La Maladie de l'Imaginaire - Concours SF Rêves d'androïde 10
Ils étaient tous là devant lui. Assis par terre à deux mètres ou adossés à un mur un peu plus loin. Aucun des orphelins de la ville ne voulait manquer cette distraction ; même les plus téméraires d'entre eux. Wolfe Landry était assis sur une chaise à rouages dépliable face à eux, prêt à leur raconter l'histoire hebdomadaire comme à son habitude. Cependant, les regards des enfants semblaient beaucoup plus lourds cette fois-ci. Wolfe savait très bien qu'ils étaient au courant de la vague de peste qui s'abattait sur cette ville ; et les premiers touchés étaient évidemment les plus pauvres.
Monsieur Landry était plutôt imposant par sa taille et charmant par son visage pur et malicieux. Contrairement à lui, tous les enfants sans exception portaient des morceaux de tissu déchirés faisant office de vêtements. Leurs âges variaient de la plus jeune, de cinq ans, au plus vieux, de quatorze ans. Certains même n'étaient pas sûrs de leur âge exact. Leurs visages n'avaient aucun trait en commun si ce n'était la poussière noire qui les recouvrait ; et pourtant, ils se considéraient tous de la même famille. Par ce terme, ils se faisaient une promesse commune : veiller les uns sur les autres pour survivre et rester solidaires. Chaque fois qu'il les voyait, il se disait qu'ils étaient certainement plus valeureux que tous les riches aristocrates de la ville, ou même, de l'empire.
Ce soir-là, Wolfe Landry ne trouvait vraiment aucune histoire à leur raconter, mais il se devait de leur en trouver une meilleure que les anciennes, pour leur redonner une once d'espoir. Absolument tout ce qu'ils avaient. Les plus riches profitaient de la faiblesse des plus pauvres - comme toujours - et la guerre entre les deux empires qui avait déjà éclatée n'arrangeait rien au sort des orphelins.
Leur nombre avait alors diminué : les plus grands n'ayant d'autre choix que de rejoindre l'armée mécanique de l'impitoyable impératrice Marcia DeBreaume, et les plus faibles ayant été emportés par la première vague de peste. Elle-même provoquée par le gaz balancé du haut des zeppelins fumant des ennemis, qui traversaient l'air déjà pollué de la capitale. Cette guerre était stupide, mais inévitable selon les nobles tels que l'employeur de Wolfe. Celui-ci s'appelait Ambrose Herden, plus connu dans les rues crasseuses comme l'homme d'argent ou encore Dargent chez les orphelins. Ce surnom lui était en partie venu pour son immense fortune, mais aussi afin d'évoquer sa peau entièrement colorée de la couleur gris brillant. Ce dernier détail effrayait les personnes qui avaient pu en avoir un visuel ; c'était également l'objet des cauchemars des enfants pauvres. Et tout le monde savait à quel point Herden aimait ça.
Une des filles les plus grandes se leva pour faire face à Landry. Ce dernier n'eut pas l'ombre du doute : des cheveux frisés et châtains, des grands yeux gris qui ressortaient, par-dessus la couche de poussière noire recouvrant le visage ; c'était Lorna, ou Bonnidée comme elle préférait qu'on l'appelle.
- Tu es sûr que tu as une histoire pour nous Génie ? lui demanda-t-elle en se tournant vers l'autre bout de la rue où passait un coche mécanique.
Génie, c'était le nom que les orphelins lui avaient tout de suite trouvé. Ils étaient tous émerveillés lorsqu'il ramenait un petit objet qu'il avait imaginé et fabriqué. Pour ne pas se faire remarquer, il glissait de petites fabrications facilement transportables, quand il y pensait- et quand personne ne le surveillait – qu'il prenait plaisir à révéler aux yeux des enfants.
- Je ne suis pas venu pour rien Bonnie, lui répondit-il, le sujet est juste moins évident que d'habitude, expliqua-t-il à tous les autres.
- Tu vas nous parler des Vacarmeux ? demanda Furtif en grimaçant.
Wolfe nia de la tête une première fois et les questions reprirent.
- Alors, des Nepocrates ? Ou des inventeurs fous comme toi ? fit Agile en écarquillant les yeux.
Encore une fois Wolfe nia de la tête mais leva les mains au ciel pour empêcher le reste de la troupe de continuer.
- Non Agile on ne va parler de ces deux opposés, lâcha Wolfe Landry. Et, je ne suis pas fou... Enfin, bien moins que les Albilleurs, ajouta-t-il en fronçant les sourcils.
Il avait finalement trouvé de quoi allait parler son histoire. C'était là, dans leurs pensées à tous depuis le début, mais ils n'osaient jamais en évoquer le moindre mot. Les Vacarmeux, de leurs membres imposants et mécaniques, auraient sans doute animé toute son histoire sans qu'il n'ait eu besoin de trop détailler : ses spectateurs agités se seraient chargés d'imiter les bruits de leurs rondes nocturnes, dans les rues, tout en faisant des pas de géant. Quant aux Nepocrates et aux Albilleurs, leur culte pour deux causes complètement opposées les avaient rendus complètement méprisables. Les uns vouaient leurs vies et celles des autres à des entités supérieures qui n'existaient sûrement pas, et les autres restaient cloitrés dans les ombres de leurs laboratoires, menant des expériences terribles, au nom d'un autre concept supérieur qu'ils en étaient presque venus à vénérer : la Science.
Mais monsieur Landry avait une idée bien plus sombre en tête. Il allait briser la glace avec un sujet qu'il n'avait osé aborder auprès d'eux : Dargent.
C'est donc par la manière la plus forte que Wolfe Landry commença son histoire : il évoqua comme premier personnage son employeur, également l'homme le plus sadique et horrible de tout l'empire. Son nom réussit à attirer l'attention de tous les enfants, même ceux qui songeaient à s'en aller à la suite du silence. Bonnidée se rassit aussitôt près de Furtif pour le rassurer, et pour se rassurer.
Wolfe prit d'énormes risques en dévoilant pratiquement tous les détails qu'il connaissait sur Monsieur Herden ; qu'il faisait passer pour de simples inventions. Il leur parla des expériences secrètes qui étaient menées sur des humains dans les fin fonds de sa vaste citadelle ; mais aussi des jeux qu'il organisait pour se divertir avec comme sujet principal : la souffrance physique et mentale. Sa cruauté sans limites le divertissait autant que la guerre et son reflet dans un grand miroir en or. Même les inventions révolutionnaires de Wolfe n'attiraient que très rarement sa réelle curiosité. Les orphelins se blottissaient les uns contre les autres au-fur-et-à-mesure que le récit s'amplifiait de détails. Landry reconnaissait la dureté de tout ce qu'il leur disait, mais leur vie était bien pire que toutes les histoires qu'il aurait pu leur raconter ; et elles allaient s'aggraver. Pas son histoire.
Pour donner espoir aux enfants qui attendaient la suite de son récit – ou peut-être pour se donner de l'espoir à lui aussi – il se surprit à inventer un justicier mécanique fait de toutes pièces par son imagination. Il le nomma l'Oiseau tout en justifiant qu'il était le seul homme à avoir des ailes. Il l'imagina aussi affublé de toutes sortes d'armes et d'outils à mécanismes complexes.
Ce nouveau personnage ne manqua pas de provoquer l'intérêt et la joie des enfants : ils commençaient à lever les yeux dans le ciel, comme pour se l'imaginer voler à leur secours.
La suite de son histoire se vit marquée par une forte opposition entre l'empire et le système dans lequel ils vivaient, représentés par Dargent, et la défense des plus démunis ainsi que la justice en personne, représentées par l'Oiseau. Les orphelins, plus enthousiastes que jamais, encourageaient le personnage imaginaire à défendre leurs semblables.
Alors qu'il leur racontait son histoire en même temps qu'il l'inventait, le grondement soudain du train mécanique déchira le ciel, tout en crachant sa fumée noire. Wolfe Landry jeta un œil à son poignet et tous les enfants purent apercevoir sa montre sophistiquée. Tout son avant-bras gauche était recouvert d'une plaque solide qui épousait parfaitement la forme de son bras. L'appareil était orné de trois hublots de tailles différentes. Le plus gros était l'élément central, qui affichait l'heure exact à la millième de seconde prêt. Tous les rouages orange et jaune foncé étaient visibles en action, au travers des quatre aiguilles. Le deuxième ornement du bracelet, le plus proche de la main du conteur, présentait lui aussi une aiguille se déplaçant en arc de cercle, qui tremblait de temps en temps sans jamais atteindre le maximum de la jauge, de couleur rouge vif. Enfin, le dernier des ornements était plutôt une commande qu'un indicateur.
Le regard de Wolfe se posa sur son bracelet et ses yeux s'écarquillèrent à la vue de l'heure. Il se leva rapidement de sa chaise à rouages, la replia et marcha le long de la ruelle sombre. Alors qu'il abrégeait la fin de son récit poignant en marchant, tout le groupe se précipita autour de lui pour l'écouter et le suivre jusqu'au quai de la gare, comme d'habitude.
Une poignée de minutes plus tard, Wolfe se trouva assis dans le mastodonte de fer, quelque peu rouillé de l'extérieur mais confortable à l'intérieur. Les enfants lui faisaient des signes d'adieu en même temps que lui. Soudain, Joueur se rapprocha de la porte du train et courra à l'intérieur, dans la direction de Wolfe Landry. Il arriva face à lui, crasseux et souriant, et déposa un morceau de papier très blanc sur les genoux du voyageur.
- Un jour, tu nous emmèneras avec toi, pas vrai ? s'empressa-t-il de demander.
- Bien-sûr que je le ferai quand je le pourrai, répondit le conteur en le raccompagnant.
Le vigile du train attrapa une matraque mécanique et immobilisa violemment le jeune garçon de neuf ans, au milieu du couloir, parmi les passagers outrés de la venue de l'enfant sale. Wolfe serra les poings, mais la matraque du vigile se pointa sur son front alors que le corps inerte de l'enfant était emmené hors du wagon.
Wolfe reprit sa place sans rien dire mais sentit ses dents se serrer en voyant le petit garçon recueilli par sa famille adoptive.
Le train fit deux arrêts, pendant lesquels Wolfe était torturé par l'évènement, qui avait ravivé en lui un feu endormi. Il revoyait sans cesse la scène et se voyait chaque fois impuissant et démuni. Tout comme ces orphelins.
Quand ce fut enfin son arrêt, il descendit sans même adresser un regard au gardien du wagon qu'il méprisait plus que tout. Sa marche déterminée le mena dans les méandres du quartier le plus riche de toute la ville. Les coches mécaniques, qu'il avait mis au point des années auparavant, arboraient l'effigie de son employeur s'étant octroyé toute la gloire. Et les bracelets-montres qu'il avait longuement imaginés puis produits - dorénavant à la mode - étaient marqués du sceau de l'impératrice DeBreaume. Tous, sauf le sien.
Lorsqu'il arriva dans la rue de son atelier et de sa maison, un zeppelin volant au ras de la ville et arborant l'image de l'impératrice, cria par des amplificateurs de voix :
« Il est fortement recommandé de dénoncer quiconque fait l'objet d'un comportement suspect ! Tous les ennemis de l'empire seront décapités et les collaborateurs sévèrement punis ! L'amputation et la mise en laboratoire sont toujours de rigueur en temps de guerre ! »
La voix masculine et rauque reprit de plus belle à mesure que le géant des airs se rapprochait :
« Suite au récentes attaques chimiques sur les quartiers pauvres, tous les accès seront verrouillés d'ici quelques jours, afin d'éviter toute propagation de peste. Il est aussi recommandé de consulter régulièrement un médecin afin de prévenir tout... »
Wolfe Landry claqua la porte de sa petite maison. Elle était plongée dans une obscurité incomplète. Quelques halos de lumière étaient filtrés par les volets de la maison, et prirent place dans le salon silencieux de l'inventeur.
Il ouvrit la porte de sa chambre. Son lit lui criait de venir le réchauffer, mais son travail ne lui accordait que peu de temps libre. Il soupira tout en considérant les draps propres et bordés de motifs, et referma la porte de sa chambre. Wolfe balança sa redingote bleu foncé sur un fauteuil, et laissa tomber son haut de forme impeccable sur le sol, qu'il était tout juste en train de salir avec ses bottes. Ensuite, il monta les marches de son escalier pour accéder à son précieux atelier, son intimité.
Ce dernier était beaucoup plus grand et sale que sa maison. Il y avait toute sorte d'outils qu'il utilisait pour créer ces inventions. Certains d'entre eux avaient même été fabriqués par Landry. Il s'arrêta devant son bureau, rempli de feuilles de papier exposant les plans des armes et des véhicules qu'il avait dû dessiner pour Ambrose Herden, et pour l'armée de l'impératrice. Tout les deux étaient venus le voir des mois, voire des années auparavant pour le placer sous leurs jougs. Il était alors devenu leur esclave. Son génie et ses études devaient lui apporter paix et épanouissement mais au lieu de cela, ils ne lui avaient apportés que solitude et malheur. Wolfe n'avait eu aucun choix : souvent, les hommes de Herden venaient « l'assister » dans ses travaux et ses recherches. Parfois même, Dargent en personne le faisait venir dans son immense forteresse de souffrance.
Après avoir longuement réfléchi à ses tracas, Landry attrapa le plan d'une « arme révolutionnaire », comme lui avait particulièrement demandé le tortionnaire richissime. Il regarda le plan qu'il avait dessiné deux nuits plus tôt, et enleva son veston qu'il accrocha brutalement sur un portemanteau. Alors qu'il enfilait sa blouse de travail pleine de poussière noire, il aperçut un morceau de papier froissé sur le sol, mais plus blanc que tous ceux qui reposaient sur son bureau. Il fronça les sourcils et se détourna de la chose. Puis il se retourna et décida finalement d'obéir à sa curiosité avant son travail.
Il ramassa délicatement le morceau de papier et sa vue confirma ses pensées : c'était trop propre pour être un de ses nombreux plans.
Soudain, il se souvint de ce que Joueur lui avait posé sur les genoux dans le train. Il déplia le morceau de papier précieusement et regarda attentivement. Sur la feuille blanche avait été dessinée une forme humaine arborant un casque en forme de bec métallique, beaucoup trop grand, et des ailes gracieuses et dépliées, en or. Wolfe considéra longuement la qualité du dessin faisant office d'illustration à son histoire, et esquissa un sourire malicieux.
Il prit une longue inspiration et débarrassa tous les plans sur son bureau qu'il avait dessiné, d'un coup de bras. Les feuilles volèrent sur le sol. Wolfe Landry posa le dessin de Joueur au centre, attrapa une feuille et de quoi dessiner, et commença à esquisser un plan complexe à partir du croquis. Il s'appliqua durant quelques heures, et lorsqu'il fut satisfait du rendu, se dirigea vers la fonderie au fond de son atelier.
Il attrapa un morceau de ferraille sur un tas, le plongea dans la lave bouillonnante, et commença à fabriquer une paire d'ailes...
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