Chapitre 57
Il eut un silence qui s'éternisa, alors, j'enchainai :
— Et puis, dis-toi que ça te fait deux points communs avec Marcel Proust. (*NDA : Bien que principalement élevé dans la tradition catholique de son père, Proust était juif par sa mère . Ici Gaby fait donc référence à la judéité de Proust et son orientation sexuelle)
— Comment tu sais ça de Proust, toi ?
— Ben, je suis un homme cultivé, qu'est-ce que tu crois ?
— Permets-moi d'en douter, répliqua-t-il, un sourire goguenard aux lèvres.
— Développe, je te prie.
— Je te rappelle que tu as confondu Martin Luther et Martin Luther King au dernier contrôle d'histoire.
— Allez, je savais que tu allais ressortir ça ! Excuse-moi, ils ont quasiment le même nom.
— OK, mais tu m'expliques comment tu as pu penser qu'un mec né en 1929 aux États-Unis ait pu écrire des thèses en 1517 à Wittenberg ?
— J'sais pas, j'avais pas révisé ma leçon, j'ai paniqué, j'ai écrit ce que je connaissais, rétorquai-je, faussement agacé.
Il s'esclaffa.
— Et toi, sinon, tes parents ont dit quoi pour ta moyenne à seize ? demandai-je.
— Que c'était bien. Ils étaient contents.
— Bien ? C'est plus que bien !
— Mes parents ne sont pas très démonstratifs de manière générale. Mais ils sont fiers, ne t'inquiète pas.
— J'espère bien !
J'hésitai. Était-ce le moment ? Était-ce le moment d'aborder le sujet ? J'aurais volontiers attendu, si seulement j'avais la garantie qu'il amènerait lui-même le sujet. Voilà bientôt un mois que nous nous étions embrassés pour la première fois et que nous semblions nous contenter de vivre notre amour au jour le jour, sans savoir dans quelle direction nous allions et pour combien de temps. Encore une fois, je n'étais pas stupide. Il était aisé de prédire qu'il se trouvait dans une situation délicate. Lui-même me l'avait fait comprendre. Surtout, je supposai qu'il ne se serait pas gardé de me le faire savoir si sa famille le savait, et, mieux encore, le soutenait.
— Euh... J'aimerais te poser une question... hésitai-je.
— Pose-là donc.
— Comment formuler ça...
— De la façon que tu veux. Pas-de-tabou-entre-nous.
— Oui, mais pourquoi tu ne m'en parles pas de toi-même ?
— De ?
— Ben du sujet que je suis sur le point d'aborder.
— Je ne peux pas te dire pourquoi je n'en parle pas de moi-même puisque je ne sais pas de quoi tu souhaites parler.
— Ah, oui, c'est vrai. Mais du coup, essaye de deviner.
— Mais non, dis-le moi direct !
— Non, j'ai peur. Je veux que ça vienne de toi. Et si tu es à peu près intelligent, et ce n'est pas une chose dont je doute, je suis sûr que tu peux très rapidement deviner de quoi je veux parler. Alors, je te donne un moment pour réfléchir si tu veux. Indice : tes parents.
— Mes parents ?
— Tes parents et...
— Mes parents et... ?
— Tes parents et... Ben, tu sais bien... Tes parents et leur opinion sur...
— Ah. J'ai compris.
Il soupira laborieusement tout en observant le lac, avant de tourner la tête vers moi, les traits de son visage davantage tirés qu'à l'accoutumée.
— C'est dur, pour moi.
Il ne fallut que ces mots pour que la culpabilité me torde l'estomac.
— Oh... Je compr... Enfin, j'entends. Ne te force pas. Ce n'est pas grave. Je suis désolé. C'est mon côté impatient. J'ai sans arrêt besoin de savoir ce qui m'attend. Comme je l'ai déjà dit... Le futur m'angoisse. Il m'angoisse d'autant plus quand il n'y a aucun indice pour l'appréhender, et...
— Attends, mec. Je me permets de t'interrompre pour ta survie parce que sinon tu vas faire une crise d'asthme.
Il se décala de quelques centimètres afin que nos épaules se touchent, et après un regard furtif derrière notre dos, il me fit un baiser sur la joue.
— Ils ne le savent pas. Personne de ma famille ne le sait. Ni même Avishai, d'ailleurs.
Je hochai la tête, et, tout en le regardant droit dans les yeux, je sentis mon cœur se serrer.
— Plusieurs fois j'ai tenté. Il y a deux ans, à Yom Kippour, j'étais déterminé à leur dire. J'avais supposé que l'annoncer durant la fête du grand pardon les aiderait à être indulgents. Mais je n'ai pas réussi. Je me suis arrêté à « j'ai quelque chose à vous dire » et j'ai pleuré. Depuis, je n'ai jamais retenté.
— Je suppose qu'ils ont cherché à savoir ce que tu comptais leur dire ?
— Oui. Ils ont voulu m'aider en me suggérant plein de choses. « Tu as séché un contrôle, c'est ça ? », « Tu as volé dans un magasin ? » et tout plein de trucs, en me disant que ce n'était pas grave, que tout le monde faisait des erreurs.
Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire, ce fut plus fort que moi, et avant même que je n'arrive à me contenir par crainte que cela soit inapproprié, il rit à son tour.
— T'imagines bien que quand j'ai entendu la légèreté de ce qu'ils me suggéraient, ça m'a bien refroidi.
— Oh, oui, j'imagine bien. Mais du coup, tu penses que ce serait difficile pour eux ?
— Oui.
— Ils ont l'air gentils, pourtant. Et... Et ils ont l'air de beaucoup t'aimer. Non ?
— Beh, oui, ils m'aiment beaucoup. Mais ils sont formatés, aussi, par des principes qu'on leur a inculqués depuis la naissance. Pour eux, il n'y a qu'une seule manière de réussir sa vie. Je ne leur en veux pas, ce n'est pas leur faute.
— Et c'est quoi la seule manière de réussir sa vie ?
— Avoir un travail, se marier dans les règles, c'est-à-dire religieusement, et fonder une famille.
— D'accord. Ils ont des idéaux, quoi. Comme beaucoup de parents. Mais est-ce qu'ils ont déjà tenu des propos homophobes ?
— Non, jamais. Mais parce qu'on en parle jamais, tu vois ? C'est un non-sujet pour eux. Ça se passe ailleurs, chez les autres. Pas chez nous. Ça ne concerne pas leurs cinq incroyables et parfaits fistons.
— Ben, je trouve que c'est plutôt bon signe, parce que j'ai l'impression que ceux qui sont homophobes ne ratent pas une occasion pour le faire savoir. Le beau-père de Victor, par exemple, je sais qu'il l'est.
— Ah bon ? Comment tu l'as su ?
— Un jour on mangeait dans la cuisine avec Victor et son beau-père était devant les infos, ça parlait du premier couple gay marié en France, et puis, voilà, j'vais pas répéter les propos qu'il a tenus mais autant te dire que c'était explicite.
— Ah, oui, tu fais bien de m'en épargner.
— Mais du coup, tu penses qu'ils feraient quoi, si tu leur disais ?
— J'en sais rien. C'est ça qu'est étrange. Parfois je suis certain qu'ils accepteraient. Sans hurler de joie, hein, mais qu'ils accepteraient quand même. Et puis, le lendemain, je doute de ma certitude. Ça n'a pas de sens, douter de sa certitude. Pourtant, c'est vrai. J'ai la certitude qu'ils ne me jetteraient pas pour ça, tout en ayant cet infime doute... Et s'ils me jetaient à la rue ? Parfois, on croit connaître nos parents, non ? Et puis finalement, ils réagissent de façon inattendue... S'ils le faisaient, qu'est-ce que je devrais faire ? Dis-moi ?
— Euh...
À défaut d'être dans la capacité de répondre, je l'observai. Malgré son regard plongé dans le vide, ses mains immobiles dans ses poches, je pouvais deviner qu'à cet instant précis, son cerveau ne demeurait pas inactif.
— Il y a vraiment personne dont tu ne douterais pas de l'amour inconditionnel ? tentai-je.
— Si... Ma grand-mère paternelle. Mamie Tinou. Elle, pour le coup, je suis certain de ma certitude. Peut-être parce qu'elle était rebelle. En mode « au diable les injonctions ». Un peu comme toi.
— C'est-à-dire ?
— C'est-à-dire qu'elle aurait aimé vivre seule et libre, elle me l'a toujours dit. Juste à moi. Mais les traditions l'ont rattrapée et elle s'est mariée à dix-sept ans. Elle aime mon papy, mais plus d'une fois elle m'a dit que ça la faisait chier de s'être mariée avec lui parce que c'était ce que sa famille voulait. D'ailleurs, pour se venger, le lendemain du jour du mariage elle est partie avec une copine faire un road trip en auto-stop pendant cinq jours et elle est revenue comme si de rien n'était. Mon papy était désespéré, mes arrière-grands-parents aussi. D'ailleurs, ça a mis un froid entre les deux familles qui n'est jamais vraiment parti.
— Une thug ! pouffai-je.
— C'est le cas de le dire. Je te la présenterai, un jour. Son prénom est Fortunée, mais tu pourras l'appeler Tinou quand même.
— Avec plaisir ! Mais, pourquoi tu ne le dis pas à elle, du coup ?
— Pour la simple et bonne raison que Mamie Tinou est une commère. Elle est capable de lâcher l'info sans penser à mal, juste parce qu'elle passe sa vie à raconter nos vies en long et en large. Et plus elle nous aime, plus elle raconte notre vie. Et crois-moi, elle m'aime beaucoup, beaucoup.
Je m'esclaffai avec énergie.
— Mais, c'est la mère de ton père... Si elle est ouverte d'esprit, elle a dû lui inculquer des bons principes ?
— Pas vraiment... Je crois qu'elle s'est toujours un peu auto-censurée... Mon papy est son opposé.
— D'accord... Mais du coup, tu penses qu'on finira nos jours en couple, ou pas ? demandai-je tout en ayant conscience qu'il n'y avait aucune transition.
Il haussa les sourcils, comme il le faisait lorsqu'il était tout simplement espanté par l'absurdité de la chose qui sortait de ma bouche.
— Mec, ça fait seulement trois semaines et demie qu'on sort ensemble...
— C'est vrai.
— Aucun couple, à ses débuts, n'a la certitude de finir ses beaux jours ensemble. Même si t'étais une fille juive, je ne pourrais pas te confirmer après trois semaines de relations que tu es la femme de ma vie. Sauf si je suis un gros disquetteur.
Faussement irrité, je lui donnai un léger coup contre le flanc.
— Par contre, je me couche tous les soirs en me disant que chaque nouvelle journée que Dieu fait sera belle car je la partagerai avec toi. Et je ne me pose pas plus de questions. Je vis au jour le jour.
— Tu as bien de la chance... J'ai parfois l'impression qu'on est dans un train qui file à toute vitesse, et qu'à l'issue du voyage, il y a un mur.
— Gabriel, tu as quand même le droit au bonheur, tu le sais, ça ?
Je haussai les épaules.
— Même avec le scénario le plus favorable, la fin est quand même triste, dis-je finalement.
— Pourquoi ?
— Admettons que tout va bien et qu'on vit ensemble jusqu'à nos quatre-vingt-quatorze ans, ben, même là, y a une fin.
— Encore heureux, non ?
— Pourquoi encore heureux ? Ça me plait pas moi, cette idée qu'un jour tu n'existeras plus.
Il eut un léger rire, ce qui m'indiqua qu'il ne me comprenait pas, sur ce point. Mais, comment lui en vouloir ?
— Et toi, ta famille, elle l'accepterait ? me demanda-t-il.
— Oui, sans problème. Ma mère m'en a parlé y a des années, elle m'a déjà dit qu'elle m'aimerait qu'importe qui je serais, tout ça, tout ça.
— Tu comptes leur dire dans un futur proche ?
— Pas pour le moment, non.
— D'un côté, je suppose que tu es encore en plein questionnement et doute sur ton identité.
— Oui, il y a de ça. Mais aussi parce que je ne leur dois rien. C'est ma vie privée. Ce n'est pas comme s'ils attendaient de moi que je me marie de toute façon. Je ne leur dois ni mariage, ni petits-enfants.
— J'entends.
— Non. Ne te contente pas de l'entendre. Comprends-le, aussi, s'il te plaît.
— Je comprends très bien qu'on ne leur doit ni mariage ni petits-enfants. Mais c'est la froideur de tes mots à chaque fois que tu parles de tes parents qui me fait quelque chose.
— Ah bon ? Mais non, je dis simplement des faits.
— D'accord. En tout cas, si tu as besoin de parler de quoi que ce soit, je suis là, Gaby-Gaby.
— Merci grosse tête, répondis-je sur un ton léger afin de masquer ma profonde gêne, peu habitué à autant de gratitude.
— Grosse tête ?
— Je sais pas, c'est ton surnom, je crois.
— J'aime bien.
Et puis, parce qu'il semblait s'être levé le matin même dans l'objectif de me faire plaisir, il me proposa de dormir chez lui dans les prochains jours. Il n'en fallut pas plus pour que je relève la tête, laissant une la sensation de tiédeur se diffuser à l'intérieur de mon corps.
— Bien sûr !
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