Chapitre 46

— Comment on sait si on fait le bon choix ? glissai-je à son oreille.

     Ses doigts m'effleurèrent la nuque et j'eus l'impression qu'il m'étreignait davantage, sans en avoir la certitude pour autant.

— Tu me fais encore confiance ?

— Pourquoi je ne te ferais plus confiance ?

— Eh beh, c'est évident, pourtant... Ta mamie. J'ai contribué à ce que tu fasses un choix qui t'a beaucoup affecté.

     Je ne parlais pas de cela, mais qu'importe, après tout. La réponse à ce genre de questionnement était générale. 

— Un choix qui était le mien, et nul autre que le mien.

— Si tu le dis...

— Oui, je te le dis. Du coup, réponds-moi.

— Je ne sais pas trop... Sois juste indulgent avec toi-même. Tu le sais bien qu'on ne décide pas tout ce qu'on vit, ce qu'on ressent ou ce qu'on subit... Donc, je suppose qu'on fait de notre mieux, au moment qui nous parait le mieux...

— Et si notre choix s'avère être un échec ? Si on ne gagne rien, ou pire, qu'on perd tout ?

— Eh beh...

— Tu sais, les fameux « si j'avais su », « si seulement » ? le coupai-je.

— Oui, quand on s'imagine que tout aurait été mieux si on avait opté pour le plan B plutôt que le plan A ? Je vois ce que tu veux dire.

— C'est ça, c'est ça ! Comment retourner en arrière, hein ?

— Pourquoi il faudrait retourner en arrière ? Si ça se trouve, l'autre choix aurait été pire... Mais comme la situation qui en découlerait n'existe pas, c'est au bon vouloir de notre imagination... Et si on veut supposer que tout aurait été plus merveilleux avec le plan B, qu'est ce qui nous en empêche ?

     Une pointe de colère émergea en moi tant il n'avait pas tort.

— Pourquoi c'est comme ça, Ezra ? On ne peut pas avoir juste un indice, un petit indice du futur, pour nous aider ?

     Regrettablement, il détacha son étreinte, n'engendrant nulle autre consolation que l'avoir de nouveau en face de moi. Par ailleurs, sans parler de la brillance de ses iris, ses pupilles étaient davantage dilatées qu'à l'accoutumée.

— Parfois il y en a, je suppose... Peut-être même devant nos yeux.

     Je haussai les épaules, peu convaincu. La vie était juste cruelle. J'estimais même qu'il n'y avait aucune leçon à retenir de quoi que ce soit, lors d'un échec. C'était le genre de chose que les gens se disaient afin de se consoler.

— Je te propose de remettre la Play à plus tard. Pourquoi on irait pas manger ? J'ai de la mangue, des raisins, des...

— Oui, oui, allons-y, le coupai-je, me retenant de rire.

     J'avais bien évidemment encore les crêpes dans l'estomac que j'avais par ailleurs manqué de vomir durant ma course pour me rendre chez Ezra, mais un fruit devrait passer. Du moins, ce fut ce que je tentai de me persuader pendant que nous nous rendîmes dans le salon, et constatâmes par la même occasion que son père était réveillé.

— Ah ! s'exclama-t-il. Un invité ! Comment tu vas, chef ?

Chef ?

— Très bien et vous ?

— Je le répète, mon garçon, tu peux me tutoyer !

— Ah, euh...oui, bredouillai-je, c'est vrai, excusez-moi...

     Il ouvrit la bouche mais fut interrompu par son fils.

— J'allais couper des fruits, Gabriel a faim. Tu en veux aussi, papa ?

     Hein, comment ça J'AI faim ?  

     Il opina, et à mon grand désarroi, Ezra me proposa de m'installer sur le canapé. Il y avait-il plus gênant que se retrouver seul avec le parent d'un ami ? Ah, oui, ce que j'avais vécu tout juste avant : quand ton ami dit à ses parents que TU as faim, et non que NOUS avons faim. Et, bien sûr, pour couronner le tout, j'avais abandonné mon téléphone dans la chambre, me laissant sans issue. Fort heureusement, il était subjugué par son feuilleton.

     Je l'observai un long moment. Lui et son visage ovale, ses bras repliés contre son buste, son index tapotant ses lèvres ; lui et sa télécommande sur son ventre, à l'instar du père d'Abel... Y avait-il une posture universelle chez tous les pères du monde ?

     Et Papa ?

     Pourquoi éprouvai-je cette sensation qu'il n'avait pas autant une allure de « papa » ?

     L'usine, probablement... Il n'avait pas le temps de se poser, lui. Il me le disait si souvent. Sinon quoi, j'aurais opté pour aller le voir juste après. Un dimanche soir, pourquoi pas ?

     Un dimanche soir... Il ne peut pas travailler, un dimanche soir.

     Sans attendre, je bondis du canapé et me précipitai sur mon téléphone. Lorsque je revins cinq minutes plus tard, après deux tentatives d'appels et un message envoyé, Ezra était déjà de retour. Également, se trouvait un plateau de fruits posé sur la table basse. Des fruits de toutes les couleurs, joliment coupés et déposés.

      Ainsi, nous discutâmes, de tout et de rien, pendant presque une heure. Une heure durant laquelle je scrutai régulièrement l'écran de mon téléphone, et ce, même s'il n'émettait aucune alerte de notification. Mais, ce n'était pas bien grave, en soi, je pourrais me confier à lui à Noël.

     Puis, lorsqu'arriva la fin de la journée, je jugeai qu'il aurait été impoli de m'éterniser plus longtemps. Bien que peiné de quitter cet instant si plaisant, j'étais tout de même heureux de les laisser seuls. J'éprouvais la sensation de lui avoir privé cet instant privilégié père-fils en m'invitant cet après-midi. Pourtant, son père était là au quotidien. Ils avaient eu d'autres occasions et en auraient encore. C'était stupide de penser cela.

— Eh beh, à demain ! me lança-t-il après qu'il m'eut accompagné jusqu'à la porte d'entrée.

     Il se heurta à mon silence, toutefois.

     Parce que, voilà. Partant du principe que mon plan A était de l'embrasser maintenant et mon plan B de ne pas le faire, si j'optais pour le plan A et qu'il me mettait un coup de poing, je regretterais de ne pas avoir opté pour le plan B. Si j'optais pour le plan B, je pourrais toujours imaginer que si j'avais choisi le plan A, il aurait rendu mon baiser... Ou alors...

     Ou alors, donne-moi un indice, là maintenant tout de suite, Ezra. Donne-moi un putain d'indice. Arrête de simplement me regarder de ton air impassible. Est-ce que j'ai le droit ? J'ai des sentiments pour toi. Et toi, est-ce que tu en as ? Est-ce que tu es capable d'aimer un garçon ? Pourquoi n'avons-nous jamais parlé de cela ? Parmi tous les sujets que nous avons abordés... Pourquoi ?

     Je ne pouvais tout de même pas m'accrocher aux simples exemples de la glace et du câlin. Sans doute suffisait-il de ne pas considérer sa virilité menacée par la moindre action pour entreprendre ce genre d'initiative sans aucune arrière-pensée.

— A ou B ? m'entendis-je demander.

Il fronça les sourcils, la main sur la poignée de la porte.

— Qu'est-ce que tu as en tête, Gaby ?

— Devine...

— Tu veux bien être clair, une fois dans ta vie ?

— Pas si elle en dépend...

Il exhala un rire nerveux.

— Je n'aime pas faire faire des bêtises aux gens, lâcha-t-il finalement.

— Des bêtises ?

— On se voit demain au lycée, Gabriel.

— « Tu ne veux pas être clair, une fois dans ta vie ? »

     Il secoua la tête tout en scrutant le sol, un sourire gêné aux lèvres. Mais, lorsque je m'avançai d'un pas et que nous nous retrouvâmes dangereusement proches, il reprit son sérieux.

     À travers ses yeux, je pouvais presque lire de l'inquiétude. Ou... de la tristesse ? Ses paupières tombaient, son regard se perdait dans le vide. Et, il y avait cette brillance...

— Ezra ?

     Il posa finalement son attention sur moi.

— Tout va bien ? demandai-je.

— Eh beh, oui.

— Alors, à demain.

— À demain, Gaby.

     Voilà de quelle étrange façon nous nous étions quittés. Lorsque je retrouvai mon lit auprès de Miss Tea qui s'empressa de me lécher le front de sa langue râpeuse, cette situation me hanta toute la soirée. Pour être honnête, je n'étais pas serein. Que signifiait son comportement lors de notre dernier instant ? L'avait-il compris ? Non, il ne semblait pas. La tristesse ne serait pas appropriée, sinon. S'il avait véritablement discerné ce que je ressentais pour lui, il se serait mis en colère ou se sentirait bouleversé, paniqué.

     Sauf s'il ne ressentait aucune de ses émotions. Dans cette optimiste hypothèse, pourquoi donc aurait-il réagi de la sorte ? Et, de quelles bêtises parlait-il ? Cette phrase m'était presque sortie de la tête !

     Voulait-il parler de péchés ? Si tel était le cas, pourquoi cette formulation ? Elle signifiait que sa préoccupation était la conséquence de ses actions sur les autres. Pas envers lui-même. Cela ne collait pas avec la notion de péché. Il le savait que moi, je n'étais pas croyant.

     Voilà. Tant de questionnements qui n'auraient pas lieu d'être, si seulement j'avais osé parler davantage... Peut-être aurais-je dû insister, rentrer de nouveau dans son appartement, et exiger qu'il m'explique ce qu'il avait voulu dire, sinon quoi, je ne partais pas.

     Mais je ne l'avais pas fait.

     Et, ce regret me précipita dans l'incapacité de me plonger dans mes rêveries, cette nuit-là. De fait, je ne dormis que trois misérables heures. C'était ma punition.

     Le lendemain, je craignis que l'ambiance soit inhabituelleau lycée, comme une sorte de malaise qui se serait installé, mais force étaitde constater qu'il agissait comme à l'accoutumée. Ainsi, je décidai d'enfouirau fond de mon crâne cette perturbante situation.

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Alors, vous avez votre petite idée de ce que Ezra a voulu dire par "je n'aime pas faire faire des bêtises aux gens" ?

Merci pour votre lecture <3 

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