Chapitre 59

     J'attendis de parvenir à l'arrêt de bus pour l'appeler. Parce qu'il en était ainsi depuis la rentrée, il pleuvait. De la pluie fine et glacée, qui se ressentait plus qu'elle ne se percevait, par sa tendance à paralyser les doigts.

     Lorsque j'entendis sa voix, j'éprouvai un soulagement d'abord. Un soulagement qui ne dura pas bien longtemps, toutefois, puisqu'il me répondit qu'il était à l'usine et qu'il ne pouvait me recevoir ce soir.

— Peut-être demain, Gab.

     Au fond, je n'en doutais pas, il me suffisait de rebrousser chemin et d'expliquer l'indisponibilité de mon père pour regagner ma couette chaude. Mais, je refusais. Je ne souhaitais pas qua ma mère m'accepte par simple devoir moral.

     Puis, surtout, je désirais qu'elle regrette sa décision. Pour cela, qu'y avait-il de plus simple ? Il me suffisait de partir. Couper mon téléphone. Disparaitre. Quelques jours. Peut-être trois ou quatre. Le temps qu'elle se ronge les doigts jusqu'à l'os. Le temps qu'elle aille pleurer au commissariat. Et, lorsque je reviendrai, elle s'excuserait, reconnaissant être fautive. Totalement fautive. Parce qu'elle l'était. Elle venait de pulvériser mes efforts. Pulvériser un grand pas en avant. Pour la simple et bonne raison qu'elle n'avait pas été capable de considérer ma temporalité. Un caprice. Cela avait été nul autre qu'un caprice.

     Oui, j'étais déterminé, pour de vrai, cette fois. Il n'y avait là rien de bien compliqué, et le contexte ne pouvait être plus favorable. J'avais des affaires dans mon sac, un chargeur, mon argent. De cette façon, il me suffisait de prendre le RER jusqu'à Paris, et puis, une fois là-bas, me rendre au quai de Bercy et prendre un bus. Le premier qui se présenterait à moi, et je me laisserais conduire vers ma liberté.

     Dès lors, après avoir fermé l'onglet des horaires des Flixbus, je décidai d'appeler Ezra afin de le prévenir. Il ne méritait pas de s'inquiéter, il méritait de savoir où je me trouvais.

     Je n'étais pas certain de lui dire toute la vérité, parce que le connaissant, il serait capable de donner raison à ma mère. À coup sûr, il me dirait que ce n'était rien d'autre que la peur qui s'était manifestée, qu'elle craignait que je n'honore pas mon rendez-vous, ma promesse. Elle, submergée par tant d'espoir d'un seul coup, à un moment pourtant anodin où rien ne présageait une annonce pareille !

— Ouais, Gaby-Gaby?

— Ça va ?

— Oui et toi ? Qu'est-ce que tu veux ? Les exos de maths ? De chimie ?

     Je m'esclaffai.

— Non... Je veux juste te prévenir que je compte partir, là, ce soir.

— Partir où ?

— Ben, tu sais, mon projet.

     Il eut un silence un très court instant.

— Arrête de m'emboucaner. Ton Espagne, là ?

— Oui.

— Ce soir ?

— Oui.

— Maintenant, là ?

— Oui.

— Putain, Gabriel...

— Ma mère m'a jeté dehors. Enfin, elle m'a dit d'aller chez mon père mais il travaille. Je n'ai pas envie d'y retourner. J'ai un sac rempli de vêtements avec moi, je pense que c'est le moment.

     Bien évidemment, il fallait s'y attendre, il désapprouva.

     « Non, ce n'est pas le moment » me rétorqua-t-il avec véhémence. Je décelai même de l'affolement dans sa voix, et pour la première fois, il m'ordonna de venir chez lui et de l'attendre en bas de son immeuble.

     J'opinai sans sourciller. Il n'était pas question que je parte sans échanger avec lui un dernier baiser. Peut-être même qu'il s'agissait là de ce que j'attendais de lui, que nous nous retrouvions avant que je me retire de la bulle grise. Un dernier moment rien que tous les deux, car, désormais, il n'y avait plus que lui pour me comprendre.

     Je l'attendais non loin de sa porte d'entrée, assis sur un potelet, lorsqu'elle s'ouvrit et qu'il apparut, vêtu d'un pull et d'un short. Son accoutrement, qui témoignait de l'atmosphère chaleureuse dans laquelle il baignait quelques instants plus tôt, contrastait avec la froideur de la nuit et celle de mon corps.

     Il jeta un coup d'œil à gauche, puis à droite, et lorsqu'il m'aperçut enfin, se précipita sur moi en raclant la semelle de ses tongs sur le trottoir ; un détail anodin, mais qui, pour une raison que j'ignorais, me fit rire.

— Eh beh ! s'exclama-t-il, avant de me serrer dans ses bras et de m'embrasser sur la joue.

     J'ignorais si ce fut son étreinte à l'origine de cet effet immédiat, mais j'eus la sensation que toute la rage qui crépitait en moi depuis la dispute avec ma mère s'évanouissait seconde après seconde.

— Il faut d'abord que je t'explique ce que j'ai dit à mes parents, m'annonça-t-il après que j'eus suggéré de rentrer au chaud, parce qu'ils auraient jamais accepté que je fasse venir un pote si tard sans justification. Du coup, je leur ai dit que tu avais perdu tes clés après ta séance de sport et que ta mère et ta sœur étaient parties dormir chez ta tante à cinquante kilomètres d'ici.

— D'accord.

— Tu ne m'en veux pas, d'avoir menti ?

— Non, absolument pas. Je préfère.

     Il m'observa un petit temps. Silencieux. Puis, il plaqua sa paume chaude contre mon front.

— Tu vas prendre une douche, ça va te faire du bien.

     Ses parents étaient tous deux dans la cuisine lorsqu'ils interrompirent leur conversation afin de me saluer chaleureusement. J'esquissai un sourire, si forcé qu'il fut douloureux, et bien que leur présence me soit réconfortante, la douche était d'une priorité absolue. Ainsi, je décidai de suivre Ezra jusqu'à la salle de bain sans trop m'éterniser sur les salutations.

     Après qu'il m'eut donné une serviette et expliqué que je pouvais utiliser les produits que je désirais à l'exception du shampoing réparation intense de sa mère, je pris soin de fermer le loquet. Là, je pouvais en être sûr. La rage s'était dissoute. En revanche, s'il s'agissait bien de cela, je ressentais un vide profond à l'intérieur de mon corps. Et, ce sentiment, je le savais, ne s'éclipserait pas avant demain.

     J'avais transpiré pendant ma course pour me rendre chez Ezra, mais peut-être avant, aussi, je n'en étais pas bien sûr. Il ne s'était déroulé que deux heures depuis la dispute avec ma mère, et pourtant, la chronologie des évènements s'avérait déjà trouble. J'expérimentai le sentiment que tout cela n'était pas réel.

     Lorsque je le retrouvai dans sa chambre, il était installé à son bureau, penché sur les devoirs. De là, je me souvins d'une information non négligeable. Demain, il y aurait cours. Cela rendait le contexte d'autant plus étrange.

— Tu as dîné ? s'enquit-il d'un air soucieux.

— Non.

— Tu veux manger quelque chose ?

— Non, ça va, merci.

     Outre un appétit inexistant, j'expérimentai la désagréable sensation d'avoir le système digestif obstrué, comme si rien ne pouvait passer à travers mon œsophage, à l'exception d'un verre d'eau.

— Tu ne peux pas te coucher l'estomac vide, mon Gaby, viens dans la cuisine, il y a les restes du diner.

     Je le suivis, et le repas qu'il me proposa me semblait bien délicieux, mais copieux, aussi ; du riz au safran et du poisson plongé dans une sauce tout à fait appétissante. Timidement, presque dans un murmure, de crainte que ses parents n'entendent et considèrent cela comme un affront, je lui demandai s'il n'avait pas quelque chose de plus léger.

— Tu sais quoi ? Manger des fruits te fera du bien.

     Sans attendre mon assentiment, il prit une assiette, un couteau, la corbeille de fruits et s'installa à table. Je compris à son signe de main qu'il désirait que je m'asseye en face de lui, et ce fut le début de plusieurs minutes mutiques bercées par le bruit de la lame.

     Il prit par la suite soin de les disposer avec délicatesse, ce qui constituait un spectacle agréable. Mais, j'étais effrayé, aussi, dans la mesure où je n'avais pas pour habitude d'en manger autant. La dernière fois, nous les avions partagés à trois. J'avais donc pu me contenter de quelques morceaux, tandis que son père et lui avaient liquidé le reste du plateau.

     Lorsqu'il eut terminé, il poussa l'assiette dans ma direction et se leva afin de débarrasser les épluchures et se laver les mains.

 Tu peux en manger aussi, lui proposai-je.

     Ou devrais-je dire, lui suppliai-je.

— Mais, c'est pour toi !

— Ça me fait plaisir de partager.

— Bon, d'accord.

     Je priai désormais pour qu'il mange la moitié de l'assiette, voire, les trois-quarts. Et puis, afin de mettre un terme au silence pesant, je le questionnai où se trouvait Natty.

— La semaine, il est dans son centre.

— Oh... Ça se passe bien ?

— Très bien. On est super contents.

— Du coup, la semaine, t'es seul avec tes parents, c'est ça ?

— Exactement.

     Je m'apprêtai à lui dire à quel point il était chanceux lorsque le père d'Ezra entra et me tendit deux sucettes, un sourire lumineux aux lèvres.

— Coca ou pomme, chef ?

— Euh... balbutiai-je en lançant un coup d'œil à Ezra. Coca.

      Sans me répondre, il me céda la sucette en question avant de s'avancer vers l'évier et s'appliquer au nettoyage d'une casserole. Bien que nous avions dû avorter notre discussion pour un sujet des plus conventionnels, sa présence ne me gênait nullement.

     Alors qu'à l'accoutumée, sentir les parents de mes amis rôder autour était de ces choses désagréables de la vie (et effrayantes, en ce qui concernait Stéphane), il n'y avait là aucun sentiment d'intrusion. J'appréciais, même. Comme il était de dos, je contemplai sa chevelure aussi dense que celle d'Ezra et, lorsqu'il se tourna légèrement, j'aperçus ses joues pleines. Il dégageait une véritable allure de papa. Était-ce l'absence de traits tirés, de teint violacé, de regard sombre ? Ou bien, étaient-ce ses yeux bruns absolument ronds lui conférant un regard cajoleur ?

     En d'autres termes, Michel Lumbroso ne pouvait pas. Michel Lumbroso ne pouvait pas rejeter son fils. Michel Lumbroso n'avait ni l'attitude, ni le visage, ni le comportement pour agir de la sorte. Ezra s'imaginait simplement le pire afin de s'y préparer. Mais, définitivement non, Michel Lumbroso n'était pas de ces... pères là. Un père ne pouvait pas partager un plateau de fruits avec son fils, et puis, un beau jour, le rejeter. Il ne pouvait pas lui faire des baisers sur la joue avant de dormir et, plus tard, l'expulser de sous son toit. Il ne pouvait pas... l'aimer, et par ailleurs, que tout cela s'arrête. 

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