smartphone, mitraillant de photos le pauvre Elwing qui ne savait plus où donner de la tête. Comme d'habitude, il n'osait pas dire non. Et qui allait devoir s'occuper de faire déguerpir ces demoiselles ? C'était lui. Comme toujours.

L'humain les chassa en un regard, ne pouvant supporter cette comédie plus longtemps. Du haut de ses 1m80, il avait l'air intimidant. Et Dieu sait combien de fois cela lui avait servi. Chaque fois qu'il laissait la fée vagabonder dans la ville, son apparence humaine tout droit sorti d'un conte attirait toute sorte de personnes.

Il y avait tout d'abord les femmes en quête du prince charmant, qui tombaient raide dingues amoureuses de ses yeux bleus. Ensuite se tenaient les hommes qui le trouvaient tout à fait à leur goût, et qui n'hésitaient pas à le suivre sur quelques mètres. Et n'oublions pas ceux qui cherchaient les ennuis, et qui tenteraient de lui mettre un coup de couteau pour deux fois rien.

Peut-être se montrait-il un peu dramatique, mais Elwing demeurait un véritable aimant à problèmes. Sa chevelure noire corbeau ferait pâlir les mannequins, et ses yeux bleus luisaient comme des saphirs. Rajoutez à cela une taille assez imposante, une voix semblable à la soie et un sourire paré à toutes épreuves et vous obtenez sa fée.

Éros lui tendit une veste, que son ami prit. Ce dernier lui lança un regard interrogateur, lui demandant par ce biais s'il s'était réellement donné la peine de remonter à son appartement juste pour le couvrir plus chaudement. La réponse était un grand oui. Une fée enrhumée, ce n'était jamais bon signe.

Elwing se leva, et le dépassait à présent de deux bons centimètres. Les cours de mathématiques ayant été annulés, ils avaient au début décidé de passer la soirée dans une salle de jeux d'arcade.

Mais puisque la fée ne le laisserait jamais gagner par pure pitié, Éros avait décrété qu'ils se contenteraient d'une balade. Cela ravirait son porte-monnaie au bord de la mort tout en lui permettant de décompresser.

- Que voulaient-elles ? lança-t-il alors qu'ils s'aventuraient vers une rue bondée.

Éros avait nonchalamment saisi sa main, comme à son habitude. Sa fée pouvait se perdre sur un parking vide alors il prenait ses précautions. Un certain incident au supermarché lui avait fait prendre cette décision irréversible à ses onze ans. Elwing ne s'en plaignit pas, comment le pourrait-il ?

- Qui ?

- Ces filles. Toute à l'heure. Quand tu m'attendais sur le banc.

- Elles voulaient seulement me prendre en photo parce que, d'après elles, je ressemble à un certain Yato dans Noragami, répondit sa fée.

Intrigué, et surtout parce qu'il aimait particulièrement ce manga, Éros fit volte-face pour regarder d'un autre angle son ami. Celui-ci faillit faire une crise cardiaque en le voyant se rapprocher d'un peu trop près. Alors que leur nez allait se frôler, l'adolescent recula et reprit sa marche comme si de rien n'était.

- Pas tant que cela.

Mais ces quatre mots ne parvinrent pas à sa fée qui se remettait avec peine d'une explosion émotionnelle. Il savait que ces gestes ne représentaient rien pour lui, si ce n'était une amitié exceptionnelle.

La culpabilité parvint presque à l'atteindre, puisqu'au fond, ne profitait-il pas de cette façade pour agir comme il l'entendait ? Ils se vantaient de ne rien se cacher l'un à l'autre, mais c'était faux. Ce secret, immense qui plus est, venait former un mur entre eux. Un mur qui grandissait de jour en jour avec ses sentiments.

La solution serait de tout avouer pour, dit vulgairement, crever l'abcès. Ils pouvaient peut-être trouver des solutions ensemble afin qu'ils restent sur la même longueur d'onde. L'autre solution serait de patienter dans l'obscurité, de cacher ce cœur criant pour le restant de leurs jours. Après tout, une vie humaine ne durait qu'une centaine d'années...

Éros le tira brusquement vers lui, et sa fée, surprise, évita de justesse un camion allant à vive allure. Ce dernier n'avait même pas tenté de s'arrêter, et l'aurait violemment écrasé si l'humain n'était pas intervenu.

- Fais plus attention, lâcha-t-il, en lui agrippant les épaules. Ne me quitte pas des yeux.

Il acquiesça face au regard mi-courroucé mi-inquiet d'Éros. Ce dernier était assez effrayant lorsqu'il parlait ainsi. On aurait dit une bombe sur le point d'imploser. Pour éviter d'avoir affaire au diable en personne et de gâcher la soirée, la fée le prit dans ses bras et le remercia plus chaleureusement.

D'expérience, Elwing savait pertinemment que son ami était faible face à cet acte. Ce dernier avait déjà fait ses preuves lorsqu'il avait malencontreusement cassé sa manette de jeu, ou lorsqu'il s'était absenté toute une nuit sans donner de nouvelles.

- Allons-y, déclara Éros en le tenant plus fermement.

Et cela porta ses fruits. Ils se detachèrent lentement, profitant des derniers instants de cette chaleur nouvelle. Elwing eut toute la peine du monde à s'en défaire.

Ils traversèrent la route et se dirigèrent vers une avenue plus large, pour éviter plus aisément ces maudites trottinettes. De grands arbres la bordaient, alors que des voitures plus ou moins larges la parcouraient. Les passants étaient accrochés à leur téléphone, ou critiquaient le temps grisâtre qui mettaient visiblement tout le monde de mauvaise humeur.

- Tu es sûr que tu ne souhaites pas reprendre ta veste ?

- Garde-la, je l'ai prise pour toi à l'origine, assura Éros.

Ses bras avaient la chair de poule, mais cela serait un coup à sa fierté que d'avouer qu'il avait vraiment froid. Il avait toujours été frileux. Et septembre était l'un de ces mois où l'après-midi subissait 20°C tandis que l'on sortait notre plus chaude parka pour les soirées. Bref, tout était sans dessus dessous.

Il espérait seulement que sa résidence n'ait pas de problème de chauffage cet hiver. L'année précédente, la poussière féerique les avait empêchés de terminer comme deux glaçons, mais cette méthode, bien que très rentable, avait considérablement épuisé sa fée. Ce dernier avait terminé décembre avec un sacré rhume, et les nuit s'étaient montrées assez étranges.

Elwing demeurait une fée des ténèbres, et avait pour fonction de réguler les cycles de nuit par rapport aux cycles de jour, contrôlés par les fées de lumière. Sa famille lui avait toujours dit que ces êtres, qui n'avaient d'obscurs que leur nom, étaient les plus rares de l'univers. En blesser une reviendrait à anéantir un équilibre durement acquis.

Même si ses parents ne lui avaient pas maintes et maintes fois répété d'en prendre très soin, Éros serait resté au chevet de la fée au péril de sa vie. Même s'il ne pouvait rien lui donner d'autre que de l'eau, il était persuadé qu'Elwing appréciait sa compagnie et qu'il guérirait plus vite à ses côtés.

- Tu penses que l'on pourra voir les étoiles ce soir ?

- Trop nuageux, répondit la fée. Mais je connais un endroit où nous pourrons tout de même les admirer. Même si ce ne sont pas celles du ciel.

Elwing se mit à courir une bonne vingtaine de minutes, zigzaguant entre les passants tel le vent, jusqu'à une montée un peu abrupte qui menait à une forêt. Éros voulut lui demander où il l'emmenait, mais sa respiration sifflante ne lui en laissa malheureusement pas le temps. Sa fée retrouva sa forme originelle, loin des regards, et lui fit retrouver son souffle en deux temps trois mouvements grâce à la poussière féerique.

Ce ne fut qu'au sommet, après une trentaine de minutes à se plaindre, qu'Éros eut le souffle coupé pour une toute autre raison que son endurance misérable. Elwing reprit sa forme humaine, désigna de son bras la ville illuminé, puis lui sourit triompheusement :

- Tada !

Le ciel était à présent aussi noir que du jais, mais cela ne faisait qu'accentuer les luminaires des bâtiments. D'ici, ils pouvaient contempler une beauté que personne ne voyait. Les lampadaires étincelaient telles des étoiles dans la pénombre. Ils avaient une vue imprenable et fabuleuse, qui les faisaient redécouvrir ces ruelles, qu'ils avaient arpentées, sous un autre angle.

La nuit semblait plus colorée que le jour. Les avenues brillaient comme des joyaux placés sous le soleil. Et les feuilles automnales des arbres retrouvaient des couleurs chatoyantes. De cette colline, il ne voyait non plus la ville mais une explosion de sublimes lumières.

Éros quitta des yeux le paysage flamboyant que sa fée contemplait toujours, et fixa son ami. Les rayons des étoiles urbaines se reflétaient sur sa chevelure nocturne, et ses yeux célestes se gorgaient d'astres que rien ne pourrait jamais ôter.

- C'est beau, souffla-t-il.

- Je te l'avais dit, poursuivit sa fée en s'extasiant sur des lueurs égarées.

Mais ils ne parlaient pas de la même œuvre d'art.

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