Chapitre 53

NDA : Rappel de la fin du chapitre précédent : Gabriel a demandé à Ezra s'il n'avait jamais eu peur de savoir qu'il lui plaisait.

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— Oh que non ! répondit-il avec véhémence, pourquoi j'aurais eu peur de savoir que le plus beau mec du lycée me kiffe ?

    Je relevai la tête pour le regarder dans les yeux tout en prenant soin de dissimuler à quel point sa remarque gonfla mon égo.

— Jure ? Je suis si haut sur le podium ?

— Allez va... Arrête ta fausse modestie.

— T'es premier, Ezra.

— Tu abus...

— Toi aussi, arrête ta fausse modestie ! Combien de meufs ont été sur toi depuis la rentrée ? – et puis, j'adoptai une voix aigüe – le petit nouveau de première...

     Il s'esclaffa en me tirant une mèche de cheveux.

— Et toi ? Tu étais tellement dans ta bulle que tu t'es même pas rendu compte de ton succès colossal auprès de la gent féminine... et masculine, du coup.

— J'étais pas dans ma bulle. J'étais concentré sur le BG qui avait débarqué d'Aix-en-Provence.

    Après un éclat de rire, il appuya à l'arrière de mon crâne afin de m'obliger à poser de nouveau ma tête sur son torse, puis, pouffa de plus belle, si fort que son corps fut pris de secousses, moi avec.

— Quoi ? demandai-je, le sourire aux lèvres.

— S'ils savaient, tous...

     Oui, tous...

     Léandro, Victor, Abel, Olympe, Tasnîm, Charlie, Adama et tous les autres...

— Il ne faut pas qu'ils le sachent, déclarai-je.

— Ça ne m'avait pas traversé l'esprit une seconde de leur dire, figure-toi.

— Logique.

— Logique.

— Et puis, de toute façon, on s'en fout d'eux, ils n'ont pas à savoir notre vie.

— Non, Gabriel. Tu ne t'en fous pas d'eux.

     Mon silence tint lieu de réponse. Avant de m'endormir la veille au soir, j'avais tourné la chose dans tous les sens et il était évident, que nous ne pouvions pas. Ils nous tueraient avec leurs mots, leurs remarques, même sous couvert d'humour pour que cela passe mieux. Ils nous achèveraient avec la réputation qu'ils nous feraient, ou simplement avec leur regard, leur méfiance ; avec leur comportement qui changerait, même malgré eux. Pour ma part, je n'avais pas envie de supporter cela. Je tenais à garder ma position de garçon populaire et intouchable, aimé de tous. Parce que les autres comptaient encore trop pour moi et je ne pourrais supporter, ne serait-ce de savoir, que lorsque les autres me regarderaient, un mot leur viendrait à l'esprit.

     Par conséquent, l'envie foudroyante de dépasser les frontières de la France, ne serait-ce que pour un temps, me revint, plus forte que jamais. Il n'était cependant plus question de désirer quitter la bulle grise et bétonnée juste en raison de son allure profondément laide et de son obstacle potentiel à mon épanouissement. Non, désormais, une perspective bien plus menaçante qu'une simple histoire de goudron mouillé, de couinement de semelles sur le carrelage et d'emploi du temps à trou, prenait vie.

     De ce fait, alors que je m'apprêtais à fermer les yeux afin de me projeter sur une plage de la côte catalane, je ne pus m'empêcher d'aborder de nouveau le sujet.

— Ezra... Tu te rappelles quand tu m'as parlé de partir trois jours en Espagne... 

— Oh non, me coupa-t-il tout en fermant les yeux et en se pinçant l'arête de son nez.

— Quoi ?

— Je te vois venir, mec, avec ton Espagne, là ! Je te rappelle qu'à la base c'était une blague et qu'il n'en est pas question.

     Je soupirai.

— Bon... Même si je t'avoue que le soleil commence à me manquer, rajouta-t-il.

— Tu vois, tu vois ! m'exclamai-je en me redressant.

— Et qu'effectivement, ça serait cool d'envoyer un peu chier le monde.

— Alors pourquoi c'est mort ?

— Parce que c'est une bêtise, non ?

— Tu veux pas en faire une, pour une fois ?

     Il se mit à rire tout en secouant la tête.

— En vrai de vrai, t'as pas l'impression d'étouffer, parfois, ici ? insistai-je.

     Il ne me répondit pas. À la place, il se contenta de regarder dans le vide. Puis, lorsqu'une minute se fut écoulé, il reprit ses esprits.

— Je sais pas...

— Moi, j'étouffe grave, parfois. Il faut toujours maîtriser notre façon de parler, d'agir pour être respecté... Franchement, j'ai l'impression qu'au moindre écart, tu peux perdre de la valeur aux yeux des gens. Regarde le sort réservé aux personnes un peu différentes, juste pour une histoire de style vestimentaire. On se fout de leur gueule. Et d'ailleurs, j'ai été le premier à me moquer d'elles, au collège.

— C'est un cercle vicieux, je pense. Tout le monde a peur d'être différent donc tout le monde fait en sorte de rentrer dans un moule, et du coup, ceux qui ont le courage d'être différents sont marginalisés...

— C'est vrai... Tu as peur d'être différent, toi, Ezra ?

— Oui et toi ?

— Oui...

      Puis, après un silence :

— Allez, viens, on fait des pompes et après on fait nos devoirs de maths et de physique-chimie, comme ça, on est tranquilles pour le reste des vacs.

— Je suis méga chaud, répondis-je.

     J'étais sincèrement enthousiaste, parce qu'avec lui, même les devoirs devenaient une partie de plaisir.

***

     Comme je m'en fus douté, Maman m'appela en début d'après-midi pour s'enquérir de mes nouvelles. Étrangement, elle ne me questionna pas sur les cadeaux. Ce fut donc de ma propre initiative que je la remerciai et que je lui fis part du cadeau de Papa (au cas où elle ne serait pas au courant du contenu du paquet, il ne fallait pas qu'elle soit étonnée de me retrouver avec des écouteurs à cent-quatre-vingts balles.) À cela, elle ne répondit pas, si ce ne fut par un long silence lourd de signification à mes yeux, avant de changer de sujet.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? s'enquit Ezra qui était à ce moment-là, avachi sur le canapé, relisant nos exercices de maths pour s'assurer de n'avoir commis aucune erreur (ce qui ne lui avait pas empêché de détecter la tension dans ma voix à la fin de l'appel.)

— Elle a le seum vis-à-vis du cadeau de mon père, je le sais.

— Pourquoi elle aurait le seum ?

— Parce qu'il a moins de moyens qu'elle et il arrive quand même à m'offrir des meilleurs cadeaux.

— Ah ouais ? Il fait quoi comme métier si ce n'est pas indiscret ?

— Il travaille à l'usine. Avant, il était directeur des ressources humaines mais il a perdu son travail après le divorce, parce qu'il était trop triste.

— Il l'a si mal vécu que ça ?

— Bah, ouais. C'est ma mère qui l'a quitté. Lui, il l'aimait encore ! Ça a été tellement dur pour lui qu'il voulait se suicider, et tout.

Ses yeux s'agrandirent.

— Comment tu sais qu'il voulait se suicider ?

— Il me le disait quand je venais chez lui. Crois pas, on est proches, quand même ! D'ailleurs, je suis le seul à le savoir. Il m'interdisait de le répéter à ma mère pour pas qu'elle culpabilise. C'est ça le plus triste. Il pensait quand même à son bien-être après tout ce qu'elle lui avait fait.

     Ses yeux demeuraient écarquillés mais son regard était désormais empreint de sollicitude et de pitié. J'étais heureux qu'il compatisse pour Papa.

— Tu avais quel âge ?

— Douze ans, par là. C'était juste après le divorce.

— Tu n'avais pas peur qu'il passe à l'acte ?

— Ah, bah si, de ouf, mais il me promettait de pas le faire si je continuais à venir le voir.

     Il hocha la tête d'un air grave suggérant qu'il réfléchissait profondément. Puis, il ouvrit la bouche avant de la refermer. J'en profitai pour le questionner à mon tour sur le métier de ses parents et de ses grands frères. Lorsqu'il me répondit que Lionel était clerc de notaire et Jesse ingénieur, je ne pus contenir toute mon admiration.

— Waouh ! Ils doivent être fiers, tes parents !

— Beh, pour le coup, ils n'avaient pas spécialement d'attentes, en ce qui concerne les études. Ils nous ont toujours dit de trouver la voie professionnelle qui nous plairait, qu'importe laquelle. Mais oui, ils sont quand même très fiers. D'autant plus qu'ils viennent tous les deux de familles modestes. Ils sont contents que mes frères n'aient pas à vivre les mêmes difficultés qu'eux.

— La chance ! Moi, ma mère me bassine avec les études, elle croit qu'on ne réussit sa vie que si on a bac+5. Et j'ai beau lui montrer des vidéos d'auto-entrepreneurs qui sont devenus millionnaires sans même avoir le bac, elle continue de me saouler avec tout ça.

     Il ne répondit pas, se contentant de se gratter les cheveux, un léger rictus au coin des lèvres.

— Je comprends pas d'où ça lui vient, continuai-je.

— Je sais pas. Pour certains, les études c'est hyper important, et puis voilà... Comme mes frères, quoi.

— Pour eux aussi, les études étaient la seule voie de réussite ?

— Celle qu'ils ont choisie, en tout cas. Ils ont toujours beaucoup aimé l'école, de toute façon.

— Ils devaient bien t'aider, pour les devoirs.

— Oui, et c'est encore le cas. C'est en partie grâce à eux que j'ai des bonnes notes.

— Oh, ils ont l'air grave cools, lâchai-je tout en pensant à quel point il était le plus chanceux du monde.

— Quand ils décident de ne pas m'embêter... Nan, en vrai, ils le sont. Tu les rencontreras, un jour !

      Je songeai avec une profonde allégresse à quelpoint il ne semblait pas avoir pour projet de me sortir de sa vie, pour ne pasdire qu'il désirait tout à fait l'inverse, lorsque mon téléphone sonna.

     Ce n'était autre que Victor qui me proposait de passer chez lui pour fumer un peu, à la suite de quoi je m'empressai de demander furtivement l'accord d'Ezra avant d'opiner. J'aurais préféré un après-midi exclusivement avec Ezra pour notre dernière journée entière à deux, mais voir Victor était toujours un plaisir. Puis, cela faisait un moment que je n'avais pas fumé de cannabis.

— C'est bizarre qu'il nous invite un vingt-cinq décembre, non ? m'interrogea Ezra tandis que nous marchions vers la maison de Victor. Il ne fête pas Noël en famille ?

— Oh, tu sais... Victor et sa famille...

— Quoi ?

— Ben... Ils sont pas très « fêtes », tout ça... Et puis, il s'entend pas avec son beau-père. D'ailleurs, je te préviens que c'est un bouffon.

— Pourquoi ?

— Il parle grave mal à Victor... Toujours il lui crie dessus, et sa mère, elle dit rien. C'est ça que je comprends pas, elle est grave gentille mais elle dit rien pour défendre son fils.

— Elle a peut-être peur de dire quelque chose ?

— Ben nan. Ils s'entendent bien, tous les deux. C'est ça qu'est fou. Genre, tu t'entends bien avec le mec qui frappait ton fils ?

— Jure, il le frappait ?

— Ouais, jusqu'à ce que Victor le rattrape en taille. Bref, parlons d'autre chose parce que ça me rend ouf rien que de penser à lui.

— Aucun souci, parlons de sujets joyeux, plutôt ! En plus c'est notre dernier jour juste tous les deux avant la reprise des cours. Je suis dégoûté de devoir aller à Aix.

— Mais non, faut pas être dégouté, c'est trop bien !

— C'est vrai, c'est cool. Je reverrai Avishai.

— Vous faites quoi quand vous vous voyez ?

— Un peu ce qu'on a toujours fait !

     Sur ces mots, il me compta ses anciennes habitudes de vie, notamment certains vendredis soirs à la synagogue pour l'entrée du shabbat, ou encore, les nombreuses fêtes passées ensemble. Je réalisai combien j'aurais aimé le connaître à ce moment-là. Je ressentais presque une pointe de jalousie, ou du moins de l'envie, envers ses amis de longue date. Ils avaient rencontré Ezra lorsqu'il était enfant, et surtout, ils n'avaient pas perdu seize ans de vie sans connaître cet incroyable humain.

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