Partie 11 - Ce qu'il y a après le prochain virage

Emma reste plantée au milieu du carrefour désert encore un long moment.

Elle n'entend que le bruit du vent dans les arbres alentour, à peine le chant de quelques oiseaux viennent s'ajouter au vrombissement léger. Mais aucun bruit d'éventuel moteur, aucune voix humaine ni même de râle mort ne se porte à ses oreilles.

Une chape lui tombe alors sur les épaules. Elle réalise qu'elle est seule.

Encore.

Toujours. Pour toujours ?

Son coeur a retrouvé son rythme naturel et elle se rend à peine compte qu'elle vient d'échapper incroyablement à une mort a priori inévitable. Elle la regrette même quelques secondes. Elle l'aurait bien accueillie, comme une délivrance, un soulagement, un arrêt de tout, un tombé de rideau bien classe.

Mais elle est là. Toujours debout. Sans même une égratignure ni une douleur quelconque. C'est quand même incroyable !

Elle soupire simplement en revenant de son introspection. Elle regarde la route parsemée de feuilles mortes ocres. Puis elle tourne la tête, suivant des yeux la voie rectiligne de chemin de fer. Elle se formule l'idée que les rails sont de la même teinte que les feuilles. Tout est orange autour d'elle, automnale. Elle réalise que l'automne est là. Et bientôt l'hiver à n'en pas douter. Et elle va devoir affronter ça toute seule. Un courant d'air se lève en même temps qu'un frisson la secoue toute entière à cette idée de solitude qui ne veut plus la laisser, qui veut toujours l'accompagner.

"Non, articule-t-elle sans un son, accompagnant son refus en secouant la tête tout en regardant une dernière fois le passage à niveau et les rails qui s'étirent jusqu'à perte de vue.

Elle est seule, elle peut donc prendre le chemin qu'elle souhaite. Elle peut surtout, ne pas prendre la voie qui ne l'inspire pas.

"Je vais trouver une voiture, avancer et trouver un abri... se met elle à penser.

Emma sursaute presque d'entendre à nouveau sa pensée.

Depuis Lisa, puis l'hôpital, elle n'entend plus sa voix intérieure. Seulement celle de Lisa, se disputant la place à qui mieux mieux avec Gorman, les deux qu'elle parvient le plus à distinguer, parmi de nombreuses autres selon les moments. Mais la sienne propre, sa pensée personnelle a disparu depuis le début de la fin.

"C'est ça, avance... tu vas trouver quelque chose... il n'y a plus personne pour toi ici... Daryl est parti et c'est tout... alors avance. Réchauffe toi. Tu vas y arriver.

Alors Emma se met à avancer sur la route, dépassant le passage à niveau, se laissant bercer par le rythme soutenu de ses pas sur le bitume craquant de feuilles. La route est déserte, toujours, mais peut être que là-bas au prochain virage qu'elle aperçoit au loin, il y aura un véhicule utilisable.

"Voilà, c'est ça. On va voir ce qu'il y a après ce virage...

.

.

Emma barricade la porte de la chambre du rez-de-chaussée avec la chaise de bureau. Dès que le jour a commencé à décliner, elle a fermé les volets donnant sur le jardinet, et tiré les rideaux.

Elle a ramené son diner qui ne sera fait que d'une boite de haricots froids pour ce soir. Elle a rassemblé sur la table du bureau , toutes les bougies qu'elle a pu trouver. La lumière est douce et dorée, presque réconfortante, dans la petite pièce qui est restée exceptionnellement intacte.

La nuit s'est approchée sans qu'Emma ne trouve de véhicule, après le virage... alors elle a continué à avancer, et a dépassé tant de virages qu'elle a cessé de les compter, ne sentant que le poids de sa fatigue s'accumuler.

Cette maison, au bout de l'allée lui a finalement tendu les bras. Elle a appliqué la même méthode qu'elle a vue faire par Daryl au chalet. Elle a fait du bruit sur le seuil de la bâtisse silencieuse afin de faire sortir d'éventuels pantins. Même si une fois le vacarme fait, elle réalisait n'avoir aucun plan au cas où ils débouleraient à plusieurs, seulement armée de son petit couteau dérisoire. Mais personne n'est sorti de nulle part. Alors elle a ouvert toutes les portes après inspection, puis les a toutes refermées, se cloitrant dans le bureau du rez-de-chaussée après y avoir rassemblé tout ce qui pouvait lui servir pour la nuit. Dans une des chambres d'enfant, à n'en pas douter au vu de la couleur des murs, elle a déniché une paire de bottines montantes, à lacets, qui plaisent toujours aux gamins, apportant une touche militaire à leur tenue, s'il s'agit d'un garçon, ou rock & roll s'il s'agit d'une fille. Celles-ci ne doivent faire qu'une taille de plus que la sienne. Alors elle n'a pas hésité à les troquer contre ses tennis de toiles qu'elle avait récupérées dans la maison de bois qu'elle avait occupée durant une nuit avec Daryl.

Une fois les volets fermés, la boîte de haricots froids à moitié avalée, son estomac refusant d'en absorber davantage, la jeune femme s'installe sur le matelas qu'elle a descendu de l'étage, se pelotonnant dans le grand plaid imprimé écossais qui sent le renfermé et le moisi, chaussée de ses chaussures neuves.

Puis elle fixe la flamme d'une des trois petites bougies qu'elle a laissées allumées et posées au sol près d'elle. Les bruits nocturnes et atténués du dehors, envahissent la pièce et la bercent malgré elle. Face à la lueur dorée, ses yeux la piquent et elle ne se rend même pas compte qu'elle les a vite fermés... Pour les rouvrir sur la pièce baignée de la lumière du jour blanc, pincée par le froid ambiant.

Après avoir rassemblé ses affaires, le même jour blafard l'accueille au dehors, pour une nouvelle journée d'errance. Alors elle fait quelques pas dans l'allée de terre, pour rejoindre la route perpendiculaire.

Pour continuer.

C'est vrai, qu'a-t-elle à faire d'autre que de continuer ?

Puis elle s'arrête subitement, et tourne sur elle-même pour se retrouver à nouveau face à la maison qui lui a offert l'hospitalité si généreusement.

Elle a bien refermé la porte d'entrée derrière elle, pour peut être la sauvegarder et qu'elle puisse accueillir un prochain voyageur. Mais ce n'est pas l'habitation qui l'intéresse aujourd'hui. Ses yeux se portent sur la droite, sur la grande porte blanche mitoyenne.

Elle ne se souvient pas d'avoir trouvé une porte dans la maison menant à cette partie. Alors elle actionne la poignée de la grande porte mais celle-ci lui résiste. Alors elle force, elle tourne, elle tire, elle cogne même à l'aide d'une grosse pierre, avant de se reconnaître vaincue, dans un soupir, presque résignée, en levant les yeux et découvrant le boitier orange en haut du mur, juste au coin droit, éteint.

"T'es vraiment trop conne ma pauv' fille... pense Emma, avant de retourner dans la maison d'un pas décidé.

Forcément, grâce à la petite clé de dépannage, accrochée au bip électrique qu'elle a fini par dénicher dans la maison, le panneau se lève dans un grincement sonore, révélant son trésor...

Une bouffée d'air puant la submerge en sortant de son espace trop longtemps clos. Emma ouvre alors la bouche, pour atténuer l'odeur, avant d'avancer prudemment, entre la paroi de béton et le véhicule stationné en marche avant, une LTD Country, s'avançant vers la portière conducteur, n'apercevant d'abord rien à travers les vitres couvertes de poussière.

Mais une ombre mouvante lui apprend vite que le siège est déjà occupé, avant qu'une main squelletique ne tambourine contre la vitre sale.

"Shit... soupire-t-elle en rebroussant chemin, histoire de reprendre au moins un peu d'air frais.

Emma fait quelques pas dans l'allée, tourne en rond quelques secondes avant de prendre sa décision, et d'avancer à nouveau vers la voiture.

Elle actionne l'ouverture du coffre et le hayon se soulève avec un bruit sourd d'air comprimé. L'odeur qui l'agresse est encore pire que dans le garage.

"La vache !... tourne-t-elle sur elle-même, ouvrant grand la bouche, prenant une grande goulée d'air avant de couper sa respiration.

Sans plus réfléchir, Emma grimpe dans le coffre, escalade la banquette arrière pour atterrir sans grâce près du siège conducteur. Un rôdeur, bedonnant de gaz, agite les bras et tente de se retourner vers elle, râlant tout son saoul, en tendant ses doigts déjà osseux vaguement dans sa direction.

Elle sait qu'il ne peut pas l'atteindre, ligoté qu'il est par sa ceinture de sécurité qui lui entre profondément dans la chair, le tissu du pull imbibé de matière putride.

"Pardon... pense Emma alors que la lame de son petit couteau entre facilement dans la tempe droite du mort.

La créature s'affaisse sur elle même, laissant enfin retomber ses bras, définitivement morts.

Après s'être penchée sur le tableau de bord, elle rebrousse chemin, surmontant à nouveau la banquette arrière, plus précipitamment, avant de poser le pied à terre et sortir du garage, reprenant enfin son souffle après une longue apnée.

Mais malgré ses précautions, l'odeur est encore dans son nez et un haut le coeur la soulève puis la plie aussitôt en deux, les mains appuyées sur ses genoux. Emma se force à respirer profondément pour faire passer la nausée et évacuer l'odeur putride de son odorat.

Au bout d'un instant, elle retourne à l'intérieur du garage et se glisse devant le véhicule qu'elle pousse de toutes ses forces. Le premier effort ne donne pas grand chose. Mais en prenant un meilleur appui, la voiture commence enfin à reculer lentement. Puis avec l'aide de son propre poids, Emma réussit enfin à sortir la voiture du garage, en marche arrière, lentement, dans l'allée.

Elle ouvre toutes les portes de la voiture pour que l'air du dehors pénètre dans l'habitacle avant de s'attaquer à déloger le cadavre du siège du conducteur, usant de toute son énergie pour déplacer le grand corps trop lourd pour elle. Le siège est sombre de tâches et surtout humide de fluides indéfinissables et écoeurants.

Elle trouve une bâche recouvrant un scooter dans le garage et l'étire comme elle peut sur le siège avant de prendre place.

"Aller, soit sympa maintenant. Démarre, que je n'aie pas fait tout ça pour que dalle... pense Emma avant de tourner la clé déjà en place, un autre petit boitier, similaire à son bip, pendouille, accroché à la boucle, également munie d'un porte-clé orné d'une vraie patte de lapin, blanche.

Le moteur démarre au premier essai. Emma sort, d'un bond, sautant sur place de joie, avant de claquer toutes les portes encore ouvertes de la voiture.

Laissant le moteur tourner et la portière conducteur ouverte, elle entre une dernière fois dans la maison. En un seul voyage, elle ramène une couette et un oreiller de la chambre à l'étage, une glacière vide qu'elle a repérée la veille dans un des placards, et se fait une trousse de soins et de toilette avec les ustensiles disponibles dans la salle de bains.

Chargée de toutes ses nouvelles trouvailles, elle entasse tout dans le coffre du break quand elle entend distinctement des râles débouchant du jardin. Une femme en haillons surgit devant elle, lui tendant les bras comme pour l'accueillir chaleureusement.

"Je n'ai pas le temps pour ça... pense Emma en faisant le tour opposé de la voiture, se glissant au volant en claquant la portière.

Après tout, inutile d'être discrète maintenant. Elle fait faire demi tour à la longue voiture dans l'allée, avant d'avancer au pas jusqu'à la route et tourner sur la gauche, afin de continuer sa quête.

"Mission accomplie, ma fille... se rassure Emma, assez contente d'elle.

L'habitacle est encore imprégné de l'odeur de son précédent occupant, mais il est en bon état globalement. La voiture semble rouler normalement et la jauge d'essence est remplie à un peu plus de la moitié. Elle ouvre à nouveau toutes les vitres, sauf celle à sa gauche, la plus proche de sa tête.

Elle accélère sur la route déserte, de longues mèches de cheveux s'élèvent avec les courants d'air jouant dans l'habitacle, laissant une volée de feuilles mortes sur le passage de la familiale.

Au bout de quelques minutes, Emma ne peut retenir l'énorme sanglot qui la secoue toute entière, esquissant un triste sourire.

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