Chapitre 51

     Il se décala encore. Son visage était désormais si proche du mien. Bien que tout ceci était improbable, je devinai la suite. Cette fois, sans l'ombre d'un doute. Ce fut pour cette raison que je fermai les yeux.

     Là, quelque chose de tiède, humide et velouté se déposa sur mes lèvres.

    Les siennes.

     Ce n'était pas sucré, ni au goût du miel, mais, c'en était pas moins délectable et d'une douceur infinie ; d'une façon telle qu'un enrobement envahit l'entièreté de mon corps. Je me laissai tomber en arrière, il me suivit, ses lèvres toujours collées aux miennes tandis que je m'agrippai à sa chevelure. Sa chevelure que mes doigts avaient tant implorée de s'y glisser depuis ce fameux jour de septembre.

     Oh, Ezra !

     Je m'étais pourtant juré de me contenter de ta présence.


***


     Le plus étrange n'était pas ce qu'il s'était passé ensuite, lorsque j'avais ouvert les yeux après que nos lèvres s'étaient séparées et que je l'avais aperçu tout sourire au-dessus de moi ; le plus étrange n'était pas non plus lorsqu'il m'avait affectueusement pincé la joue avant de se relever et de s'assoir au bord du lit, ni même le dialogue cocasse qui avait suivi.

— Tu vas bien ? s'était-il enquis dans un ton que quiconque emploierait pour s'assurer de l'état de santé de quelqu'un après une chute à vélo.

« Oui et toi ? » avais-je répondu, encore sous le choc (et j'ignorais jusque-là qu'un état de choc et un état de bonheur absolu pouvaient cohabiter) à la suite de quoi je m'étais relevé afin de m'assoir à ses côtés.

— Oui, plus que bien !

     « Je te laisse te remettre de tes émotions » s'était-il alors empressé de répondre, un léger rictus aux lèvres, avant de partir dans le salon.

     Le plus étrange n'était pas non plus lorsque mon corps tout entier resta figé un temps ; le dos de ma main contre ma lèvre engourdie, peut-être plusieurs minutes, assis sur le rebord du lit, pris de tremblements qui ne consentaient pas à cesser.

     Encore moins lorsque je me m'étais enfin levé pour m'habiller en vitesse, non sans difficulté, et l'avais trouvé installé sur le canapé du salon.

 P...Pourquoi ne pas me l'avoir fait comprendre plus tôt ? avais-je demandé d'une voix fébrile.

— Pour les mêmes raisons que toi, surement ?

     Non, le plus étrange, ce fut là, lorsque sans attendre, je lui proposai de sortir faire un tour et qu'il acquiesça sans juger pertinent de s'enquérir de mes motivations. Nous nous vêtîmes de nos doudounes, de nos baskets et nous nous engouffrâmes dans le froid humide de la nuit.

     La marche ne fut pas silencieuse, et c'était en cela que la situation fut particulièrement curieuse ; nous parlâmes, de tout et de rien. De tout, sauf de ce qu'il venait de se passer. La moindre situation se dévoilait être un sujet de conversation hautement pertinent : les rues désertes, le froid paralysant, un petit groupe de SDF accompagnés de leurs chiens qui s'animait autour d'un festin improvisé, et plus loin, sur une place, un camion de bénévoles qui distribuait des repas à un petit attroupement de personnes.

— J'avoue que j'aurais pas dit non à du saumon fumé, par contre, avouai-je en songeant au repas de Noël de l'an dernier.

— Ah, tu aimes le saumon ? Eh beh, faudra absolument que tu goûtes le saumon à la marocaine de ma mère. Elle t'en cuisinera, un jour !

     Suite à quoi, il me décrivit avec précision la recette. Je l'écoutai attentivement, tandis que je me repassai en boucle, non sans me réjouir, son invitation abstraite. Elle t'en cuisinera un jour.

     Nous continuâmes notre chemin jusqu'au quartier pavillonnaire de Vick, puis nous passâmes par le petit terrain vague afin de gagner quelques minutes jusqu'à l'immeuble d'Abel.

     Lorsqu'il nous ouvrit, il ne comprit pas ce que nous faisions là, plutôt qu'être auprès de nos familles respectives mais il ne s'attarda pas non plus très longtemps sur la question.

     Abel était ainsi, peu curieux, et bien que cet aspect pouvait être déroutant, cette fois-là, ce fut une sorte de bénédiction, car nous-mêmes nous ignorions pourquoi nous étions arrivés jusque-là.

    Il nous offrit le reste des msemen faits par sa mère le jour même pour leurs voisins qui fêtaient Noël, ce qui réjouit Ezra. À la suite de quoi nous passâmes une petite heure à bavarder avec Abel, pour ne pas dire avec son père, qui, enfoncé dans son canapé, s'était mis à nous raconter la fois où, lorsqu'il était enfant, il s'était égaré dans un souk et fut recueilli par une dame. Il n'avait été retrouvé par ses parents que deux jours plus tard. Lorsqu'il eut enfin terminé, nous prîmes le chemin du retour.

    Ce ne fut qu'à ce moment-là que je réalisai toute l'étrangeté de mon initiative. Était-ce là une volonté de fuir une réalité si incroyable que je risquais de sombrer dans la folie si je ne m'étais pas appliqué à cette petite excursion anodine ? Ou, était-ce plutôt une volonté de porter Abel comme témoin urgent que cette soirée était bel et bien inscrite dans la réalité et non le fruit d'un joint trop dosé ou d'un rêve réaliste causé, admettons, par une fièvre sévère ? 

     Quoi qu'il en soit, c'en était assez, et, en dépit de toutes ces hypothèses farfelues, et surtout, en attendant qu'elles puissent être confirmées ou démenties à l'ébauche de la première preuve irréfutable qui se présenterait, il était temps que je l'écoute, ma petite voix rationnelle. Cette petite voix qui n'avait eu de cesse de me répéter – depuis le début – que ce qu'il s'était passé n'était pas non plus si extraordinaire et que les choses belles pouvaient m'arriver, aussi.

     Sans doute était-il lui aussi plongé dans une profonde réflexion, puisqu'il décida de rompre ce silence préfabriqué dès que nous nous fûmes installés sur le canapé.

— J'ai fait une bêtise ?

— Non, Ezra, bien sûr que non ! rétorquai-je avec véhémence.

     C'était d'une telle évidence qu'il m'était insoutenable qu'il puisse regretter une seconde de ce qu'il avait fait.

— En vérité, j'attendais ça depuis longtemps, lui avouai-je.

— C'est grave bizarre parce que moi aussi, figure-toi.

     Nous nous esclaffâmes.

— Et maintenant ? hésitai-je.

— Maintenant quoi ?

— Qu'est-ce qu'on fait ?

— Comment ça, qu'est-ce qu'on fait ?

— Ben, y a trois heures on était des potes. Maintenant on est quoi ?

— On a jamais été des potes, mec. On était des amoureux qui s'ignoraient.

— Du coup, on est désormais des amoureux qui s'ignorent plus ?

— Voilà, exactement.

     Mon corps glissa sur le canapé afin de l'atteindre, puis, ma main droite passa dans ses cheveux. Je l'agrippai fermement, passionnément, tandis que son regard ne lâchait pas le mien. Ses yeux si grands, si bruns, je m'y plongeai de tout mon être.

    Je réalisai enfin pour de bon, et une joie débordante m'envahit.

    Mes sentiments étaient donc réciproques ! Tout ce que je ressentais depuis le début était mutuel ! Lui aussi, voulait de moi ! Ezra voulait de moi ! Même que, peut-être, avais-je été, moi aussi, sujet de ses rêveries du soir ? Mais, où étaient les signes, depuis tout ce temps ? Manifestement, il était beaucoup plus doué que moi en matière de dissimulation.

     Il était possible que certains indices se trouvaient là depuis longtemps, parmi ses gestes, parmi ses regards (que j'avais certes perçu pénétrants et appuyés, mais dont j'étais persuadé qu'il en était ainsi avec tout le monde), ses mots, ses confidences, ses petits actes du quotidien.

— Tu veux que je te confie un truc ? me questionna-t-il, soudain. 

— Oui ?

— Au début, je ne t'aimais pas trop.

     D'emblée, j'éclatai de rire, et il fit de même.

— J'avais remarqué. Parce que tu voulais pas traîner avec nous.

— Effectivement. Je vous trouvais imbus de votre personne, tous.

— C'est un peu sévère, comme jugement, non ?

— Maintenant, oui, je le reconnais. Mais c'est la première impression que vous donnez, malheureusement.

— Et qu'est-ce qui a fait que tu as changé d'avis ?

— Je sais pas... C'est presque inexplicable, en fait. Dès que je t'ai vu, j'ai ressenti un truc. Et même si ma raison voulait me faire comprendre que tu étais un petit con arrogant, mon cœur continuait à te désirer. Puis, je voyais bien que tu voulais tout le temps être avec moi. À me demander trente fois par jour si je voulais bien vous rejoindre, ou si j'avais ENFIN trouvé quelqu'un pour l'exposé d'histoire.

    Il me fit rire, encore une fois.

— C'est vrai... Je ne pouvais pas m'empêcher de vouloir te connaître plus et j'étais frustré de voir que tu préférais rester avec Anthony. D'ailleurs, en parlant de lui, il le vit comment que tu ne restes plus avec lui ?

— Bah... Il n'est pas seul, il y a Evan. Juste, il refuse de trainer avec vous...

— Ça va, alors.

— C'est gentil de t'inquiéter pour lui.

— C'est normal.

— C'est ça aussi, qui m'a plu, chez toi.

— Quoi donc ?

— Tu es gentil. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Tu es froid, au premier abord.

— Mais non, pas du tout ! Je t'ai souri dès le premier jour.

— Il ne s'agit pas uniquement de comment tu es avec moi mais aussi comment tu es avec les autres. Mais bon, je t'avoue que j'ai bien aimé ton tout premier sourire, rajouta-t-il, avec un rictus au coin des lèvres.

     Là-dessus, il s'approcha de moi et m'embrassa simplement la joue.

— Allez, on a le temps de se faire un récap' de tous les signaux qu'on a loupé et de toutes les fois où on aurait pu se l'avouer sans que l'un ou l'autre n'ait osé le faire. On se regarde un film ? J'ai jamais vu Interstellar !

— Euh, il dure presque trois heures, et je te connais, tu vas t'endormir en cours de route.

— T'es bien placé pour dire ça, Monsieur qui a piqué du nez tout à l'heure.

     Je m'esclaffai, et, lorsque je m'installai à ses côtés après avoir mis en route le film, il enveloppa ma main de la sienne. De nouveau, une sensation d'apaisement engloutit les dernières tensions qui habitaient mes muscles. Elle se diffusa ainsi, du haut de mon crâne jusqu'aux bouts de mes pieds.

     Je fermai les paupières et pris une grande inspiration tandis qu'une pression se distinguait derrière mon dos. Il m'enserrait désormais de ses bras, ma tête contre son épaule. Mes yeux restèrent clos. L'idée même de chercher à voir me sembla superflue, ou plutôt, devrais-je préciser : voir avec les yeux serait une ineptie, un gâchis. À dire vrai, je vivais tout à fait ce qu'il se passait et de la façon la plus profonde qu'il soit possible, avec mon âme, avec mes entrailles, à travers ses caresses qui effleuraient tout juste la surface de ma peau.

      Après une longue étreinte, je me libérai et pris son visage entre mes paumes. Mes pouces effleurèrent ses lèvres suaves et humides. Alors, de mon initiative cette fois, nous nous embrassâmes de nouveau.

     Un baiser. Doux comme un rêve.

     Et, un rêve, c'était à cela que s'apparenta le reste de la soirée. Entrelacés, peinant à nous séparer ne serait-ce que quelques secondes, dans ce qui s'apparentait à une volonté de rattraper le temps perdu. Puis, pour ne pas déloger à la règle, Ezra s'endormit au bout de la quatre-vingt-dix-neuvième minute, écourtant notre première soirée en amoureux. Loin d'éprouver de la rancune, je me réjouissais à l'idée de m'endormir blottis sous la couette et dans la chaleur de ses bras. 

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