Partie 7 - La clairière

Un sentiment libérateur envahit Emma.

Elle ouvre une dernière fois la bouche, mais plus rien n'en sort.

Elle lève les yeux, grands ouverts sur une trouée de ciel bleu au milieu du brouillard se dissippant, les oreilles pleines de bruits, de claquements de dents et de grognements humides.

Et de son prénom.

Hurlé par une voix rocailleuse.

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Elle oscille, comme bercée par le dandinement lanciant de la horde autour d'elle. Elle piétine, balançant ses épaules tombantes de droite et de gauche. Gauche. Droite. Un pas. Deux pas. Gauche. Droite. Un pas. Deux pas.

Tête droite. Yeux fixes. Bouche ouverte. Bras pendants. Seul le râle guttural est inaudible, absent. Seul silence qui lui fait penser qu'elle est vivante parmi les morts.

Mais la folie guette, inonde ses pensées, son cerveau. Elle entend des cris, des voix. Lisa l'appelle : "Emma ! Je suis là ! Regarde moi !! Emmène moi !!! MAMAN !!!".

Puis, le vide. A nouveau. Dans sa tête, dans son coeur, dans son souffle.

Un cadavre, les vêtements, la veste, la jupe, troués, déchirés, en lambeaux, se balance à sa hauteur. Elle lui est comme invisible, indifférente du moins. Ses membres sont décharnés, sales, dénudés. La créature traine des pieds mais avance sans tomber dans les feuilles mortes et humides. Sa joue gauche est inexistante. On lui voit la mâchoire inférieure, et les dents pourries qui restent encore en place.

La jeune femme a un sursaut de conscience, hoquète en découvrant le physique dégradé de sa voisine dans cette randonnée somnolente. Le cadavre tourne à son tour son regard blanchâtre vers elle.

Emma regarde à nouveau droit devant elle, ne voulant pas attirer davantage l'attention des affamés autour d'elle. Elle expire volontairement bruyamment et ralentit légèrement son pas pour que sa voisine entre dans son champ de vision tout en continuant son chemin. La femme veut s'assurer qu'elle est toujours invisible à leurs yeux vitreux. Et le cadavre continue sa route.

Elle ne saurait dire depuis combien de temps elle marche avec les morts ambulants. Elle ne saurait dire depuis combien de temps elle voit Lisa devant elle, petite, souriante, attachante, belle, vivante. C'est son cri de détresse qu'Emma a pourtant bien entendu, et qui l'a faite revenir à sa réalité présente : marchant tel un mordeur, sentent tel un mordeur, errant tel un mordeur, au milieu de ces bois gris et sans fin.

Emma a ralenti insensiblement son allure. Elle se décale aussi, mine de rien, vers sa droite, tentant de se retrouver au bord du groupe, histoire de se faire oublier, de dévier sans attirer leur attention.

Elle ne comprend pas pourquoi ils ne font pas attention à elle, pourquoi ils ne lui sautent pas dessus.

"Tu ne ferais même pas envie à un affamé" lui reproche Lisa, plus grande, sérieuse, adulte, dure, face à elle.

Les cadavres semblent enfin se clairsemer sur sa droite. Dorénavant, la majorité est sur sa gauche. Elle met un arbre entre elle et son voisin de gauche le plus proche ; qui lui reste indifférent. Et puis un autre arbre, et encore un autre...

"Emma !!!" crie Daryl.

Surprise, elle tourne la tête vers sa droite et ne voit pas la racine affleurant la terre battue devant elle. Elle s'étale de tout son long dans un bruit sourd de feuilles froissées. Elle reste alors inerte, sur le ventre, la tête tournée vers sa droite, les yeux exorbités, cherchant mais ne trouvant que des feuilles et des arbres géants au dessus d'elle.

Aucun Daryl.

Elle attend encore la morsure, imaginant les dents, malgré tout humaines, lui déchirant la peau.

Mais rien ne vient.

Emma reste encore un moment étendue là. Les pas, résonnant à travers la terre, en un martelement sourd dans son oreille posée au sol, s'espacent, tout comme les grognements. Elle ne se souvient pas d'avoir croisé une horde d'une telle ampleur. Mais celle-ci l'a sans doute sauvée, car l'odeur est telle qu'elle la sent toujours dans l'air.

Le soleil a bougé dans le ciel lorsqu'elle ose enfin se remettre debout, lentement, comme endolorie.

Aucun macchabée alentour. Emma reprend sa marche, tournant le dos à la trajectoire de la horde, pour être sûre de ne pas retomber nez à nez avec un membre de ce groupe morbide.

Au bout de quelques mètres à peine, elle débouche sur un carrefour, un véritable trou dans cette forêt dense.

Une route ; large et jonchée de feuilles mortes et de débris divers, faute d'entretien des services forestiers ; croise une voie de chemin de fer avec un simple panneau de signalisation du passage à niveau.

La trouée est déserte. Aucun véhicule abandonné. Aucun mort. Aucun homme non plus.

Puis elle se souvient du regard bleu de son dernier compagnon en date. Toute son errance, ses derniers instants avec lui, tout lui revient d'un coup en tête. Daryl était inaccessible, mais devant, en tête de la horde qui envahissait la clairière derrière eux.

Elle avait lâché sa veste sans le prévenir et un espace fatal s'était physiquement creusé entre eux deux, immédiatement comblé par une foule de cadavres doués de vie.

Elle avait bien entendu prononcé son prénom de cette voix rauque et impuissante, avant de se résoudre.

Des mains, à nouveau, pour la majorité grises et en lambeaux, fourmillent autour d'elle, comme la cherchant à tatons. Des doigts décharnés agrippent le tissus de sa veste, s'emmêlent dans les mèches de ses cheveux, touchent la peau de son visage et de son cou.

Emma est résolue à souffrir les griffures, les morsures, les arrachements à coups de dents, qui ne vont pas tarder à venir. Elle garde pourtant les yeux fixés au ciel. Cela l'aide à préserver son esprit détaché de son corps. Comme à l'hôpital, quand Gorman venait dans sa chambre, de jour comme de nuit.

Les corps s'agglutinent tout contre elle. Leur odeur de putréfaction sature l'air autour d'elle, elle sent leurs os saillants se mouvoir contre elle, lentement. Ses mains se frottent à leurs entrailles ouvertes d'où dégoulinent un liquide puant, sombre, froid, visqueux et collant.

Une mouche vole devant ses yeux, tel un gros point noir bourdonnant et agaçant. Puis elle se pose sur sa joue. L'insecte la chatouille et, dans un réflexe, Emma se frotte la joue pour la chasser, de sa main maculée de mixture pourrie.

Encore plus près de son nez, la puanteur gagne en intensité. Elle lui provoque comme une reprise de conscience subite. Emma se retrouve brusquement dans son corps. Elle entend les grognements gutturaux et les claquements de machoires.

Pourtant, les rodeurs ne semblent pas décidés à la mordre, à se nourrir d'elle. Son geste brusque vers son visage ne les a même pas agacés, pas même éveillés. Ils semblent de moins en moins intéressés par elle, de moins en moins conscients qu'elle n'est que chair fraiche, qu'un repas sur pattes.

La mouche n'est, elle non plus, pas effarouchée le moins du monde, se posant à nouveau sur le visage de la jeune femme.

Alors sans plus de gêne, Emma plonge ses mains, doucement dans les entrailles du rodeur face à elle qui ouvre encore davantage la machoire, manquant presque de se la déboiter, mais ne faisant pas mine de se pencher vers elle pour la déguster.

Puis elle étale un peu plus de matière morte sur son visage, son cou, et ses cheveux, presque tranquillement. Et elle recommence sa manoeuvre sans faire de grands gestes, mais en bougeant doucement, adoptant le rythme lancinant de la horde, pour tenter de se dégager tout en camouflant son odeur personnelle, tout en se faisant passer pour eux, tout en se fondant dans la masse grouillante.

Lentement, les corps mouvants oublient sa présence et elle gagne un peu d'espace entre eux et elle. Elle les observe, tout en gardant le regard vers le sol, restant inerte mais se dandinant doucement, adoptant leurs postures, leurs dégaines.

Ses mains, les manches de sa veste sont maculés et puantes. Elle sent ses cheveux collés à ses tempes, humides.

Un claquement sonore fait tourner toutes les têtes dans une même direction.

Emma sait que le claquement n'était qu'un gros craquement de bois. Un tronc qui s'est fendu ou qui est tombé quelque part. Rien de plus. Mais le bruit a été assez sonore et surprenant pour attirer l'attention de la horde qui glisse doucement vers la lisière de la clairière...

Et subitement, les rodeurs se mettent à avancer. Tous dans la même direction. Droit devant. Dans la direction de Daryl !

Mais, alors, elle avait déjà perdu la notion du temps, encore résolue à être dévorée vive. Elle n'avait pas mis de temps à faire taire ses pensées, à éteindre sa personnalité, à sortir de son corps. La fréquentation violente, intime et humiliante avec Gorman lui avait au moins appris à maîtriser de plus en plus vite la faculté désespérée qui consiste à lâcher la conscience de son corps pour essayer de sauvegarder son esprit.

Maintenant, revenue à sa réalité, Emma est convaincue d'avoir pris la même direction que le chasseur. Du moins au début de son parcours.

Et s'il était, lui aussi, passé par ce grand carrefour quelques temps avant elle, de la même manière qu'elle venait d'y échouer maintenant ?

Et s'il était encore dans le coin, assez proche pour être à portée de voix ?!

Emma ouvrit la bouche en inspirant, pleine d'espoir.

Mais rien n'en sortit.

Un des effets secondaires psychologique non maîtrisable lorsqu'on veut échapper à un évenement trop traumatisant, ou à la folie.

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