Chapitre 9


       Il s'était déroulé trois semaines depuis la rentrée lorsque ce jeudi, Victor proposa que nous allions manger un kebab à la pause de midi. Nous réalisâmes ensuite que nous étions jour de frites et qu'il valait mieux garder notre argent lorsqu'il y aurait d'immondes lentilles. Nous saluâmes à l'unanimité la pertinence de sa réflexion et décidâmes plutôt de faire un tour au centre commercial pour profiter du trou que nous avions de treize à quinze heures. Je proposai machinalement à Ezra de se joindre à nous, tout juste avant qu'il ne s'échappe en vitesse de la classe en compagnie d'Anthony et Evan, mais ce dernier déclina.

— Bon, pas grave, frérot. Une prochaine fois, peut-être ?

— Ouais, peut-être...

— Ça va sinon ? m'empressai-je de lui demander, tandis qu'il s'éloignait déjà vers la sortie.

Il fronça les sourcils mais eut la décence de s'arrêter, malgré son pied déjà en dehors de la salle.

— Oui et toi ?

      Son « et toi » n'avait pour nulle autre fonction que de paraître poli, puisque, à peine avais-je répondu qu'il disparut pour de bon parmi la foule d'élèves.

       En plus de ne pas comprendre pourquoi mon cœur battait anormalement fort, je me sentais bien frustré. Pourquoi était-ce si difficile de lui parler ?

     La vraie question ne serait pas plutôt : pourquoi en ressens-tu tant le besoin, Gabriel ?

     Le centre commercial se situait à quelques minutes à pied du lycée, ce qui nous avait permis, l'an dernier, d'errer en son enceinte dans l'attente du cours suivant.

     L'e parfum âcre du goudron mouillé par les averses quelques heures plus tôt flottait dans l'atmosphère, et elle constituait l'odeur que je haïssais le plus. Elle m'évoquait l'hiver ; l'hiver et cette sensation de pénétrer dans un tunnel sombre et interminable. Il m'était familier, ce tunnel, et pourtant, je refusais toujours de replonger dans la même lassitude que les années précédentes, ou m'acclimater à cette grisaille froide et humide.

      Nous fîmes un premier arrêt devant le Foot Locker. Abel avait en vue depuis plusieurs jours de nouvelles paires de TN et désirait connaître notre opinion dessus. Parce que oui, entre nous, les baskets, c'était une affaire sérieuse. Nous aimions par-dessous tout la mode et les beaux vêtements. Il fallait toujours que nous nous procurions les derniers habits en vogue, ce qui était fatigant car nous n'en avions jamais assez et que le porte-monnaie de nos parents ne suivait pas.

      C'était une de ces nombreuses choses que Maman ne saisissait pas. Pour elle, des baskets étaient des baskets, et il suffisait de se rendre à Décathlon pour en trouver au prix de vingt euros. Elle n'arrivait pas à comprendre comment et pourquoi cela pouvait impacter le regard d'autrui, mais je réussissais tout de même à la convaincre de mettre quelques centaines d'euros dans une paire.

      Une heure plus tard, après avoir fait le tour sans rien acheter, nous croisâmes d'autres élèves du lycée dont Tasnîm et Olympe qui nous rejoignirent. Elles insistèrent pour que nous les accompagnions à Primark, ce qui n'intéressait aucun de nous et encore moins Léandro qui se mit à pester contre elles. Tout compte fait, nous les attendîmes alors à l'entrée du magasin en les faisant jurer qu'elles ne prendraient pas trop de temps.

      Lorsqu'elles eurent terminé leurs achats au plus grand bonheur de Léandro, ce dernier proposa que nous allions prendre une glace au Fastfood le plus proche.

— Il fait froid, grimaça Olympe. Vous voulez pas plutôt un tacos ?

— Un kebab ? Mais on a déjà mangé.

— Tu parles des quatre frites qui se battent en duel ? Moi, j'ai encore faim.

      Malgré le véto émit par Léandro, le tacos fit l'unanimité mais un débat éclata quant au choix de ce dernier. Il y en avait un bon pas très loin, suggéré par Abel, mais il n'était pas accessible pour le fauteuil roulant d'Olympe. Enfin, après une marche de dix minutes ponctuée de protestations de Léandro qui n'avait de cesse de répéter que tout aurait été plus simple si nous nous étions contentés d'une glace, nous finîmes par trouver notre bonheur.

     De là, nous fûmes rejoints par d'autres amis et il fallut coller deux tables afin que les neuf personnes puissent manger toutes ensemble.

      En attendant nos commandes, nous nous assîmes sur les chaises orange assorties à la table. Il y avait plusieurs conversations simultanées mais je discernais, au milieu de la cacophonie qui s'élevait de notre attablé, la voix de Léandro, plus forte que les autres. Je décidai ainsi de porter mon attention sur lui en particulier. À défaut de raconter la chose la plus intéressante, il était le plus audible, or, comme à chaque fois qu'il y a trop de bruit, mes oreilles se mirent à bourdonner et je peinai à suivre une discussion.

      Ce fut ainsi que je l'écoutai se vanter de ses dernières prouesses à Fifa jusqu'à ce que Tasnîm, assise à côté de moi, sorte un journal froissé de son sac de cours, ce qui attira mon attention.

— Qui veut son horoscope ?

— Moi ! cria Olympe.

— Oh non, pas encore ces conneries, lança Léandro, exaspéré.

      Puis, il adopta une voix aigüe, et glapit :

— Moi, je suis capricorne ascendance lion et même que quand je suis né Jupiter était parallèle à la lune et formait un triangle isocèle avec le soleil qui était lui-même en angle droit avec la Terre, et même que la marée était haute et...

 Ta gueule, roh, lança Tasnîm qui ne pouvait s'empêcher de rire. Si ça ne t'intéresse pas, tu n'es pas obligé d'écouter. Du coup, Olympe, Lion... Hum. Très bientôt, vous aurez du changement dans votre vie. Vous allez vivre des sensations plus intenses en amour et plus authentiques en amitié.

— Mais c'est de la merde, renchérit Léandro qui n'en avait visiblement pas terminé, ce sont des généralités qui correspondent à tout le monde.

— Comme t'a dit Tasnîm, si t'es pas content, tu n'écoutes pas. Est-ce que tu crois que ça nous intéresse ton dernier score à Fifa ?

— Ouais.

— Eh bien, la vérité, c'est qu'on s'en care le c...

— Moi, je veux savoir. Est-ce que je vais être riche demain ? demanda Victor.

      À en constater l'expression de Léandro, voyant que son plus fidèle ami adhérait à toute cette superstition, je devinai qu'il était résigné. Il s'adossa à la chaise, les mains dans les poches, la mine boudeuse et ne reprit son enthousiasme habituel qu'une fois le tacos sous son nez.

      En m'extirpant discrètement pour fumer une cigarette afin de reposer mes tympans du bruit, je pensai à quel point ces moments étaient indispensables au maintien d'un bon moral, car, comme une boucle qui n'en finissait pas, chaque matin annonçait une journée aussi peu divertissante que celle de la veille.

      Le réveil qui t'arrache cruellement de ton sommeil et à tes rêves ; ta petite sœur qui parle trop alors qu'il n'est pas encore sept heures ; la salle de bain glaciale ; la douche dont tu n'as pas envie de sortir ; ton appétit encore inexistant qui t'empêche de manger (et tu regrettes aux coups de dix heures, en plein cours, lorsque ton ventre se met à gargouiller) ; le premier bus qui te passe sous le nez ; le second bondé ; la foule devant l'entrée du lycée ; la sonnerie aussi douloureuse que le réveil du matin ; le brouhaha des voix dans le couloir encombré ; les coups de coude ; le raclement des chaises que l'on remet sur le sol ; les couinements des semelles mouillées ; le bêlement du professeur qui demande le silence ; les crissements de la craie au tableau ; la lumière blanche et blafarde des néons ; le vacarme de la cafétéria ; le boucan – le pire – du self, le fracas des couverts contre les assiettes et de temps en temps, un bruit plus fort que celui habituel : un malheureux qui fait tomber son plateau, écarlate de honte ; et pour finir, l'extérieur obscure, gris, comme le veut la bulle dans laquelle nous sommes tous entassés.

— Bon. Et sinon, pourquoi il est pas venu avec nous, Ezra ? me demanda Olympe lorsque je revins m'attabler, ma cigarette terminée.

— Aucune idée, répondis-je d'un ton neutre, espérant que la chaleur affluant sur mon visage ne se devine pas.

— Tu lui as proposé, pourtant, non ?

— Ben ouais, mais il n'a pas voulu.

— Peut-être qu'on l'impressionne, pouffa Léandro, mais pourquoi cette question, il te plaît, à toi aussi ?

— Oui, rétorqua-t-elle. Mais il a l'air niais.

      Là-dessus, l'ensemble du groupe éclata de rire.

       Étrangement, je ressassai cette réflexion durant tout le reste du repas et pendant le trajet du retour, mais également – et surtout – lorsque je le vis arriver au cours de physique-chimie de M. Aigrefeuille. Je doutais qu'il mérite vraiment un tel qualificatif. Son visage ne m'inspirait rien de niais, ni son attitude. Ce fut d'ailleurs comme pour m'en persuader que je continuai à le scruter tandis qu'il s'installait sur les tables hautes destinées aux TP. Aurais-je dû toutefois m'assurer d'être discret, d'autant plus lorsqu'il pivota dans ma direction et croisa mon regard. Par réflexe, je détournai la tête. Mais, les quelques secondes suffirent à intensifier ma colère envers Olympe. C'était sûr : il n'avait rien d'un niais, et il ne méritait pas un tel jugement, surtout dans son dos. S'il ne restait pas avec nous, certainement avait-il une raison tout à fait valable, et puis...

— Gabriel, je vous demande de mettre votre blouse, s'il vous plaît, fit la voix du prof qui interrompit mes pensées.

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