Chapitre 68 (the end)
Ezra abaissa affectueusement ma capuche tandis que nous pénétrions dans le hall d'entrée sous les coups de dix-neuf heures. Nous avions écourté notre excursion au bord du lac après qu'il s'était plaint d'avoir froid. Au fond, ce n'était pas plus mal. J'étais impatient qu'il rencontre Maman. Surtout... Impatient qu'elle le rencontre. Ce fut d'ailleurs cette dernière qui nous ouvrit la porte, accompagnée d'une odeur de produits ménagers.
— Ah, vous êtes là !
À cet instant précis, lorsque Maman posa les yeux sur lui, j'espérais qu'elle le regarde longuement. Son visage, mais surtout ses cheveux. Ceux que son fils adorait. Je souhaitais qu'elle enregistre chaque détail qui le constitue, qu'elle se souvienne de lui pour toujours.
— Voilà... Maman, je te présente Ezra...
— Bonsoir Madame, lança-t-il d'un air joyeux.
— Bons... Oh mais, mon Dieu ! Mais, vous avez les oreilles toutes rouges. Vous êtes restés combien de temps dans ce froid ?
Tandis que je grommelai quelques justifications afin de me sortir de cet embarras, j'aperçus Ezra gonfler les joues, tentant désespérément de contenir un rire.
— Par contre, je suis vraiment navrée, j'étais devant ma série et je n'ai pas vu le temps passer... Qu'est-ce que vous voulez dîner ? Ezra, qu'est-ce que tu aimes ?
Il était difficile de ne pas m'esclaffer. Je savais qu'elle mentait... Ou alors, il s'agissait d'un acte manqué. Quatre jours plus tôt, lorsque je lui avais confirmé qu'Ezra restait à dîner et pour la nuit, elle s'était d'emblée affolée. Que cuisiner ? Qu'aimait-il ? En outre, je m'étais sadiquement amusé à lui préciser que ses parents concoctaient toujours des plats sophistiqués.
— J'aime de tout, mais si possible, pas de viande ou de fruits de mer.
— Pas de problème ! Oh ! Une idée me vient. Je pense faire un risotto. Ça vous irait ? Je m'excuse d'avance si ce n'est pas fameux. Je ne suis pas très douée...
— Mais vous inquiétez pas. Et si vous voulez, on vous aide ! proposa Ezra.
Une lueur d'étonnement traversa son regard. Quant à moi, je ne pouvais qu'approuver son idée merveilleuse.
— Oh.. Euh... Oui, pourquoi pas.
En raison de l'heure, nous devions nous y mettre au plus vite. Mais avant toute chose, je désirais lui présenter Céleste.
Je ne faisais jamais cela, habituellement. Mes amis n'en avaient pas grand-chose à faire de ma petite sœur. Le seul point qui les intéressait était de savoir si elle était du genre à tout répéter à Maman, dans le cas où elle nous surprendrait fumant du cannabis à ma fenêtre.
Lorsque j'ouvris la porte après avoir toqué, elle se trouvait sur ses devoirs. Elle rougit légèrement tout en s'empressant d'enlever son casque des oreilles.
— Cécé, je te présente un copain.
— Bien le bonsoir, lança chaleureusement Ezra.
J'étouffai un rire. La pauvre.
— Bonsoir, marmonna-t-elle, les yeux aussitôt rivés sur son cahier.
— T'es sur quoi ? lui demandai-je.
— Les maths.
— Si t'as besoin d'aide, profite qu'il y ait ce gros crâne sous notre toit.
— Quoi ? T'es pas capable de l'aider, toi ? s'offusqua Ezra.
— En théorie, si... Mais un jour je lui ai fait son DM en entier et elle s'est pris un douze... depuis, j'ose plus.
Pour toute réponse, il gloussa. Faussement vexé, je lui donnai un coup de coude et nous partîmes dans la cuisine. Maman avait déjà disposé les différents ingrédients sur la table : du riz, un oignon, du beurre... et deux ingrédients qui chassaient à eux seuls l'éventualité que cette recette s'était manifestée seulement quelques minutes plus tôt : du safran et du Grana Padano.
— Vous voulez que j'émince l'oignon ? proposa Ezra à Maman.
— Je veux bien, merci beaucoup ! Tiens, un couteau ! La planche est sur la table.
— Et moi, j'fais quoi ? demandai-je, amusé.
Un silence général me tint lieu de réponse. Un silence qui me plut. Je n'avais rien envie de faire, en vérité, si ce n'était d'observer Ezra s'activer à la tâche. Alors, je m'assis en face de lui, le menton posé sur ma paume. Je ne me lasserai jamais de contempler ses doigts fins et habiles, et encore moins d'entendre le frottement de la lame contre la planche. Pour mes oreilles, chaque son du quotidien se transformait en une mélodie tendre, pourvu qu'il en était l'auteur.
Bien vite, sous les composés irritants de l'oignon, ses yeux s'humidifièrent et il se mit à éternuer, enfouissant tout juste à temps son visage dans sa manche. Je ricanais bien fort, juste pour le taquiner. Peu susceptible, il rit à son tour et m'envoya un baiser volant.
Durant ce temps, appuyée contre la gazinière, Maman avait le regard rivé sur la tablette. Ses sourcils froncés témoignaient d'à quel point s'initier dans cette recette lui demandait un grand effort.
— C'est bon, comme ça ? demanda Ezra en lui montrant l'oignon émincé par ses soins.
— Oh, mais que t'es rapide ! C'est parfait.
Après s'être levé, il se positionna aux côtés de Maman et scruta la recette avec elle.
Oh... Sa petite tête penchée sur le côté... Son expression appliquée... et surtout... son aisance insoupçonnée...
— Du coup, faut le faire revenir avec de l'huile et du beurre, commenta-t-il, le doigt sur l'écran.
— Oui, ça a l'air d'être ça. Je vais sortir la poêle !
Ce fut de cette façon que, durant l'intégralité de l'heure qui suivit, je ne servis qu'à une chose : peser le riz.
Alors, afin d'éponger mon sentiment d'inutilité, j'entrepris de mettre la table. Maman avait plutôt l'air satisfaite puisqu'elle n'eut rien à redire lorsque nous nous installâmes enfin sous les coups de vingt heures trente.
— Et au petit déjeuner, qu'est-ce que tu aimes manger, Ezra ? demanda Maman.
— Des fruits, principalement.
Merde. Comment n'avais-je pas prévu de dévaliser quelques étalages, sachant qu'il venait ?
— Oh mince... Je ne suis même pas sûre qu'il en reste ! Peut-être des raisins, et encore...
— Non mais, c'est pas grave! Je peux manger plein d'autres choses. Par exemple, parfois je mange du pain trempé dans de l'huile.
— Du pain trempé dans de l'huile ? m'exclamai-je, autant étonné que ravi d'en apprendre plus sur son estomac sans limite.
— C'est divin. Tu mets de l'huile dans l'assiette, et hop, hop...
— En tout cas, intervint contre toute attente Céleste, ça se voit que c'est pas Gabriel qui a cuisiné, ce soir. C'est trop bon. Miam.
Ezra explosa de rire ; quant à moi, si je passais outre cette humiliation publique, je qualifierais le reste du repas d'un sans-faute. Il était vrai que le risotto était bon, mais ce n'était qu'un détail. À dire vrai, nous aurions pu manger du pain au beurre qu'il n'aurait pas été moins ancré dans ma mémoire, je pouvais en être sûr. Et pour preuve, ma déception fut grande lorsque qu'il se termina et que la discussion sur les lapins des volcans en voie d'extinction initiée par Céleste s'interrompit.
Sans surprise, Maman refusa que nous l'aidions.
— Profitez de votre soirée, les garçons !
Nous ne nous fîmes pas prier. Quelques minutes plus tard, à peine la porte close, je le pris dans mes bras sous le coup de l'excitation.
Quel bonheur de le retrouver chez moi, dans cette pièce, là où tout avait commencé !
— Ta mère est trop sympa.
— Oh...
— Et ta sœur trop mimi. Elle te ressemble de fou. Le même nez en trompette, les mêmes yeux marrons clairs...
— Quelle chance, ressembler à un BG...
Il s'esclaffa, et, lorsqu'il se libéra de mon étreinte, il me contempla attentivement, un sourire radieux sur son visage.
Après un bref instant, il s'approcha de la fenêtre et l'ouvrit sans me demander l'autorisation, comme s'il était chez lui, encore une fois. Un vent léger et froid pénétra instantanément la pièce, faisant danser sur son passage quelques mèches de ses cheveux.
— Je me rappelle la première fois que je suis venu, après l'appel avec ma mère, commença-t-il en s'appuyant sur le rebord de la fenêtre, et que je t'ai retrouvé en train de te pencher alors qu'il faisait glacial. J'ai encore l'image dans ma tête. Je te trouvais si étrange, mais en même temps, je ne pouvais pas m'empêcher d'être fasciné par toi.
Je pouffai intérieurement. Assurément, l'image se voulait belle, oui. Romantique, même. Pour quiconque ignorant que je m'adonnais à un de mes défis avec mon ami le feu de signalisation.
Il se tourna vers moi, les yeux grands ouverts.
— Gabriel...
Il marqua une pause.
— Je suis heureux de t'avoir rencontré. Je ne sais pas ce que je serais si je n'avais pas croisé ta route. Grâce à toi, je vis une expérience que je n'aurais jamais pensé vivre un jour. Merci d'être toi.
Il ne m'en fallut pas d'avantage pour qu'une chaleur vibrante enveloppe l'entièreté de mon corps. Je m'avançai vers lui afin d'arriver à sa hauteur et passai affectueusement ma main dans sa tignasse.
Moi non plus, je n'aurais jamais pensé avoir le droit de vivre une histoire si merveilleuse. Après ces derniers mois à douter de mes choix et du chemin à prendre, tout portait à croire que, malgré m'être perdu dans les méandres de mes sentiments, j'avais fait les choses du mieux que je pouvais et j'en étais soulagé. Parce que, oui. Parmi toutes celles désormais ouvertes, une boucle s'était refermée. Et, même si Ivanie ne m'avait pas pardonné, elle savait tout, à présent.
Alors, il était peut-être temps de me défaire de la culpabilité pour de bon.
Lâcher prise. Là. Tout de suite.
Pourquoi ce jour ? C'était un jour comme les autres, pourtant. Il ne représentait rien. Il n'y avait ni fête, ni anniversaire. Il ne marquait pas non plus la fin des cours où brillerait au-dessus de nous un splendide soleil d'été. Nous n'étions pas en vacances, et encore moins au bord de la mer. Était-ce important, cela dit ? Tout ce temps, j'attendais le soleil pour y déposer un point final, mais rien de tout cela me semblait désormais nécessaire. Était-ce en cela que ce jour symbolisait parfaitement où je me situais ? Quelque part dans le premier quart de mon existence, sans avoir encore accompli quoi que ce soit.
Je n'avais plus qu'à me laisser guider par le train dans lequel j'avais été embarqué contre mon gré. Auparavant, j'avais songé à un mur en guise d'issue. Aujourd'hui, je décidai qu'il se dirigeait vers un avenir radieux. Un avenir dans notre maison rêvée, jusqu'à que nous soyons des vieillards édentés. Enfin, seulement moi, à cause de la cigarette. Ezra aurait encore toutes ses dents grâce aux fruits qui auraient constitués son alimentation principale. Nous aurions plus de quatre-vingt-dix ans quand nous mourrions ensemble la même nuit, dans le même lit.
Voilà, je le faisais pour Ezra. Je lui offrais cette pensée optimiste, même s'il n'en avait pas l'accès. En attendant d'en être certain moi-même.
En revanche, pour la première fois, je n'étais pas si bouleversé de ne pas y croire tout à fait. Ezra ne m'avait en effet rien promis. C'était cela, l'amour. Plongé dans les profondeurs de l'incertitude, rien ne servait de chanter des promesses non garanties. Puis... renoncer à notre histoire d'amour ne signifiait pas renoncer à lui. Pourquoi faudrait-il passer de tout à rien ? Il avait été mon ami pendant quatre mois, et je m'étais contenté de cela.
Sa présence. N'était-ce pas tout ce qui comptait ?
Surtout, je ne pouvais m'extraire l'idée que ce que nous vivions était bien plus qu'une simple histoire d'amour. Plutôt une histoire de liberté. Oui. Nous étions aux prémices d'une quête d'émancipation. S'extraire de l'exigence, s'extraire de l'attente, de ceux qui façonnaient notre monde et ses lois. Ceux qui tentaient, par la même occasion, de nous modeler selon leurs idéaux, à leur image ou celle qu'ils auraient désiré être.
J'avais en outre cette intime conviction que même en tant que simple ami, il aurait pris la décision de me suivre dans mon excursion. Et, à ce sujet, je me gardais bien de le lui dire, afin de m'épargner son air exaspéré, mais notre voyage pouvait attendre, désormais.
Probablement, m'avait-il suffi de découvrir qu'au besoin, une porte était ouverte, à l'instar d'un claustrophobe qui s'assure de repérer les issues lorsqu'il pénètre dans une pièce exigüe.
À présent, je le savais. Si un jour il n'était plus qu'une question de survie, je pouvais fuir, et voilà tout ce qui m'importait. Savoir que quelqu'un comprenne ma déraison, et, mieux encore, me suive dans ma déraison. Quelqu'un qui m'aimait au point d'être prêt à commettre le déraisonnable.
Ce fut toi.
Tu m'as compris, Ezra. Dès le début. En tant qu'ami, et en tant que petit copain. Tu ne te contentais de m'entendre. Or, toutes ces années, j'avais seulement besoin d'une chose : que l'on me comprenne.
Comme s'il devinait que j'étais à cet instant précis émerveillé par sa personne, il me pinça affectueusement la joue. Quant à moi, je l'étreignis au plus fort que je pouvais. M'enveloppant à son tour, il se mit à me bercer tendrement, de gauche à droite, et je jugeai qu'il n'y avait pas de meilleur moment pour fermer les yeux et me laisser emporter.
Il jetait désormais les pelures des courgettes du jardin dans l'évier en marbre. Je l'observais faire, mes bras entourant sa taille, mon menton sur son épaule et notre Dobermann à nos pieds. La lumière pénétrante majorait les teintes ocre et olive des meubles de rangement, mais elle annonçait surtout la fin de journée, et pour la même occasion, le repas qui nous attendait.
Nous avions prévu une quinzaine de convives. Nos amis les plus intimes uniquement. Parmi eux, Avishai et Victor. Ce n'était que l'introduction, par ailleurs. Demain, nous avions également convenu de fêter son anniversaire dans un restaurant gastronomique en compagnie de ses parents et ses frères, ainsi que ses belles-sœurs et leurs enfants. Tous avaient approuvé notre union et nous mettaient la pression pour le mariage.
Lorsqu'il fit une pause, j'en profitai pour lui montrer l'évolution de ma blessure à la jambe occasionnée par une chute. Mon seul problème à ce jour. Une histoire stupide. J'avais souhaité récupérer des abricots lorsque l'escabeau s'était renversé. Le plus difficile avait été de marcher les centaines de mètres séparant le verger de notre maison. Il fallait l'assumer, après tout. C'était pour son terrain de plusieurs hectares que nous avions choisi cette belle demeure provençale datant du dix-huitième siècle.
Pendant qu'il scrutait ma plaie, je réalisai combien la pièce était lumineuse. Chaque surface claire ou brillante de cette cuisine renvoyait avec force les rayons du soleil couchant qui s'y déposaient. Cet amoncellement d'éclats qui fusait de part et d'autre en était presque aveuglant, et sans doute était-ce pour cela que mes yeux se mirent à piquer.
— Euh, Gaby, ça va ?
L'intonation adoptée était bien trop grave pour cette petite blessure de rien du tout. Mais, j'aimais l'imaginer ainsi, à toujours se soucier exagérément de moi.
Tandis que je lui assurai que oui et qu'il n'avait pas à s'en faire, il déposa sa main sur ma joue et m'effleura de son pouce ; un geste affirmé et doux à la fois, laissant penser qu'il souhaitait me débarrasser de quelque chose.
Elle semblait si vivante, cette caresse... Si familière, aussi...
Hélas, avant que je puisse l'imaginer me répondre d'une manière excessivement poétique, la cuisine s'évapora, emportant avec elle tout ce qui la structurait ; sa crédence en carrelage pourpre, l'arôme de lavande qui régnait et ce que j'appréciais le plus, le chant des cigales.
Ma chambre était de nouveau présente.
Devant moi, Ezra me contemplait de ses grands yeux brillants, arborant un sourire qui contrastait avec son air songeur. Ce qui m'amusait, c'était sa main véritablement posée sur ma joue. À coup sûr, l'avais-je sentie, et ce pourquoi je l'avais parfaite de toutes ces belles images.
— Eh bien, pourquoi cet air inquiet ? Ou plutôt : eh beh ? le taquinai-je.
Il rit et m'embrassa le front avant de m'étreindre de plus belle.
— Reste encore un peu sur Terre, s'il te plaît, Gaby-Gaby, un voyage nous attend.
C'était une journée anodine au milieu d'un mois ordinaire. Un jour qui ne signifiait rien. Un dimanche de février, nuageux et un peu froid.
Un jour de plus à s'aimer au milieu de la bulle grise.
***
Fin du tome 1.
***
TOME 2 DEJA EN LIGNE .
Merci à tous. <3
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