CHAPITRE 3

♫ Midnight Sky, Miley Cyrus ♫

LOU 

Quand j'ai quitté le domicile familial à l'âge de dix-neuf ans, mes parents ne s'attendaient pas à mon retour un an plus tard. Je crois que personne ne s'y attendait. Parce que tout semblait aller bien. Plus que bien. J'étais folle amoureuse. J'adorais mes études. J'avais été repérée en tant que modèle photo, et cette opportunité était bien plus qu'une aubaine. J'avais la chance de rencontrer des photographes professionnels, en outre, de me créer un réseau pour mes propres photographies. Cependant, je n'ai jamais pu me rendre au premier shooting. Comme je n'ai jamais pu participer au gala de fin d'année de mon école de danse.

Car c'est le problème quand tout semble aller bien. Ce n'est qu'une façade. Et parfois, tout est trop beau pour être vrai. À commencer par l'amour. Celui pour lequel on tombe dans une folie sans limite...

— Babi, tu peux me passer le parmesan, s'il te plaît ?

Je lève le nez de mon assiette pour croiser le regard de mon père. Toujours pétillant. Je lui tends le bol de fromage et il me remercie d'un large sourire.

— Alors, le boulot ? demandé-je en enfournant une bouchée de gnocchis.

Ma mère émet un petit rire.

— On m'a mordue.

Alisha ricane. Je lui glisse un sourire.

— Un gamin ? deviné-je avec espièglerie.

— Non, un retraité.

Éclat de rire général autour de la table. Ma mère est stomatologue. Elle a fondé son propre cabinet il y a un peu plus de dix ans maintenant. Mon père y travaille comme secrétaire. Il affirme que son charme fait beaucoup dans la fréquentation du cabinet. Il n'a peut-être pas tort. Sa peau noire qui fait ressortir l'éclat de ses iris dorés, son sourire avenant, ses blagues, tout ça fait de lui un homme sympathique avec lequel on a envie de papoter pendant des heures.

Alisha nous raconte sa journée au lycée, suivi de son entraînement. Elle a beau montrer un vrai enthousiasme, il y a quelque chose qui me chiffonne. J'ai l'impression qu'elle surjoue. Lorsque ses yeux bruns croisent les miens, je lui fais comprendre d'un froncement de sourcils que je ne suis pas dupe. Ses joues rosissent et elle détourne aussitôt le regard. En fond sonore, j'entends les voix de mes parents. J'entends même les jappements de Wonka. Les couverts qui heurtent les assiettes. La télévision. Mais je ne peux que me concentrer sur l'expression qui passe sur les traits de ma sœur. Le genre d'expression que l'on cache de notre chevelure. Tête baissée. Lèvres closes.

C'est pourquoi, lorsque sonne vingt-deux heures, je la suis jusqu'à sa chambre.

— Qu'est-ce que tu veux ? soupire-t-elle en s'affalant sur la couette moelleuse de son lit.

Je fais quelques pas dans sa pièce, lève le nez sur tous les posters de son groupe favori, sur les figurines en porcelaine qui habillent sa commode. À présent, il y a du maquillage sur sa coiffeuse. Des flacons de parfum et de vernis. Des bottes à talons sous son bureau. C'est alors que je réalise que mon bébé de sœur n'est plus vraiment un bébé.

— Je voulais simplement savoir comment tu allais.

Al' me lance un regard sceptique.

— À ton avis ? Je vais bien. Pourquoi ?

Je hausse une épaule, puis lui demande la permission silencieuse d'utiliser un de ses parfums. Elle accepte et m'observe me parfumer d'Yves Saint Laurent sans broncher.

— La première est un gros changement, lui dis-je posément. Et tu n'as pas choisi la filière la plus facile...

— Sérieux ? se rebelle-t-elle. On parle cours, là ?

Je tique à son ton.

— Qu'est-ce qui ne va pas, Ali ? Tu peux tout me dire, tu le sais, ça ?

Alisha pousse un long soupir.

— Sors de ma chambre, Babi.

Tout en la détaillant, en fouillant ce qu'elle ne me dit pas, je me mords l'intérieur de la joue. Comme je ne bouge pas, elle s'impatiente.

— Sors.

— C'est encore cette fille...

— Sors ! me coupe-t-elle d'un hurlement qui me fait sursauter.

Je hais les hurlements.

Je me fige devant le regard froid de ma petite sœur.

— Tu vas être en retard à ta soirée, de toute façon.

Je hoche la tête. Vaincue pour cette fois.

Le cœur lourd et une sensation désagréable dans l'estomac, je quitte sa chambre. Une fois sur le palier, je lui jette un dernier coup d'œil. Elle gonfle sa poitrine d'énervement, mais je ne lui laisse pas l'opportunité de se défouler sur moi. Je l'arrête vivement :

— C'est sur cette Daphné que tu devrais hurler, Alisha. Pas sur moi.

Sa mine s'assombrit, et l'espace d'un instant, je m'en veux. Pourtant, je ne dis que la vérité.

— Ma porte est toujours ouverte si tu veux discuter, ajouté-je devant son silence.

Silence de courte durée, car à peine ai-je refermé sa porte derrière moi qu'elle s'exclame sur un ton mauvais :

— Tu peux parler !

Ces mots me font inspirer un grand coup. Je n'ai rien à répondre à cela. Je sais qu'elle a raison.

Alors je ferme la porte pour de bon et laisse ses paroles s'infiltrer en moi. Chaque pas que je fais résonne en rythme avec chacune de leurs syllabes. À coup de talons hauts, je les écrase une à une.

***

Le taxi s'engage dans un chemin de campagne tortueux. J'en suis contrainte à me tenir aux poignées du plafond pour ne pas m'assommer contre la vitre. Inquiète de la direction qu'emprunte mon chauffeur, je vérifie une nouvelle fois l'adresse de la fête. Selon l'itinéraire que m'a envoyé un peu plus tôt Fleur, mon chauffeur est exemplaire et roule dans la direction exacte. Je pousse un soupir.

Dans quel plan foireux me suis-je encore fourrée ?

La nuit est tombée depuis un long moment déjà, les phares sont l'unique lumière à des kilomètres à la ronde.

Cinq minutes s'écoulent dans un silence de mort. Cinq minutes où je surveille du coin de l'œil la concentration du taxi, où je repense au comportement de ma petite sœur et envisage les prochaines heures.

La voiture finit par s'immobiliser devant un hangar dont l'ouverture projette des faisceaux de lumière colorés. Je remercie le conducteur en le payant généreusement et sors du véhicule. La musique secoue l'obscurité et fait vibrer le sol sableux.

Bon sang, où suis-je ?

Perdue au milieu des champs, ce qui semble être une ancienne grange a été transformée en club.

Ma meilleure amie Colline est une fan d'urbex, j'ai donc l'habitude de ces soirées toutes plus loufoques les unes que les autres dans des endroits atypiques, mais là... Nous sommes au milieu de nulle part ! En pleine campagne ! Ça ne me dit rien qui vaille...

Des mecs et des filles discutent contre des voitures, fument devant le bâtiment, ou se garent avec difficulté dans le chemin de terre molle et herbeuse. Certains pivotent la tête vers moi, sans pour autant mettre un terme à leur conversation. J'en ressens un profond malaise.

Ce sont tous des inconnus.

Puis au loin, j'entends une voix familière m'appeler.

— Lou !

Je tourne sur mes talons pour découvrir mes deux meilleures amies, chacune un verre à la main, sortir du club pour venir à ma rencontre. Colline affiche un large sourire et Fleur se concentre pour boire tout en marchant. Colline est la première à m'étreindre. Ses longs cheveux épais et bouclés me chatouillent les joues.

— Salut, ma poule ! Alors, ça déchire ou pas ?

Je lui adresse un haussement de sourcils sceptique.

— Tu te fous de ma gueule, on est au milieu de nulle part !

Colline éclate d'un rire généreux.

— C'est le but, meuf ! Le type qui a organisé ça est tombé par hasard sur cet entrepôt abandonné. Il aurait appartenu à l'ancienne ferme.

Mon visage se fait de plus en plus crispé et mon amie ne peut s'empêcher de se foutre de moi. Puis c'est au tour de Fleur de me faire la bise. Je fronce le nez en humant l'odeur d'alcool.

— Mollo, Fleur.

Elle balaie ma remarque d'un geste de la main.

— Je nous ai trouvé un chauffeur pour rentrer.

— Ah ouais ?

La grande blonde appuie ses propos d'un hochement de tête.

— Tu te souviens de Clément, le type en pharma ?

J'acquiesce.

— Il est venu avec sa Twingo, il nous offre le retour.

Colline et moi échangeons un regard. Nous avons une drôle d'obsession pour les Twingo. Elle est la première de nous deux à exploser de rire. Fleur nous observe, perchée sur ses hauts talons, une moue lasse déformant ses jolis traits maquillés.

— Si vous n'êtes pas contentes, il y a un tracteur garé à côté des bottes de foin.

Nous nous esclaffons en silence, puis Colline passe un bras sur nos épaules et nous entraîne à l'intérieur.

Chaque fois que je pénètre dans ce genre d'endroit, bondé, obscur et lumineux à la fois, libérateur et étouffant, une bulle d'oxygène vient envelopper ma tête pour se resserrer autour de mon cou, à l'instar d'un casque pour astronaute. Je m'enferme dans mon propre monde. La plupart du temps, je n'écoute même pas la musique, je me contente de l'entendre d'une oreille sourde. Ce sont les vibrations qui me plaisent le plus. Celles qui grisent nos nerfs, de la plante de nos pieds à notre cerveau shooté aux hormones, à la nicotine et autres conneries.

Quand la foule se fait trop dense, que les inconnus me collent d'un flanc à l'autre, je sens mon pouls s'emballer. Dans ces moments-là, je trouve toujours une excuse pour abandonner Fleur et Colline et retrouver refuge contre le mur, pour gagner un peu d'espace. L'ironie veut que je sorte une cigarette, comme si la sensation d'étouffement n'était pas suffisamment grande.

Ce soir ne fait pas exception. La grange a beau être immense, les corps m'empêchent de respirer. Je ne supporte pas les regards appréciateurs et encore moins les pensées qui semblent flotter au-dessus de nos têtes, lugubres, perverses ou inspirant à la luxure. Néanmoins, je suis accro à toutes les sensations que je ressens. L'apesanteur, lorsque je lève les bras. La gravité, lorsque j'enfonce mes talons dans le sol. La torpeur qui me saisit tout entière quand je clos les paupières. Le lâcher-prise. L'oubli.

J'aime entendre les rires de mes amies.

Quand je finis par me réfugier dans un coin tranquille pour allumer ma cigarette, je ne détourne en aucun cas mon attention de ces deux-là. Elles se marrent, dansant sur des pieds tremblants. Parfois, ça m'arrive de tout mettre sur pause. De laisser les traits de mon visage se figer pour simplement laisser mon « moi intérieur » penser. Il pense que j'ai de la chance de les avoir dans ma vie, car sans elles, comment aurais-je réussi à m'en sortir ? Dans ces moments-là, mon « moi extérieur » semble faire la gueule, et chaque fois, il y a toujours quelqu'un pour me demander pourquoi je semble si furax. Ce soir, il s'agit d'un type éméché qui fixe le bout de ma cigarette d'un air fasciné. Je me marre tout bas en recrachant la fumée.

Le type m'offre un grand sourire, comme si mon rire était une invitation à faire ami-ami.

— C'est quoi ton nom ?

Je hausse un sourcil, ma clope logée entre mes lèvres. Il me détaille sur toute ma longueur. Il reluque ce « moi extérieur » qui semble tant lui plaire. De son point de vue, je suis une fille confiante, perchée sur mes boots à talons, les bras croisés avec nonchalance autour de ma veste en cuir. Alors que derrière mon regard charbonneux, je frémis. Je suis tout bonnement flippée.

— Laisse tomber, lâché-je en tirant une dernière taffe.

J'écrase ma cigarette dans un cendrier et rejoins illico la piste. Le cœur battant à toute allure. Je serre et desserre les poings à plusieurs reprises. D'un coup d'œil, Colline capte mon manège et, d'un mouvement de tête, m'encourage à la suivre dehors.

— Tout va bien ? me demande-t-elle une fois que nous sommes sorties.

Je hoche plusieurs fois la tête en jaugeant les alentours. Mon amie vient planter ses yeux turquoise dans les miens. Plus petite que moi, elle doit se tordre le cou pour capter mon attention.

— Crise d'angoisse ?

Je nie aussitôt de la tête.

— Non.

— Mais pas loin, pas vrai ? devine-t-elle aisément.

Je me contente de hausser une épaule désinvolte. Une moue compréhensive étire le coin de sa bouche pulpeuse.

— Est-ce qu'on a voulu danser avec toi ou...

— Ça va, Colline, je t'assure, la coupé-je avec impatience. C'est juste... les gens... tu vois ?

Elle hoche la tête.

— Tu veux marcher un peu ?

Je décline en la remerciant, lui affirmant que je préfère retourner à l'intérieur. Là-bas, nous retrouvons une Fleur pompette qui danse sur des cagettes en bois. Colline m'offre un coup de coude.

— Comment s'appelle son pote, déjà ?

— Celui qui est censé nous ramener ?

— Ouais, glousse-t-elle en fixant Fleur.

— Aucune idée, reconnais-je. Je sais juste qu'il a une Twingo...

Colline m'offre un sourire amusé avant d'éclater de rire.

— Je vais appeler un taxi, décide-t-elle finalement.

Je regarde la crinière imposante de mon amie s'éloigner parmi la foule. Puis, sous mes yeux, Fleur se saisit d'une bouteille de bière vide et la place sous ses lèvres, tel un micro. J'en pousse un rire attendri.

Si seulement j'étais plus comme elle, innocente.

Puis mon « moi intérieur » se met à songer : « et si ça avait été elle à ma place ? Celle qu'il avait aimée ? Serais-je en train de danser sur cette table improvisée, heureuse ? Serait-elle en train de se demander ce qu'elle a bien fait pour mériter ça et de souhaiter que quelqu'un d'autre prenne sa place ? ».

Je secoue vivement la tête, honteuse de telles pensées. Je ne souhaite à personne d'être à ma place.

Personne.

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Nous nous retrouvons aujourd'hui pour les deux derniers chapitres exclusifs ! 

Alors, quelles sont vos premières impressions ? 

Vous voulez connaître la suite ? Alors swipez ! 

<3

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