Chapitre 60

      Lorsque Michel se tourna vers nous en séchant une louche, ce geste accompagné d'un sifflement joyeux, j'eus soudain très envie qu'il abandonne sa tâche afin qu'il me prenne dans ses bras. De la même façon, je trouvais si terrible qu'il ne le fasse pas à Ezra lorsque nous quittâmes la pièce pour nous rendre dans sa chambre que j'étais prêt à le lui ordonner.

— Tu as fait les devoirs ?

— Non... murmurai-je, et j'avoue que je ne suis pas capable de les faire.

— Pas de problème. J'étais sur les exos de maths quand tu m'as appelé, je les termine et tu les recopieras après. Tu peux t'allonger, si tu veux. Dormir, même.

— Oui, je vais m'allonger.

     Je me déshabillai et me glissai sous la couette. Ma situation était déplorable et pathétique, au point de peiner à me réjouir d'être auprès d'Ezra, même si je devais le reconnaitre : je me situais au bon endroit, auprès de l'unique personne que mon cœur réclamait.

     Les yeux clos, je l'entendis quitter la pièce avant de revenir quelques secondes plus tard. Une caresse sur le front m'enjoignit d'ouvrir les paupières et je l'aperçus, au-dessus de moi, un petit comprimé dans une main et un verre d'eau dans l'autre. Euphytose.

     Après avoir ingurgité la pastille miraculeuse, je me laissai retomber sur l'oreiller, les yeux déjà clos, plus exténué que je ne l'aurais songé.

      De là, bien que rien ne le présageait, la torpeur m'habitant se mua peu à peu en une sensation de béatitude délicieuse. Plongé dans un demi-sommeil, les muscles incroyablement relâchés et le corps entier enfoncé dans le matelas, je me contentai d'entendre, ou plutôt, d'écouter, tout ce qui se portait à mon oreille. Le stylo d'Ezra qui gratte sur son cahier, les frottements des feuilles en papier, le grincement de sa chaise, et surtout, surtout, les voix et les rires de ses parents qui s'élevaient à travers les murs.

     C'était donc cela, l'écho des parents qui s'aimaient.

     C'était donc cela, l'écho du bonheur.

     Un quasi-silence constellé de cette jolie mélodie d'un quotidien tout à fait commun, avec rien, absolument rien, qui menaçait de rompre cette harmonie.

***

     Ma mère n'essaya pas de me joindre cette soirée-là afin de s'assurer que j'étais bien arrivé, ni le lendemain matin. La vue de l'écran vide engendra le retour de cette rage implacable qui m'avait pourtant quitté la veille, et ma volonté de la contenir me puisait tant d'énergie que chaque acte du quotidien constituait un effort.

     Je regrettai d'être en sécurité. Voilà une facilité. Ma mère ne stressait pas et avait raison de ne pas stresser. Pourtant, quelle était la probabilité pour que je trouve quelqu'un qui puisse m'accueillir ? Et s'il n'y avait pas eu Ezra ? Ou, si j'avais finalement renoncé de me rendre chez lui, et partir le premier soir ? Ne me connaissait-elle pas ? N'avait-elle pas conscience que je ne me sentais plus à ma place, ici ? D'ailleurs m'étais-je déjà senti à ma place, dans la bulle grise et bétonnée ?

     Elle ignorait le plan qui germait dans mon esprit ces dernières semaines. Cette idée qui subsistait sans jamais tiédir.

— Dépêche, fit la voix d'Ezra à ma gauche, j'ai pas envie qu'on se prenne une remarque pour retard.

— Je t'accompagne, juste.

     Il se stoppa et se tourna d'emblée.

— Boudiou. Qu'est-ce que tu racontes, encore ?

— Je ne compte pas aller au lycée. Je vais prendre un bus, là, et partir.

     Il soupira profondément.

— Gabriel... Tu ne vas pas partir.

— Oh que si.

— Non.

— D'accord.

— Maintenant, viens. C'est une petite journée, en plus ! On finit à seize heures. Et après, ce soir, on discute, d'accord ?

     Je te désespère, je sais.

 Je ne peux vraiment pas, insistai-je.

     C'était différent, cette fois-ci. Il n'était plus question de ne pas vouloir subir la voix de M. Sancier, le couinement des semelles sur le carrelage ou le fracas des chaises, mais d'une incapacité totale. Psychique. Physique. L'idée même de devoir faire mine d'aller relativement bien pendant plusieurs heures constituait un vrai supplice.

     Il soupira de nouveau, jeta un œil sur sa montre et contempla la route. À l'évidence, il songeait à la distance qu'il nous restait et savait que nous étions condamnés à arriver en retard. Ce qu'il haïssait.

— Bon, on peut discuter maintenant, si tu veux. En plus, j'aurais aimé qu'on discute hier soir, rajouta-t-il, mais il y avait les devoirs à finir et quand je les ai terminés, tu dormais déjà. D'ailleurs, ça ne t'a pas fait du bien, de dormir tôt ?

— Si, j'ai super bien dormi.

— Tu vois, Gaby ! Maintenant, explique-moi ce qu'il s'est passé ?

     Là-dessus, je lui racontai sans ménagement, mot pour mot, l'échange avec ma mère au sujet du psychologue, et puis, sa décision.

— Je pense qu'elle avait misé tellement d'espoir que...

— J'en étais sûr.

— Quoi ?

— Que tu allais la défendre.

— Beh non. Je ne la défends pas, j'explique ce qui a pu se passer dans sa tête.

— Ça n'excuse pas de me foutre dehors !

— Je suis d'accord, Gabriel. Je ne suis pas en train de l'excuser.

— OK.

— Mais tu sais, si tu lui avais dit la vérité sur le fait que ton père n'a pas pu t'accueillir car il travaillait, elle t'aurait dit de revenir, je suis sûr.

— Je sais.

— Beh voilà.

— Mais elle ne m'a toujours pas appelé. Du coup, j'en déduis qu'elle s'en fiche de mon sort.

— J'entends que tu sois arrivé à cette malheureuse conclusion.

— Encore une fois, comprends-le, aussi. On n'a pas besoin d'avoir vécu quelque chose pour le comprendre, je te le jure !

— D'accord, je comprends que tu sois arrivé à cette malheureuse conclusion.

— Pour de vrai ?

— Oui, vraiment. Je serai peiné, aussi. Non seulement elle a été dur pour l'histoire du psy, mais en plus elle ne s'est pas assurée que tu étais bien arrivé à destination. Or, il peut arriver tout plein de trucs quand on sort dehors.

     Alors, je ne faisais pas erreur dans mon jugement ? Ezra aussi, reconnaissait que ma mère avait mal agis ? Ma mère avait véritablement tort ?

— T'as vu, t'as vu ! lâchai-je avec énergie, c'est ça le truc, c'est que non seulement elle me vire pour rien du tout, juste parce que j'ai voulu prendre mon temps, mais en plus, elle me demande même pas si je suis bien arrivé ! Parce qu'elle a pas prévenu mon père, tu vois ? Du coup, s'il n'est pas au courant que je suis censé venir, comment il peut la prévenir que je ne suis pas arrivé ? Et donc, si je m'étais fait faucher par une voiture et envoyé dans le fossé, elle aurait attendu cinq jours avant de commencer à se poser des questions ? Tu vois la dinguerie, un peu ? Du coup, ça aurait été Sancier qui aurait signalé mon absence en premier ! Genre, c'est Sancier qui se serait inquiété avant ma mère ?

— Non, moi !

— Oui, pardon, toi. Mais admettons si tu n'existais pas, ce serait Sancier qui se serait inquiété en premier, tu vois ?

— Oui, non mais oui, ça ne se fait vraiment pas. T'as raison d'être grave vénère.

— Voilà, oui. J'ai raison. Maintenant, je lui donne une deuxième chance, mais si à midi elle ne m'a rien envoyé, je te le jure sur la vie de ma petite sœur que je me casse ! Je prends le premier bus que je vois, et elle n'entendra pas parler de moi pendant au moins trois jours.

— D'accord.

     De là, nous nous contemplâmes en silence. Puis, un détail non négligeable me revint. Nous étions censés aller en cours, et certainement s'impatientait-il.

— Bon, bon, on y va, dis-je. Mais tire-moi par la manche pour avancer, je n'ai aucune volonté.

— J'aime pas te forcer.

     Je m'esclaffai, cette fois. De nouveau, nous étions là, à nous éterniser sur le trottoir, à environ deux cents mètres du lycée. Il semblait sincèrement dépassé par la situation, et je ne pouvais que le comprendre. Cependant, ses yeux étaient dépourvus de colère.

— Sinon, j'ai mieux. On pourrait aller faire un tour à Paris ?

     Que venait-il de dire ? Avais-je bien entendu ? Non, à l'évidence, mon désespoir m'avait fait défaut. Ce pour quoi je lui demandai de répéter, et lorsqu'il s'exécuta, je restai quelques secondes la bouche entre-ouverte, tant il me laissa pantois.

— Tu plaisantes ? m'enquis-je lorsque j'eus repris possession de la parole.

— Non.

— Mais, y a cours ?

— Je sais. Après je dis pas de sécher toute la journée non plus, mais au moins la matinée.

— Qu'est-ce que tu vas raconter à tes parents ?

— Je trouverai un mensonge tangible. J'ai tellement jamais fait de conneries qu'ils me croiront.

     Pour être honnête, je craignais pour sa peau, mais je refusais de passer à côté de cette inattendue et incroyable opportunité, aussi décidai-je de ne pas l'en dissuader, et ce fut pour cette raison que je me contentai de hocher la tête.

— Tu approuves, parfait ! Je vais te faire découvrir des spécialités tunisiennes, je connais une adresse dans le quatrième ! Yalla !


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