Chapitre 64
Un rire s'échappa de ma gorge.
Je pensais sincèrement qu'il s'agissait là d'une plaisanterie. Puis, face à son expression tout à fait sérieuse, je songeai plutôt à une stratégie afin de me rendre heureux pour un temps, dans le simple et unique objectif que je reste.
Mais, il n'en était rien.
Après cinq minutes à démentir, et une pointe d'agacement dans sa voix à la toute fin, je finis par le croire.
Ezra Lumbroso comptait bel et bien me suivre dans mon périple.
« Pourquoi ? »
Je désirais le savoir. Il était bien, lui, ici. Préférait--il me suivre pour la simple et bonne raison qu'il ne souhaitait pas me laisser partir seul ? Craignait-il qu'il m'arrive quelque chose ?
« Il y a de ça, mais pas que... » répondit-il, avant de me questionner si je me souvenais de la fois où je lui avais demandé s'il étouffait parfois, lui aussi. Après mon hochement de tête, et tandis que je me remémorais son silence et son regard perdu au loin, il s'ouvrit soudain, sans discontinuité.
***
Durant son récit, il me relata le long parcours médical de ses parents pour obtenir un diagnostic.
Une absence de babillage et le regard fuyant dès les premiers mois de sa vie, Natty n'a acquis la marche qu'à trois ans et ne parlait toujours pas. Mais, le plus difficile était qu'il dormait peu, trois à quatre heures par nuit, et qu'il refusait de s'alimenter. Malgré ces symptômes inquiétants, il fallut trois ans aux médecins pour poser un mot. Autisme sévère.
— Mais tu sais, leur combat pour obtenir un diagnostic, ils me l'ont jamais raconté. Je ne savais même pas ce qu'il avait. Je savais juste qu'il était différent et que, même s'il avait quatre ans de plus que moi, c'était moi son grand-frère.
— Alors, qui c'est qui te l'a dit ?
— Personne. Je l'ai découvert par moi-même. Un jour, je devais rester à la maison avec Lionel. J'avais neuf ou dix ans, et il n'avait pas le droit de me laisser seul. Mais, il est parti voir un copain en me demandant de garder le secret. Moi, ça m'arrangeait. J'avais toujours rêvé de me retrouver seul. La première chose que j'ai faite, c'est de fouiller la chambre de mes parents. Je ne sais toujours pas pourquoi j'ai eu envie de le faire. Je me rappelle juste d'être super excité à l'idée de transgresser un interdit. Et là, je suis tombé sur des cahiers où ma mère écrivait toutes ses pensées. Certains avaient été remplis avant ma naissance. À cet instant, j'ai compris beaucoup de choses.
— Lesquelles ?
Il prit une grande inspiration.
— Avant Natty, ils ont eu un autre bébé. Daniel. Malheureusement, il était atteint de trisomie treize et ma mère a dû procéder à une interruption médicale de grossesse à cinq mois.
Les yeux clos quelques secondes, il fit une pause et reprit.
— Ils ont tout de suite voulu un autre bébé et Natty est né même pas un an plus tard. C'était de nouveau le bonheur... Pas pour bien longtemps. La suite, tu la connais. Après le diagnostic, ma mère a voulu chercher du réconfort en parlant de sa maternité sur un forum... Le deuil de son bébé perdu... Les difficultés quotidiennes avec Natty... Sauf que... Elle est tombée sur des personnes très malveillantes. Certaines s'amusaient à lui expliquer que si Natty était comme ça c'était dû à une punition de Dieu. D'autres, surement encore plus vicieuses, sortaient des articles pseudo-scientifiques qui stipulaient qu'avorter abîmait l'utérus et donc, augmentait les risques d'avoir un bébé avec un handicap.
— Oh, non, la pauvre.
— Oui... Ensuite, pendant plusieurs mois, il n'y a pas eu de notes. Jusqu'à ce qu'elle rencontre un médecin. Je me souviens encore de son nom : Malanda. Il a aidé ma mère à déconstruire ses croyances. Les propos du forum ne relevaient rien de scientifique, si ce n'était de la manipulation dans l'objectif de faire culpabiliser les personnes ayant opté pour une IMG ou une IVG. Daniel n'aurait de toute façon pas survécu au-delà d'une année. Quant au trouble neurodéveloppemental de Natty, ce n'était qu'une pure coïncidence.
— Elle allait mieux après ?
— Oui. Dans les écrits suivants, elle parlait de son désir d'un sixième enfant.
Un désir aussitôt exaucé. Et, voilà qu'il naquit, neufs mois plus tard, le bébé miracle. Le bébé qui prouva que ni Suzanne ni Michel n'avait subi une punition divine. Le bébé à préserver à tout prix, à protéger plus que quiconque, me rapporta-t-il par la suite.
— Dit comme ça, tu peux trouver ça beau mais en fait... Ça ne l'est pas. Ils ont toujours été dans l'hypervigilance avec moi. Ils avaient peur que je tombe malade, que je me fasse mal... Mes frères ont eu des parents cools, moi j'ai eu des parents stressés, rigides. Ils m'interdisaient tout. Même les sorties avec Avishai. J'avais juste le droit de passer shabbat chez lui.
Il m'avoua que cette impression que ses parents n'étaient là que pour lui priver d'indépendance ne l'avait jamais quitté. Alors, plus d'une fois, constatant que ses efforts demeuraient vains, et épuisé de craindre le monde en raison d'une autonomie impossible à atteindre, il avait eu envie de partir. C'était à l'évidence pour cela qu'il m'avait suggéré, tel un lapsus, avant même que nous nous connaissions vraiment, de partir trois jours en Espagne.
— L'an dernier, j'ai pété un câble. C'était ma première, et aussi unique, tentative de les raisonner. Ils m'avaient refusé un anniversaire qui se trouvait à Lyon. Je devais m'y rendre avec Avishai. C'était son cousin de vingt-quatre ans qui conduisait. Pour mes parents, il n'y avait pas de doute : nous allions avoir un accident. Ils y sont allés sans moi. Il n'y a pas eu d'accident. L'anniversaire avait été incroyable. Une villa avec piscine. Quand j'ai vu les photos sur les réseaux sociaux, j'ai eu le seum. J'ai explosé. Je leur ai crié qu'ils ne m'autorisaient rien, que j'étais en prison. Ils ne m'ont pas engueulé. Ils étaient sincèrement désolés. Pour autant, ils n'ont pas changé, ou à peine. D'ailleurs, à l'anniversaire de Charlie, si je n'ai pas pu venir, c'est parce qu'ils ont dit non... Ils n'avaient pas confiance.
— Tu es bien patient. Une seule crise dans toute une vie...
— Je n'y arrive pas, Gabriel. C'est trop douloureux pour moi.
— Mais, pourquoi ? C'est justifié, en plus.
— Parce que. Naître après Daniel et Natty n'a pas été sans conséquence sur ma façon d'être, sans même parler de l'attitude de mes parents avec moi. J'ai toujours ressenti le besoin d'être l'enfant parfait, de prouver que je méritais ma place. Ça passe par le fait d'exceller, d'obéir, de ne pas faire de bruit... Et puis, ils étaient si préoccupés par Natty, parfois presque à en être malades... Je ne voulais qu'une chose : les soulager. Être tout sauf un problème. Tout faire sauf leur rajouter du tracas.
Il ne pleurait pas, et je me demandais bien comment il faisait. C'était principalement pour cette raison que je m'interdisais de m'aventurer dans des récits trop intimes. Je craignais ce que cela pouvait provoquer, faire resurgir. Il était bien plus courageux que moi. Mais, bien que ses yeux demeurent secs, l'émotion transparaissait derrière ses pupilles. Je lui fis un baiser sur le front, et il se mit à rire, comprenant bien qu'il s'agissait là d'un substitut aux mots qui me manquaient.
— En plus, le prénom Nathanael veut dire « don de Dieu » et Ezra veut dire « celui qui sait aider ». Pour moi elle n'a pas choisi ces prénoms par hasard. Ça parait stupide mais j'ai longtemps fait une fixette sur mon prénom, comme s'il confirmait que je n'étais qu'un pansement pour eux. Une éponge à leur tristesse.
— Ah, oui, c'est possible... Mais, c'est qui, Nathanael ?
— Natty.
Mes joues chauffèrent légèrement.
— Ah... B...Bon, en tout cas, ça me touche que tu m'aies confié tout ça, lui dis-je, reconnaissant.
Il haussa les épaules, un sourire gêné.
— Mais... Comment tu vas justifier ton absence à tes parents ? Ils te laisseront jamais partir !
— Eh beh, ça... Va falloir commencer l'exercice dès maintenant. Déjà, je les connais, ils me laisseraient partir uniquement s'il y a un adulte avec nous. Donc, je vois bien sortir une histoire comme quoi je pars en Normandie avec toi et ta famille. Y a moyen qu'ils acceptent. Faudra que tu joues le jeu...
— On va sortir notre meilleur jeu d'acteur, gloussai-je.
— De fou. Par contre, on partirait avec quel argent ?
— Mmh... J'ai une centaine d'euros en liquide... Et aussi, je peux vendre un truc...un... un bijou en or... Je l'ai pesé et d'après mes calculs, il vaut une centaine d'euros. Le problème c'est qu'il faut être majeur. Et d'ailleurs, pour réserver l'hôtel aussi, je suppose.
Il eut un silence que j'imputai à une réflexion à en constater son air tout à fait concentré.
— Gaby...
— Oui ?
— Toute façon, c'est une grosse bêtise, ce qu'on va faire, non ?
— Bien sûr.
— Bon, eh beh, si je prends la carte d'identité de Natty, histoire d'avoir officiellement vingt ans, c'est qu'un détail...
Nous nous regardâmes silencieusement une fraction de seconde et nous explosâmes de rire. Puis, son sourire s'effaça avant qu'il ne se pose sur le lit et se frotte nerveusement les joues. D'abord perplexe face à ce changement significatif d'humeur, je compris qu'il regrettait d'avoir approuvé mon plan. Il n'y avait là rien d'étonnant. Même Victor serait incapable d'une pareille chose. Pour tout dire, Ezra, lui qui n'avait jamais enfreint de règles, cela relevait de la folie.
Je refusais qu'il se trompe. Encore moins qu'il regrette.
— Attends, attends, Ezra, plus sérieusement. Réfléchis bien, s'il te plaît. Réfléchis. Je vais fumer ma clope à la fenêtre et dans cinq minutes, tu me donnes ton verdict.
— Mec, c'est pas cinq minutes qu'il me faut.
— Combien ? Dix ? Je peux fumer deux clopes si tu veux.
Il se mit à rire.
— Non mais, pas besoin de réfléchir. Allons-y, rajouta-t-il, faisons-le.
— T'es sûr ?
Son torse se souleva.
— Oui, faisons-le, souffla-t-il, les yeux fermés, comme si le simple fait de prononcer cette affirmation relevait de l'impossible.
— T'inquiète pas, grosse tête, je suis sûr que ça va bien se passer – je n'étais sûr de rien – je vois pas ce qui pourrait nous arriver – il y avait tout un tas de choses qui pouvaient arriver – tu aimerais quelle ville ?
— Tu demandes ça comme si tu me demandais quelle pizza je veux manger, pouffa-t-il. Franchement, je te laisse choisir.
— Qu'est-ce que t'en penses de Bilbao ? Ce n'est pas loin de la France et en plus, il y a un bus direct pour pas très cher. On peut prendre un billet sur place à la gare routière.
— D'accord, le mec ultra renseigné.
Que croyait-il ? Que je n'avais pas déjà envisagé à maintes reprises de fuir ? Il le savait, pourtant.
— Par contre... commençai-je.
— Oui ?
— Avant de partir, j'aimerais deux choses.
— Quoi donc ?
— Un, que tu rencontres ma mère – je n'eus pas d'explication à cette volonté – deux, j'aimerais parler à Ivanie.
Au fond de moi, je savais que ce voyage n'était pas anodin. Comme si... Mais, qu'importe. L'essentiel était qu'elle sache. Je ne lui devais rien, c'était vrai. Et j'ignorais pourquoi je ressentais ce besoin, mais il en était ainsi.
Ezra me dévisagea un temps. Ses yeux semblèrent vouloir me dire : « Décide par toi-même. Je refuse de t'influencer ».
— Je peux pas partir sans lui avoir donné des explications, rajoutai-je dans l'espoir qu'il daigne me conforter dans cette idée.
— C'est récent, votre rupture. Prépare-toi à ce qu'elle t'envoie chier.
— Ou qu'elle m'ignore. Quelques jours avant que tu viennes pour le réveillon, je lui avais envoyé un message. Elle ne m'a jamais répondu.
— Tu lui avais dit quoi ?
— Euh, je me rappelle plus trop... Attends, je vais te dire.
Ce fut lorsque je me rendis sur notre conversation que je le vis.
Le message d'Ivanie.
Datant du vingt-cinq décembre au matin. Non lu. Comment avais-je pu passer à côté ? Où se situait mon esprit, à ce moment-là, pour ne rien changer ?
« Merci, toi aussi. »
Trop honteux, je gardai une expression neutre. En revanche, il était désormais impossible de l'ignorer deux secondes de plus.
— Je l'appelle ? questionnai-je Ezra.
Il écarquilla les yeux.
— Là ?
— Là.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top