Chapitre 48


 Qu'est-ce qu'il t'arrive ? répondis-je tout en dissimulant mon état de choc.

 Beh, rien, j'ai froid, quoi !

La fenêtre, Gabriel. Il parle de la fenêtre.

— Ah... Non, désolé, je peux pas, sinon il y aura une odeur de fumée dans le salon. Même après une semaine, ma mère est capable de la sentir et tu sais bien qu'elle m'interdit de fumer dedans.

— Elle a raison.

— Tu seras un père aussi chiant qu'elle, je suis sûr, plaisantai-je.

— Arrête de mal parler de ta mère, rétorqua-t-il, et le sourire qui se dessinait à ce moment-là sur ses lèvres ne paraissait pas avoir d'autre fonction que de minimiser le ton autoritaire dont il venait de faire preuve.

     Je ne rêvais pas. Il n'était pas dans son état normal depuis quelques minutes. D'abord le fou rire inexplicable, bien loin de son habituelle maîtrise des émotions, et maintenant, ce ton ferme, au point de frôler le malentendu... Pourtant, n'était-il pas arrivé enjoué ? Peut-être regrettait-il d'être venu. Trouvait-il ma démarche étrange ? Commençait-il à se douter de quelque chose ? Avais-je eu un geste, une parole qui aurait pu me trahir ?

— Je parle comme je veux de ma mère, répliquai-je.

— D'accord.

     Là-dessus, il prit soin de déposer délicatement Miss Tea sur le canapé avant de se lever et s'avancer vers moi. Arrivé à ma hauteur, il attrapa la cigarette que je tenais dans ma main et la glissa dans sa bouche. Il me fallut un temps avant de comprendre que, cette fois, il ne simulait pas, comme il avait pu le faire précédemment, mais qu'il en inhalait véritablement la fumée.

     Je le regardai faire, hypnotisé par ses faits et gestes ; rassuré, aussi, qu'il ne soit pas rebuté par moi au point de ne pas vouloir mêler sa salive à la mienne.

     Il grimaça et commença à tousser, puis, sans une once d'hésitation, lança la cigarette par la fenêtre. Son comportement me désarçonna tant qu'aucun mot ne sortit de la bouche.

     Visiblement, mon expression le fit rire, ce qui lui provoqua une nouvelle quinte de toux.

— Comment on peut aimer ça ? me demanda-t-il enfin.

— Tu aimerais que j'arrête ?

— Tu fais ce que tu veux, dit-il en haussant les épaules.

     J'aurais préféré une tout autre réponse.

— J'arrêterai quand j'aurai des enfants, déclarai-je. Ce qui veut dire jamais.

— T'en veux pas ?

— Nan.

— Mais pourquoi ? C'est une bénédiction, les enfants.

     Je le regardai en fronçant les sourcils, tant cette réflexion me laissait dubitatif.

— Quoi ? Me dis pas que tu fais partie de ces gens qui ne les aiment pas ! s'exclama-t-il.

— Si, si, je les aime... C'est justement pour ça que je n'en veux pas.

— Comment ça ?

— J'aime trop mes futurs non-existants enfants pour leur faire subir la vie...

Il éclata de rire.

— Décidément, sur ce sujet, tu dis toujours des choses bizarres, répondit-il avant de s'installer sur le canapé. Mais je retiens que tu les aimes et ça me va.

— Ben, de toute façon, c'est bizarre d'affirmer le contraire, non ? Pourquoi détester une catégorie de la population ? Personne dit : « j'aime pas les quinquagénaires », pour ensuite souffler fort quand un quinquagénaire rentre dans un avion. Pourtant, on est d'accord que ce sont les plus chiants ? 

— C'est pas les sexagénaires, plutôt ?

 Tu penses ?

Il a quel âge, Sancier ?

— Je crois, répondit-il. Au fait, je peux mettre les infos ?

— Oui, petit papy.

Il gloussa.

— T'aimes pas te tenir au courant de l'actualité ?

— Honnêtement, non.

— Tu veux que j'enlève ?

— Non, t'es ouf ! m'exclamai-je, presque indigné. Tu fais ce que tu veux.

— Ah oui ?

— Oui. Fais comme chez toi.

— C'est vrai, je peux faire comme chez moi ?

     De nouveau, il avait cet étrange sourire mi-curieux mi-mesquin qui certes me perturbait, mais qui ne me déplaisait pas. Aucunement, même.

     Peu de temps après, je le rejoignis en m'installant dans le sens du canapé, de sorte de me retrouver naturellement face à lui. Je pouvais ainsi de temps en temps, lui lancer des regards à la dérobée. Il fallait l'admettre, son visage était davantage plaisant que n'importe quelle information divulguée par le journal télévisé dont le son malmenait mes tympans.

     Toutefois, après avoir été absorbé par son être pendant plusieurs secondes, ou peut-être même plusieurs minutes, dans un état quasi hypnotique, le manque de nicotine, majoré par mon état de stress, me propulsa de nouveau vers le rebord de la fenêtre. À cet instant, je sentis – sans le voir – le regard d'Ezra me suivre.

     Quelque chose me disait que cette fois, il s'abstiendrait de tout commentaire. Que ce soit sur le froid qui pénétrait dans la pièce, ou bien sur le fait que j'étais un profond crétin qui ne pouvait s'empêcher de fumer. Et, comme une inlassable répétition, un silence lourd et pesant s'installa jusqu'à ce que la cigarette soit réduite en cendre. Tandis que j'allumai la troisième de la journée, je ne pus m'empêcher de ressentir toute l'étrangeté de l'atmosphère qui régnait.

     Qu'avais-je pu dire qui l'avait perturbé ?

     Ou, avait-il deviné quelque chose, et de ce fait, je lui répugnais ? Réfléchissait-il à la manière de s'éloigner de moi ? Dans ce cas, devais-je accepter l'idée, et je l'avais d'ailleurs déjà fait, avant même que mes sentiments soient d'une terrible évidence, que cette histoire n'existerait jamais ? Et, même si je la désirais du plus profond de ma chair, sa présence, l'unique cadeau qu'il avait à m'offrir, me contenterait. Il serait bien trop ambitieux d'espérer plus. Je n'aurais qu'à vivre notre relation à travers mes rêveries diurnes, non sans culpabilité : il y avait cette sensation qui ne me quittait pas, celle de ne pas être totalement honnête envers lui. Les pensées furtives qui me traversaient contre ma volonté, me laissaient croire que je pénétrais dans son intimité la plus profonde. Sans qu'il le sache, sans qu'il ne s'en doute même un peu.

     Lorsque la cigarette fut terminée, je le rejoignis à nouveau sur le canapé, prêt à subir les informations. Chaque année, ils retraçaient la préparation du réveillon d'une famille lambda, passant par leurs achats jusqu'à la mise en place de leur table, comme s'il s'agissait là de quelque chose de tout à fait innovant, de tout à fait extraordinaire... Sans oublier le fameux foie gras à acheter, du premier prix au haut de gamme, avec l'ingénieur culinaire détaillant les différences de composition... Et, surtout, Mesdames et Messieurs, attention à l'abus de sel, parce qu'il y avait toujours un vieux tonton qui finissait aux urgences, et puis... et puis... soudain, Ezra se leva sans m'en expliquer la raison et se dirigea vers la porte d'entrée afin de se chausser.

— Tu fais quoi ? lui demandai-je, interloqué par son comportement.

     Il ne répondit pas. À la place, il partit dans ma chambre et prit son sac. Lorsque je le suivis dans le salon, je tentai de m'agripper à son pull, en vain. Mes gestes étaient ralentis, maladroits, à l'instar de mes jambes devenues lourdes. Impossible. Impossible de le rattraper... Et puis, de toute façon, il avait disparu. Je me trouvais désormais dans la maison de Victor, et il y avait tout un tas de personnes qui déambulaient çà et là. Parmi la foule, Ivanie apparue et avança vers moi, le visage courroucé, un ruissellement de larmes sur ses joues. Elle me montra son bras droit et je découvris avec effroi qu'il manquait sa main ; pire encore, son radius était apparent, là, et suspendus à ce dernier, des lambeaux de peaux.

     À cette vision, mon sang se glaça, mes jambes vacillèrent.

— C'est ta faute, me reprocha-t-elle. C'est toi qui as fait ça.

— Non... murmurai-je en tournant les talons, désireux de fuir au plus vite.

Mais, il y avait toute cette foule, et mes jambes, toujours si lourdes...

Et, peut-être qu'elle avait raison, peut-être que c'était moi...

— Gabriel ! rugit-elle.

— Gabriel !

     Je plissai les yeux aussitôt après les avoir ouverts en raison de la luminosité. Cela ne m'empêcha pas d'apercevoir Ezra à mes côtés, les yeux rivés sur moi, un sourire au coin des lèvres.

— Eh beh alors, on s'est endormi ?

     Mon cœur palpitait et mes mains étaient moites. J'avais la sensation qu'Ivanie était toujours là, quelque part dans la pièce. Mais, bien sûr, ce n'était pas le cas.

     Je me penchai en avant afin de me frotter les yeux. Il était vrai que j'avais eu une courte nuit, plus que les autres, tant j'avais été englouti par l'inquiétude qu'il annule sa venue à la dernière minute. Parce que, bien sûr, il avait fallu que mon bien-aimé cerveau agrémente la culpabilité de ma séparation avec quelques scénarios pessimistes.

     Ezra me contemplait toujours. Et moi, j'avais tant envie – ou besoin – qu'il me touche. Oui, c'était cela. Un simple contact rassurant. Une main sur mon épaule. Ses doigts autour de mon poignet. Ce qu'il désirait. Je lui laisserais le choix.

— J'ai peu dormi la nuit dernière, lâchai-je enfin.

Il se redressa en s'appuyant sur ses poings.

— Tu as toujours de l'insomnie ?

— Eh bien, je crois...

— J'espère que ça s'arrangera un jour !

— Merci... Ça t'arrive aussi, je suppose ? Euphytose...

— Non, ça va, je dors bien, en général. J'ai seulement du mal à m'endormir la veille d'un contrôle, c'est là que j'en prends.

— Un contrôle ? m'esclaffai-je, c'est bien un truc qui ne m'empêche pas de dormir, pour le coup.

— Tant mieux, ça te fait un tracas en moins !

— Oui, et je te souhaite de t'en libérer. Pourquoi ça t'importe tant d'avoir des bonnes notes ? Ça ne représente pas tes capacités, je te jure.

— Je sais, je sais...

— Tu devrais faire comme moi. Réviser juste pour viser la moy...

— Oui, bon, y a un juste milieu, aussi.

     Je fronçai les sourcils, tout en ayant envie de rire.

— Ça veut dire quoi, ça, hein ? lâchai-je d'un ton faussement offensé.

     Il gloussa.

— Ce que je veux dire c'est que le juste milieu c'est moins se prendre la tête que moi, mais être un peu plus sérieux que toi. T'es pas d'accord ? Peut-être qu'à deux, on l'atteindrait, ce juste milieu. Je trouve qu'on est efficace quand on fait nos devoirs ensemble. Je me sens plus détendu, et toi, t'as l'air un peu plus attentif que quand t'es avec les autres.

     Oh.

     Oh. Oh. Oh.

     C'était trop pour moi. Ou plutôt, trop pour mes joues qui se muèrent plaques de cuisson. Ou, trop pour mon cœur qui s'emballa.

     Je me levai d'une traite.

— Ouais, ouais, j'avoue. Au fait, t'as toujours pas faim ? 

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