Chapitre 13
« Nous donnons bien de divers noms aux choses : Des épines pour moi, vous les nommez des roses. », Corneille
Elle s'enfila entre les rangées jusqu'à apercevoir un livre éveillant son intérêt. Elle s'agenouilla du mieux qu'elle put, les nombreux jupons entravant ses mouvements et tendit son bras pour attraper le précieux roman dont la couverture légèrement abîmée était aussi splendide que le restant de la bibliothèque. En grande lettre dorée était inscrit sur la couverture bleu foncé, « Amour et Psyché ». Serrant le livre contre sa poitrine, elle avança jusqu'au fond du couloir où se trouvait les grandes baies vitrées et la vue sur le restant du château : Céleste voulait s'assoir à nouveau sur le fauteuil confortable où elle avait passé la majeur partie de son après-midi deux jours auparavant.
Du coin de l'œil, elle y aperçut une silhouette et hésita quelques secondes avant de reconnaître Orion. Le roi ne semblait pas l'avoir ni aperçu ni venu venir : il contemplait avec un air doucement perdu les abîmes sur lesquels débouchés le château. Les abîmes de son cœur, aurait écrit un scribouillard d'un romantisme éperdu. La jeune femme, ne voulant pas le déranger, s'avança jusqu'au fauteuil blanc sans rien dire et s'installa silencieusement dessus, sa robe formant un éventail autour de sa taille frêle. Elle adossa son dos agréablement contre les fourrures et ouvrit le livre. Il semblait d'ailleurs avoir déjà été lu souvent : les reliures ne firent aucun bruit et les pages étaient déjà jaunies par le temps.
« Céleste. »
Elle sursauta, relevant la tête du roman : Orion s'était retourné et son regard étrange était fixé sur elle. La jeune femme leva délicatement son regard clair vers lui.
« Je ne voulais pas vous déranger. », dit-elle, « Je pensais que vous étiez ressorti. »
Orion secoua la tête et cligna plusieurs fois des yeux avant de faire un petit geste élégant de la tête. Il fit quelques pas et s'installa sur le deuxième fauteuil recouvert de fourrures blanches aux allures luxueuses en face de la jeune femme.
« Vous ne m'avez pas dérangé. », marmonna-t-il et se racla la gorge, « Quel livre avez-vous donc choisi ? »
« Amour et Psyché. », murmura Céleste, un léger sourire aux lèvres. Orion leva un sourcil.
« Mademoiselle apprécie les histoires de mythes et d'amour ? »
Céleste s'adossa en arrière.
« Mademoiselle apprécie les histoires de mythe mais ne croit pas à l'amour. », rétorqua-t-elle lentement « Et vous, Monsieur, vous-y croyez ? »
« Je crois à la bêtise, à la luxure et à la cupidité : mais l'amour, l'amour je n'y crois pas non plus. Il s'agit là d'une vulgaire invention humaine en réponse à la cruauté de la vie. »
Céleste secoua un peu la tête.
« Nous sommes enfin du même avis, Orion, même si la dureté de votre propos me surprend : si l'amour est en partie certes enjolivé et inventé, je ne me permettrai pas de le traiter de vulgaire. »
Orion esquissa un sourire mi froid, mi arrogant.
« Nous ne semblons pas parler du même amour, me semble-t-il, car celui dont il est pour moi question est vulgaire à tous plans. »
Comprenant brusquement qu'il n'est pour Orion seulement question des plaisirs corporels, Céleste rougit violemment et baissa son regard vers ses mains enserrant le livre élégant.
« Orion, vous êtes un rustre. », grommela-t-elle et le jeune homme rit simplement en réponse, se passant nonchalamment une main dans les cheveux presque noirs.
« Nous sommes enfin du même avis, Céleste. », rétorqua-t-il, un demi-sourire aux coins des lèvres. Céleste releva la tête, les yeux doucement écarquillés. Elle referma le livre et le posa avec précaution à côté de ses nombreux jupons en étudiant Orion du regard. Elle ne le comprenait pas – cet homme lui semblai aussi imprévisible qu'une brise en bord de mer qui d'une seconde à l'autre pouvait devenir tempête ou se taire totalement. Le roi était mal élevé, dur, froid et méprisant : cependant, il lui arrivait de réagir avec humour ou même avec attention. Céleste se remémora le matin même où il l'avait porté jusqu'à sa chambre.
Elle vit le roi tourner un peu sa tête, ses yeux se posant à nouveau sur le paysage extérieur. On ne voyait d'ici que le sommet des arbres et rien n'indiquait que quelques mètres plus bas se trouvait le vide. La jeune femme ferma ses paupières un instant puis doucement, les rouvrit pour s'intéresser à nouveau au livre posé à côté d'elle. Elle ouvrit la première page.
« Il y avait dans une ville, un roi et une reine. Ce roi et cette reine avaient trois filles d'une beauté remarquable. Les aînées, toutefois, si agréables qu'elles fussent à voir, n'avaient rien, semble-t-il, qu'une louange humaine ne pût célébrer dignement. De la plus jeune, au contraire, si rare, si éclatante, était la perfection que, pour en donner une idée, pour en faire même un suffisant éloge, le langage humain était trop pauvre. »
La jeune femme sourit lentement et bientôt se perdit dans les mots joliment tracés à la main et à l'encre sur les feuilles anciennes. A chaque chapitre, elle retraçait les enluminures élégantes en début de page et s'intéressa aux illustrations. Bientôt, elle fut arrivée à la fin :
« Aussitôt il ordonne que Mercure aille enlever Psyché et la conduise au ciel. Et lui tendant une coupe d'ambroisie : « Prends, Psyché », lui dit-il, « et sois immortelle. Jamais Cupidon ne se dégagera des liens qui l'attachent à toi ; c'est pour toujours que vous êtes unis par le mariage. »
Elle referma lentement le livre et le posa sur ses cuisses en relevant la tête, ses yeux un petit peu fatigués, sa tête lui tournant un peu, un léger sourire caressant ses lèvres. A travers les petits carreaux à la bordure dorée le soleil lançait ses rayons, lui faisant plisser un petit peu plus ses yeux verts bleus comme les profondeurs d'un lac. Orion avait son regard posé sur elle, un regard somnolent et penseur, penchant dans le vide. Céleste leva son propre regard vers le sien. Leurs yeux se croisèrent, silencieusement.
La jeune fille pencha la tête vers la droite. Il y avait dans les yeux du roi tellement de sentiments, tellement de pensées qu'elle n'avait pas le temps d'attraper à la vitesse à laquelle ils changeaient. Elle finit par à nouveau poser son livre à côté d'elle et à se lever du fauteuil agréablement chaud et confortable. Orion cligna plusieurs fois des yeux et se passa une main incertaine dans les cheveux. Il avait un air presque enfantin sur le visage arrogant, un air presque perdu dans les traits habituellement distancés. A quoi avait-il bien pu penser ?, se demanda Céleste en arrangeant sa tresse.
« Vous avez fini de lire ? », demanda le roi en se raclant la gorge, « Ou était-ce le livre qui ne vous a pas plu ? »
La jeune femme secoua la tête.
« Je l'ai fini. Je voulais aller en chercher un autre. »
Orion la contempla un instant.
« Il vous a plu ? », demanda-t-il et Céleste hocha la tête en se mordillant la lèvre.
« Oui. Je... Bien évidemment, tout est idéalisé – mais c'est bien pour ça que les livres existent, n'est-ce pas ? Pour nous emmener dans d'autres mondes où tout est mieux et où tout finit bien. » Elle ferma les yeux quelques secondes « Si seulement je pouvais être Psyché un instant. D'une beauté sans pareille, mariée à un dieu fou amoureux, sans avoir à me soucier du monde qui m'entoure. » Elle rouvrit ses paupières et sourit tristement « Mais ce n'est pas la vie qui m'attend. »
Orion ne répondit rien et la jeune femme sentit ses joues rougir à nouveau. Elle baissa ses yeux vers ses mains, gênée.
« Pardonnez-moi. Je ne voulais pas... Je me parlais plus à moi-même. »
Elle voulut se retourner mais la voix du roi la retint. Sa voix rauque dénuée de toute arrogance pour la toute première fois :
« Ne vous excusez pas, Mademoiselle. Mais si je puis me permettre... Psyché a bien souffert avant d'arriver à ce que vous décrivez. Ne pensait-elle pas tout d'abord être mariée à un monstre ? Elle ignorait avoir épousé un dieu : elle avait seulement un mari qu'elle n'avait pas le droit de voir. »
« Que m'apporte une vie sans souffrance si elle est monotone et sans joie ? », murmura Céleste, sa voix brusquement tremblante, le poids de son destin lui écrasant les épaules frêles, « Mais vous n'y comprenez rien, vous, Orion. Vous avez beau être méprisé par d'autres souverains, vous avez beau vivre dans la solitude : la richesse et le pouvoir peuvent rendre votre vie supportable. Je n'ai malheureusement ni l'un ni l'autre et ma vie est déjà toute tracée. »
Le roi se leva subitement et fit un pas vers elle en secouant la tête.
« Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? La vie ne peut pas être toute tracée. »
Céleste cligna plusieurs fois des yeux.
« Vous vous trompez. », murmura-t-elle, la voix un petit peu cassée, « Je sais exactement comment ma vie va être. Je connais assez de femmes pour le savoir. Quand je redescendrai au village, j'épouserai un homme que mon père aura choisi : si j'ai de la chance, il me respectera assez pour me laisser quelques libertés. Je devrai m'occuper de la maison et j'aurai des enfants – autant d'enfants que mon ventre puisse supporter, peut-être aucun, si je ne survis pas le premier accouchement. Peut-être quatorze. Avez-vous déjà vu une femme accouché de son quatorzième enfant, Monsieur ? Son corps déjà usé et affaibli secoué par une douleur déjà trop connue tandis que devant sa porte pleurent les autres petits, tandis que la transpiration coule le long de son front ridé et qui semble déjà trop vieux pour son âge ? »
La jeune femme sentit ses jambes trembler sous son poids. Les images clignotent derrière ses yeux et les souvenirs tourbillonnent dans ses pensées ébranlées. Les souvenirs du dernier été. Deux femmes du village y avaient perdu la vie : Charlotte en avait seize, Isabelle vingt-sept. Le corps de Charlotte avait été trop faible, trop violenté par son mari abusif : les nuits avant sa mort, on entendait ses pleurs et ses cris à travers les petites rues du village, les matins on chuchotait des pauvre Charlotte derrière le creux des mains. Isabelle n'avait pas supporté la naissance de son quatorzième enfant. Céleste se souvient avoir été assise à son chevet, lui tenant la main – elle avait de toutes petites mains, tremblantes et ridées – tandis que des gémissements silencieux quittaient ses lèvres sans couleur. Isabelle avait eu si peur de la mort, si peur, elle s'était agitée, elle avait prié, elle avait hurlé, aussi. Elle avait pleuré. Enormément pleuré. Des larmes hystériques – « Qu'on sauve mon enfant ! », s'était-elle exclamée d'une voix éteinte. Céleste se souvient lui avoir caressé le front – « Ça va aller, Isabelle, ça va aller, calme-toi. ».
Son mari n'était pas apparu une fois – il n'avait pas déversé une seule larme lorsque le corps de la pauvre femme fut mis en terre aux côtés du nouveau-né sans vie.
Céleste sentit son visage pâlir et quelque chose d'humide lui rouler le long de la joue blanche. Elle vit Orion s'approcher d'elle. Doucement, il lui entoura la taille d'un bras et l'emmena jusqu'au fauteuil pour la faire assoir. Il ne dit rien. La jeune femme s'essuya seulement la larme de la joue, les yeux sombrement dans le vide.
« Pardonnez-moi. », répéta-t-elle en murmurant, « Je parle trop. On me l'a assez dit et pourtant je ne semble pas être capable de retenir ma langue quand il le faut. »
Le roi secoua la tête, un sourire sardonique au coin des lèvres.
« Je vous comprends plus que vous ne le pensez. », dit-il, « Un roi ne peut pas faire et dire ce qu'il veut. Un roi – un homme, doit avoir un héritier, doit être fort, doit être charmant et rhétoricien. Je... » Il secoua un peu la tête. « Je ne suis... » Un rire sans force quitta ses lèvres « Je ne suis ni charmant, ni rhétoricien comme vous avez pu le constater. Je ne suis pas fait pour être un roi. Et pourtant je suis ici, dans un château avec une couronne sur ma tête que je suis incapable d'enlever parce que je n'ai pas le choix. Il semblerait que vous avez raison. Nos vies ne dépendent pas réellement de notre propre volonté. »
Céleste s'adossa au fauteuil, pliant calmement ses mains aux creux de ses jambes.
« Comme quoi », murmura-t-elle doucement et Orion ferma les yeux et inspira profondément avant de s'assoir à son tour. « Et votre frère ? », ajouta-t-elle, « Comment fait-il ? »
Orion eut un moment de stupeur et son corps se tendit.
« Mon frère ? »
« Oui. Oui... La bête. »
Le roi se racla la gorge.
« Il... Personne ne l'a jamais vu à part vous et Adrien. », grommela-t-il, le regard baissé, « Mais croyez-moi quand je vous dis qu'il n'est pas le meurtrier de votre village. »
Céleste esquissa un demi-sourire.
« Un homme qui sait aussi bien jouer du piano ne peut être une bête féroce. »
La jeune femme décida de ne pas dire à Orion qu'elle avait rendez-vous avec la bête lorsque la lune serait levée. Ce serait son secret, un secret entre la bête mystérieuse et elle. Malgré ses mots, elle n'était toujours pas certaine si elle pouvait faire confiance à l'être étrange qui avait si joliment appuyé sur les touches du piano à queue : qui semblait si incertain en lui parlant et si enclin à la revoir. Céleste se sentit soudainement prise d'empathie pour cette pauvre bête – cachée aux yeux du monde, condamnée à vivre dans les ténèbres.
« N'a-t-il donc pas d'autre nom que la bête ? », demanda-t-elle et Orion secoua la tête, un air abattu sur le beau visage.
« Non. La bête est la bête. Pas de nom. Pas d'autre identité. »
La jeune femme secoua lentement la tête, ses lèvres tremblant un petit.
« C'est si...triste. », dit-elle doucement. Orion ne répondit rien, tourna seulement la tête vers la fenêtre. Céleste aperçut sa mâchoire se crisper et fronça les sourcils quelques instants.
« Orion-»
« Vous ne vouliez pas chercher un autre livre ? », l'interrompit-il d'une voix pressée. La jeune femme l'observa encore quelques secondes de plus puis se releva du fauteuil et retourna entre les étagères blanches et dorées. Elle laissa ses doigts courir sur les couvertures richement décorées. Certaines plus abimées que d'autres, certaines plus colorées, certaines plus sombres. Elle finit par trouver un atlas. Un vieil atlas dont la couverture en cuire craquelé l'attirait irrévocablement. Décidant de ne pas retourner s'assoir sur le fauteuil auprès de la fenêtre, elle s'installa au sol et ouvrit le livre de cartes. Elle sourit et avec l'index, suivit les petites zébrures sillonnant la première carte.
Brusquement, un petit dessin attira son attention et elle se pencha un petit peu en avant pour mieux voir. Sur le coin gauche de la lourde page était dessinée une rose. Une toute petite rose à l'encre, déjà presque effacée par le temps. Céleste tendit son doigt et frôla la fleur sur papier. Tout d'un coup, son cœur se mit à accélérer, plus vite, plus vite, plus vite encore et une douleur subite traversa son corps. Comme si à chaque battement rapide des millions d'épines lui piquaient la peau de l'intérieur et se répandaient à travers ses veines dans chaque parcelle de son corps dont elle perdit le contrôle. Elle sentit le haut de son corps basculer en avant, elle tomba sur l'atlas. Ses lèvres s'entrouvrirent pour appeler à l'aide mais seul un gémissement silencieux en sortit et Céleste ferma les yeux en pressant ses mains tremblantes contre sa poitrine. Si seulement... si seulement elle arrivait à alerter Orion... Elle avait l'impression que d'une seconde à l'autre son cœur arrêterait de battre et elle ne pouvait rien faire, rien du tout, allongée seule sur un atlas ancien ! Une larme de désespoir lui roula le long de la joue et elle tendit une main pour essayer de se pousser vers le haut.
Son corps retomba lourdement en avant et elle laissa sa main se poser mollement à côté, le visage livide, la tête tournante, tournante. Elle ferma les yeux.
Bonjour, bonsoir!
Oh, oh, ça ne s'annonce pas bien pour la petite Céleste... Et puis Orion qui s'enfonce dans son mensonge... Ahlala, que de problèmes!
+ Le petit moment culturel: Amour et Psyché d'Apulée est la plus ancienne version (en quelques sortes) de la Belle et la Bête, du moins a-t-elle servi d'inspiration. Voilou.
J'espère que ça vous plaît toujours et que ça ne vous semble pas trop bourrée de référence nunuche et de discours philosophiques surjoués - c'est juste que le rôle de la société dans laquelle sont enfermés ces petits personnages va être important par la suite. Mais je n'en dis pas plus.
Des bisous ♥
Blondouille
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