Chapitre 56
Il esquissa un sourire, et puis, soudain, son visage s'obscurcit.
— Mais attends, on parlait de quoi, à la base ? Ah ! Ton voyage, là !
— Oui, mon voyage.
— Honnêtement, je ne vois pas en quoi un voyage pourra arranger quoi que ce soit. Tes problèmes, tu vas les amener avec toi, dans ta valise...
— Un sac à dos, rectifiai-je.
— Quoi ?
— Je compte prendre un sac à dos, pas une valise. Ce serait juste un petit voyage de quelques jours.
Derrière son expression déconcertée, il semblait hésiter à rire, auquel cas il ne me connaissait pas encore tout à fait.
— Bon... Du coup, tes problèmes, tu vas les amener dans ton sac à dos, et quand tu reviendras, ce sera le même quotidien qui t'attendra.
— Je sais. Mais j'aurais rempli ma batterie de soleil, de mer, de...
— De soleil et de mer ? Oh... Laisse-moi deviner, tête de mule, tu penses encore à l'Espagne ?
— Tout à fait. Pourquoi ça t'étonne ? Tu pensais que j'allais me ressourcer à Grigny ?
Il s'esclaffa.
— Non, mais au moins dans le Jura, j'en sais rien, moi – il leva les yeux au ciel –quelle erreur monstrueuse j'ai fait en te proposant cette solution pour blaguer ! Plus jamais ! Plus jamais !
— Il y a des erreurs irréparables, dis-je, amusé.
— Je vois ça. Bon, je te propose un marché. Promets-moi d'essayer de supporter les jours qui t'attendent. Le bus, M. Sancier, les contrôles, et tout, et tout. Peut-être que la projection est pire que la réalité, surtout qu'on est la nuit, là. Attends le lever du soleil, attends de retrouver nos potes, et de là, vois. Vois comment tu supportes tout ça. Et si vraiment tu as besoin de changer d'air, eh beh, je... je... je sais pas mais il n'est pas question que je te laisse partir.
— Et comment tu comptes me convaincre ? Tu vas demander à M. Sancier d'arrêter ses QCM surprise ? Demander à Mme Silvestre de se brosser les dents ?
Il pouffa.
— En vérité, je ne sais pas ce que je ferai, mais encore une fois, il n'est pas question que je te laisse partir. Je trouverai une solution, n'importe laquelle.
— Ah ! J'espère que tu ne comptes pas prévenir ma mère.
— J'aimerais pas en venir à ça.
— Alors, ça va.
— Non, ça ne va pas, tête de mule. Tu me fais peur, avec tes idées farfelues. Maintenant, je te propose de retourner au lit.
— Je vais pas réussir à dormir.
— Moi je te dis que si. Déjà, tu t'es levé, c'est un bon point. C'est conseillé de se lever quand on n'arrive pas à dodo. Ensuite, tu pourrais lire un peu. Tu veux pas commencer la Princesse de Clèves ? C'est un bon somnifère, ça, non ?
— Je l'ai même pas acheté...
De là, il poussa un léger soupire, à peine perceptible, et me fit un baiser sur la joue.
— Tu m'exaspères un petit peu parfois, Gaby, mais ça, je pense que tu t'en doutes.
Ce qui est exaspérant, surtout, c'est la situation dans laquelle nous nous trouvons, pensai-je, tandis qu'il m'enveloppa de ses bras aussitôt étions-nous recouchés.
Sers-moi fort.
***
Maman s'avança vers moi, souriante, brandissant le fameux papier à la main. Elle n'avait pas manifesté une humeur positive depuis longtemps et cela n'annonçait rien d'autre que des résultats plus que satisfaisants. Parce que, ce papier, je le reconnaissais.
À dire vrai, elle était rentrée d'Italie dans une humeur désastreuse. Un rien la faisait bondir ou perdre patience. Une assiette non débarrassée, un paquet de cigarette laissé à sa vue... Parfois, elle me contemplait d'un air indiscernable. Ses yeux se posaient sur moi de longues secondes pour ne les détacher qu'après un « quoi ? » de ma part. Le plus déroutant, c'était son expression qui mêlait pitié et colère. J'ignorais si elle pensait à me rouer de coup dans un éventuel excès de rage ou si au contraire, elle avait envie de me prendre dans ses bras.
Voilà aussi trois semaines qu'Ezra et moi agissions comme des amis aux yeux de tous. Dans la rue, à la salle de sport, en classe. Ces journées entières de cours n'avaient de cesse de rendre cette dimension plus palpable, plus réelle. Plus douloureuse, aussi. Mais, ce n'était pas si insurmontable. Il fallait simplement se comporter comme nous l'avions toujours fait, avant ce jour où tout avait pris une nouvelle tournure. À la seule différence que nous pouvions, désormais, plus librement nous regarder avec intensité (bien que nous nous en n'étions jamais privés) sans craindre d'être pris sur le fait par l'autre (l'avions-nous craint un jour ?), et par moments, à l'abri des regards, nous embrasser.
Ce n'était pas si compliqué, si ?
Ce qui l'était, c'était d'avoir accepté naturellement l'idée, une idée qui résonnait comme une totale évidence pour nous deux, que nous montrer au grand jour serait tout perdre. Rien, aucun élément de notre environnement, n'était favorable à laisser fleurir cette histoire. Nous n'avions même pas émis une seule seconde l'hypothèse que cela pouvait être autrement. C'était ainsi, et suggérer autre chose s'avérait être totalement irréaliste.
— Ton bulletin ! s'exclama-t-elle.
Par déduction, je situais ma moyenne autour de douze ou treize, mais je n'avais guère plus d'idées.
— C'est très bien, me félicita-t-elle. Tu t'es vachement amélioré en mathématiques !
J'acquiesçai, l'air faussement impassible. Au fond, je n'étais pas peu fier mais son obsession pour mes notes m'agaçait tant que je refusais de la laisser croire que me couvrir d'éloge pouvaient avoir une quelconque influence sur ma volonté de travailler.
Elle me tendit le bulletin.
Quatorze virgule trois de moyenne générale. Treize virgule huit en mathématiques. Je fus stupéfié. Tout simplement stupéfié. Ni une, ni deux, je pris une photo afin de l'envoyer à Ezra. Il méritait de voir cela, car nul doute qu'il y avait contribué, et sa réponse ne se fit pas attendre.
« Petit tour au lac demain après la salle de sport pour fêter ça ? »
Je validais sa proposition avec ferveur, pris d'un désir palpitant de me projeter déjà au lendemain. Nos moments rien qu'à deux, depuis la rentrée, avaient été trop rares et courts à mon goût.
Ce fut ainsi que mon humeur s'améliora jusqu'à la fameuse séance. Au programme, coaché par Ezra, lui-même supervisé par Lenny qui se donnait toujours à cœur joie de nous aider, divers exercices pour les épaules et les bras.
Lorsque nous quittâmes les lieux, exténués mais ravis de nos efforts, je ne sentais plus le haut de mon corps.
— Roh, il pleut, me plaignis-je.
— Tu veux qu'on annule le lac ?
Je secouai la tête. Il n'en était pas question. Nous nous engouffrâmes dans une rue piétonne dont les décorations de Noël n'avait toujours pas été retirées. Certaines boutiques s'apprêtaient à fermer, les grilles à mi-hauteur ; d'autres abritaient encore des clients à l'affût des soldes. Toutefois, malgré le monde demeurant à cette heure tardive pour un mardi soir, un certain silence dominait l'atmosphère et cette succession d'éléments conférait une ambiance douce et chaleureuse, presque intime. Au fond, je savais que cette soirée tout à fait comme les autres s'incrusterait dans ma mémoire pour longtemps, à l'instar de l'image d'Ezra penché sur mon bureau, aussi belle que vivante.
— En tout cas, en Espagne, il fait beau. J'ai regardé la météo, hier, l'informai-je.
— Ô, désespoir.
— Ben quoi ?
— Rien. J'ai pensé naïvement que tu avais abandonné ton projet ibérique.
— Et pourquoi je l'aurais abandonné ? Il n'a pas arrêté de pleuvoir, M. Sancier nous a planté un QCM le jour de la rentrée et Mme Silvestre a toujours une haleine de phoque.
Il éclata de rire.
— Je te jure que quand je suis parti chez mon frère le lendemain de cette discussion, je flippais que tu partes pour de vrai.
— Oh, oh ! m'exclamai-je d'un ton flatté. Tu pensais à moi, ça veut dire. Je suis honoré.
— Beh oui, j'ai pensé à toi. Jusqu'à la rentrée.
— Moi aussi, t'imagines même pas ! Mais je t'avoue que j'appréhendais nos retrouvailles.
— Ah oui, pourquoi ?
— J'avais peur que tu regrettes le chemin dans lequel on s'est embarqué...
— Moi aussi, je flippais de ça. Je suppose que c'est une peur normale.
— À quoi elle est due, cette peur, à ton avis ? Parce que c'est étrange, je te fais entièrement confiance, je sais que tu es sincère.
— Je sais bien Gabriel, et moi aussi je te fais confiance. Je pense qu'on se demande juste si l'autre a les épaules assez larges pour supporter...
Il sembla réfléchir profondément.
— Supporter quoi ? m'impatientai-je.
— Le poids de la société, je crois. Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr que ce soit bien ce que je pense. Je t'avoue que je ne comprends pas tout.
— T'inquiète pas, si on continue à faire des élévations latérales, on va non seulement le supporter, mais on va le soulever, ton poids de société, j'sais pas quoi, là.
Il pouffa.
— J'aime bien tes figures de style, Gaby-Gaby.
Hein ? « Gaby-Gaby » ? Merde, voilà ce qui arrive quand on ne pose pas ses limites dès le début...
Je lui dirai plus tard. Ce moment était trop agréable pour le gâcher. Il semblait même s'être levé ce matin en se donnant pour objectif de me complimenter, et je ne pouvais que savourer cet instant si précieux.
— Et tes jeux de mots, aussi, surtout ceux avec le nom des profs, rajouta-t-il.
— Ah, enfin quelqu'un qui reconnait mon talent.
Lorsque nous nous installâmes au bord de l'eau, je m'empressai d'allumer une cigarette dans l'espoir de me réchauffer un peu, tant la nuit froide et humide commençait à pénétrer à l'intérieur même de mes os.
— Gabriel ? fit sa voix à mes côtés.
— Ouais ? demandai-je en expirant la fumée à son opposé.
— Je kiffe quand on est juste tous les deux.
— Moi aussi.
Après quoi, ce fut à mon tour de prononcer son prénom.
— Oui ?
— Quand tu as dit, la fois où j'ai dormi chez toi, que tu te sentais parfois comme un intrus dans ton ancien lycée, c'est par rapport à ton orientation sexuelle ?
Il hocha la tête.
— C'est dur de porter deux tares, hein, dit-il d'un ton allègre qui contrastait avec la dureté de ses mots.
— Je t'interdis de dire un truc comme ça ! m'écriai-je en lui donnant un petit coup sur le bras.
À cet instant, je pouvais lire dans ses yeux, et ce, malgré son sourire, une sorte de résignation. Un fatalisme, presque.
— Ce ne sont pas des tares, rajoutai-je.
C'est ce qui te constitue, Ezra. Ce qui fait de toi la merveilleuse personne que tu es...
— Je sais, c'est du sarcasme. Je suis heureux de qui je suis, en plus. Faudrait-il que la société m'accepte, elle.
— Si la société ne t'accepte pas, c'est qu'elle a un problème.
— Peut-être.
— Pas peut-être. Je suis sûr. Elle a définitivement un problème.
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