Chapitre 62
Lorsque nous en sortîmes dix minutes plus tard, la quantité de nourriture que nous avions prise à emporter m'effrayait, mais cette émotion n'était visiblement pas partagée par Ezra qui avait déjà entamé son fricassé.
— Fais gaffe, dit-il la bouche pleine, c'est piquant ! Y a de la harissa.
— Ah, c'est ça, la harissa ?
— Oui pourquoi ?
— En début d'année, je ne sais pas si tu te souviens, Léandro avait insulté Thelma de harissa parce qu'elle était devenue toute rouge.
Il pouffa.
— Miskina, qu'il est con.
Nous avions terminé notre fricassé avant même que nous nous retrouvâmes sur notre banc, me laissant le palais en feu. Et, mes papilles n'eurent pas le temps de se remettre de cette agression culinaire qu'il sortit ce que je n'allais pas réussir à finir : un sandwich au thon généreusement garni.
— C'est quoi, ça ? le questionnai-je en voyant un légume rouge sur le dessus qui avait tout l'air d'un poivron mais dont la petitesse suscitait ma méfiance.
— C'est du piment.
— Oula, mais j'ai le palais qu'il flambe encore, là !
— Donne-le-moi donc, dit-il en l'attrapant du bout des doigts avant de le gober dans son entièreté.
Je l'observai mâcher le tout de manière imperturbable, sans qu'aucune larme ne jaillisse de ses yeux et sans que ses joues ne deviennent écarlates. Et, lorsqu'il se tourna en ma direction afin de m'esquisser un sourire, je me demandai : que pensait-il de moi lorsque je perdais le contrôle de mes émotions ? Me jugeait-il ? Je ne lui en voudrais pas, si c'était le cas. Maintenant que la pression était retombée, je me trouvais si... Ridicule. Et même... Enfantin. Oui, enfantin. J'avais tout l'air d'être un gosse lorsque j'exprimais ma colère contre ma mère de la sorte. Mais, au fond, c'était ce que je ressentais dans mon cœur. Une colère. La colère. D'un petit enfant.
— Tu ne me trouves pas immature, parfois ?
— Oh, bonne mère !
— Quoi ?
— Par pitié, pose moi ce cerveau cinq minutes. Là-bas, teh.
Il pointa du doigt un banc à une vingtaine de mètres du nôtre. J'étais heureux qu'il n'ait pas désigné une poubelle.
— Et comment je fais, sans mon cerveau ?
— T'en as pas besoin pour finir ton sandwich.
— Pour te parler, si.
— Ah, ça... Parler... Je peux m'en passer cinq minutes, tu sais ? J'ai ton cœur près de moi, ça me suffit.
Oh...
— T'es trop mignon, lâchai-je. Mais, en même temps, je ne peux pas croire qu'un mec qui a été célibataire jusqu'à maintenant puisse être si fort en disquette. T'as quand même réussi à me demander de fermer ma gueule de la façon la plus romantique qu'il soit.
Il s'esclaffa si fort qu'il dû se pencher en urgence afin de recracher l'eau qu'il buvait.
Nous discutâmes ainsi, pendant une bonne heure, de tout et de rien, parce qu'il avait raison et que cela faisait du bien, d'aborder des sujets légers. Puis l'heure arriva de cette façon : il était midi.
Midi.
L'après-midi en cours fut longue et pénible, presque cuisante. En outre, il ne se déroula pas dix minutes sans que je me questionne. Ce soir, où irai-je ? Devais-je partir, comme je l'avais juré, sur la vie de Céleste ? Rentrer chez moi ? Tenter une nouvelle fois de me rendre chez Papa ? Après tout, ne m'avait-il pas dit « peut-être demain, fiston » ?
Il fallut que la sonnerie annonce la fin des cours pour que je me décide enfin. Oui, aller chez Papa était la meilleure solution. Non pas celle qui me plaisait le plus, mais la meilleure. Dès lors, je m'éclipsai du reste du petit groupe agglutiné devant les grilles du lycée pour l'appeler, priant de toutes mes forces qu'il soit disponible. Je le jurai, sur ma vie cette fois, que s'il était dans l'incapacité de m'accueillir, je partirai.
Pendant que le bip résonnait contre mon oreille, je songeai déjà à ce que je pourrais lui expliquer, s'il venait à me demander des justifications. Il n'était pas question de lui mentir ni question de lui dire toute la vérité.
Mais, quoi qu'il en soit, je n'avais plus besoin de réfléchir à ce que je pourrais bien lui dire, puisqu'il ne répondit pas.
L'usine, sans doute.
Je tentai une deuxième fois, puis une troisième, avant de revenir auprès de mes amis.
C'est ça. Ils n'ont pas le droit au téléphone, à l'usine.
Au regard d'Ezra, je compris qu'il attendait une réponse. Mais, il lui fallait attendre. Attendre que je fume mon joint tout juste préparé par Victor. Attendre, aussi, que la boule coincée dans ma gorge ne se dissipe et que je m'assois, parce que j'avais mal à l'estomac et que la paume de mes mains était étrangement humide. J'avais froid, aussi, mais cela n'avait rien à voir avec la température extérieure.
Ce fut lorsque j'eus terminé de fumer que j'estimai avoir pris ma décision. Je me levai, indiquant aux autres que je rentrais chez moi, de la façon la plus légère qui soit.
Ma marche s'interrompit à l'intersection où nous avions l'habitude de nous retrouver. C'était un rituel que nous avions adopté à la rentrée, de sorte de discuter une dernière fois sans la présence du reste du groupe. Il ne tarda pas à m'y rejoindre, et dès lors qu'il se trouva face à moi, me gratifia d'un « alors ? » empli d'espoir.
— Mon père n'a pas répondu et je ne compte pas rentrer chez moi. J'ai dit ça parce qu'il y avait les autres. Je n'ai pas envie de revoir ma mère. Et surtout, j'ai juré sur la vie de Céleste que si elle ne me répondait pas avant midi, je me cassais. Donc, je pars.
— Tu crois en ces superstitions, toi ?
— Peut-être. J'en sais rien.
— OK. Bref, du coup, là, tu vas à Paris prendre un bus et tu pars je ne sais où ?
— Oui.
Il se pinça l'arête du nez en fermant fort les yeux et soupira.
— OK. Donc, pour résumer, tu te casses, et moi, là, je cours aller le balancer à ta mère ? Ton voyage aura duré une heure. C'est quoi l'intérêt ?
Ce fut à mon tour de soupirer et de me laisser glisser sur un rebord en crépis.
Il s'assit à mes côtés.
— Ce n'est pas en soit le fait de partir qui est l'unique problème... Le gros problème c'est que tu le fais en espérant aller mieux. Or, je te le jure, les problèmes, ils te suivront dans ta v... ton sac à dos. Et même s'ils ne te suivent pas dans ton sac à dos, ils t'attendront chez toi. Dans ta chambre, même. Et carrément sur ton lit.
— C'est pas grave. Même si je retrouve mes problèmes à mon retour, au moins, j'aurais vécu quelques jours sans.
— D'accord. Mais ce n'est pas une raison pour faire n'importe quoi. Tu n'as même pas d'argent sur toi ! Tu comptes dormir où ?
— Dehors s'il le faut. Dans la nature, et tout.
— Mais oui, bien sûr, Gabriel. T'as peur qu'un monstre t'attrape le pied quand il dépasse de la couette mais tu veux me faire croire que tu vas nous faire un remake d'Into The Wild* ?
— Chut, soufflai-je.
— Voilà. Merci. C'est insensé de partir sur un coup de tête, admets-le.
— Oui, je l'admets.
— Du coup, est-ce que Monsieur Grincheux décide de devenir Monsieur Cerveau ?
— Monsieur Demi-Cerveau. Je compte toujours partir mais je vais préparer mon voyage.
— OK. Je t'aiderai, si tu veux. Il ne faut jamais partir à chaud, sous le coup de la colère, la rancune, et tout ça. Il faut que ce soit une expérience positive, pour te recentrer sur toi-même, te dépasser, pas pour inquiéter ta mère ou que sais-je encore.
— J'aime bien, l'inquiéter.
Confronté à son silence, je détachai mes yeux de la voiture effectuant un créneau et me tournai en sa direction.
Il me contemplait, le regard teinté d'une profonde exaspération.
***
Loin de manquer d'envie, j'étais tout bonnement effrayé. Dormir à l'improviste une fois, cela passait aux yeux de ses parents. Mais deux fois ?
« Ils commencent à te connaître, maintenant. Ça va passer, t'inquiète. » m'avait-il assuré.
Parce que selon la conclusion d'Ezra, il y avait plus de chance qu'ils acceptent s'il leur demandait en face à face, en ma présence.
Fort heureusement, lorsque nous arrivâmes, il n'y avait que son père. Il cuisinait, et à son regard, je devinai qu'il était surpris de me voir, malgré un large sourire qui se dessinait sur ses lèvres. D'emblée, Ezra déblaya son mensonge, préparé sur le chemin : nous avions un travail de groupe à rendre pour le lendemain que nous pensions finir à temps durant la journée, mais voilà que nous fûmes pris d'un contretemps insoupçonné.
— ... du coup, je me demandais si Gabriel pouvait rester dormir, comme ça on peut terminer le travail ce soir.
Il me regarda.
— Ta mère est au courant ?
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NDA : Into the Wild est un film de 2007 basé sur une histoire vraie racontant l'histoire de Christopher McCandless, un jeune homme qui abandonne sa vie confortable pour entreprendre un voyage en solo et sans argent à travers l'Amérique du Nord. Le film explore ses expériences et rencontres tout en mettant en évidence sa quête de sens, de liberté et de connexion à la nature.
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